L’amour des livres est aussi fait du plaisir de lire un texte que l’on aime dans une belle édition. Lors de la parution d’un ouvrage, il est un usage constant dans l’édition d'imprimer quelques exemplaires sur un beau papier, que l’on appelle un tirage de tête. A l’occasion de la dispersion de la bibliothèque gidienne d’Henri Clarac, j’ai pu acquérir un tel exemplaire de ce beau texte d’André Gide : Le Ramier.
J'aurais dû demander à Ferdinand s’il comptait là-dessus, ce qu’il attendait, ce qu’il voulait en nous suivant ainsi à bicyclette. Je regrette de ne l'avoir pas fait. Mais, dès que je me trouvai seul avec lui sur la route, toute idée s’échappa de ma tête et je n’y sentis plus que joie, qu’ivresse, que désir et que poésie. Quelque temps nous marchâmes sous de grands arbres. Il avait mis pied à terre et guidait sa bicyclette de la main. Il marchait tout contre moi, laissant ma main se poser sur son épaule ou sur ses hanches. Il avait le visage mouillé de sueur. Quand nous sortîmes de dessous les arbres, le clair de lune nous noya.[…]
« Il fait beau. Il fait beau », répétait-il. Je le sentais, corps et âme, plus frémissant encore que moi-même et une grande tendresse succédait en moi à l’âpre fièvre de tout le jour. Nous marchions d’un pas très rapide car comme je pensais l’entraîner jusque dans ma chambre, il me tardait beaucoup de rentrer. Un instant pourtant je lui proposai de nous arrêter. Il posa sa bicyclette dans le fossé et nous nous accotâmes contre une meule. Comme ivre, il se laissa choir contre moi ; tout debout je le pressai dans mes bras. Il posa tendrement son front sur ma joue ; je l’embrassai. Il disait encore : « Comme il fait beau ! » puis, mes lèvres s’étant posées sur les siennes, il commença une sorte de râle très doux. On eût dit un roucoulement de colombe. « Rentrons, lui dis-je. Tu viendras dans ma chambre, veux-tu ? » — « Si vous voulez. » — Et nous voilà repartis sur la route.Non loin de la maison, il jeta sa bicyclette dans un buisson. Je le fis attendre un instant devant la porte du vestibule, que je lui ouvris de l’intérieur, après avoir fait le tour du rez-de-chaussée, par la cuisine. Comme je me hâtais ! Qu’eussé-je fait si je ne l'avais plus retrouvé, là, dans la pleine clarté de la lune, derrière ce battant que j'entrouvrais doucement ? Bien que la maison fût toute vide, nous montâmes comme deux voleurs.[…]
Nous voici dans la chambre ; nous voici sur le vaste lit. J’éteins la camoufle ; j'ouvre tout grand à la nuit, à la lune, la fenêtre et les volets.Engoncé dans son vêtement mal ajusté, je n’imaginais pas sa beauté. […] sans gêne aucune et sans excessive impudeur, il s’offrait à l’amour avec un abandon, une tendresse, une grâce que je n'avais encore jamais connues. Sa peau hâlée était douce et brûlante, que je couvrais partout de baisers. […] Par instants, interrompant nos jeux, je restais, soulevé, penché vers lui, dans une sorte d'angoisse, d’ébahissement, d’éblouissement de sa beauté. Non, pensais-je, même Luigi à Rome, même Mohammed à Alger n'avaient pas à la fois tant de grâce avec tant de force, et l'amour n’obtenait pas d’eux des mouvements si passionnés et délicats.[…]R[ouart] était fort exalté par mon histoire et par ce que je lui disais de celui que nous appelâmes bientôt « le Ramier » parce que l’aventure de l’amour le faisait roucouler si doucement dans la nuit.[…]Tout ce matin je gardais le corps et l'esprit extraordinairement dispos, pleins de verve, comme le lendemain de ma première nuit avec Mohammed à Alger. Bondissant et joyeux, j’aurais marché durant des lieues ; je me sentais plus jeune de dix ans.
Voici donc un récit initiatique tout en nuances, pudique, alors qu'aujourd'hui les publications dont il y a pléthore placent volontiers en leur centre la sexualité la plus crue. N'est-ce pas là une raison supplémentaire de l'utilité de le publier ? »
On peut donner raison à Catherine Gide. Ce récit d'une nuit d’amour entre cet homme et cet adolescent est même temps explicite et plein de pudeur. En revanche, les aspects plus sombres n’en apparaissent que plus nettement. Je renvoie à l’excellente analyse qu’en donne Frank Lestringant dans sa biographie d’André Gide (Tome I, pp. 587-593). Pour ma part, je n’extrais que ces quelques mots du texte de Gide qui, dans leur cynisme cru à propos d’un autre garçon, éclaire cette relation d’une autre lumière : « celui que nous avions surnommé « l’Abricot », à cause de son teint très hâlé ; c’est le plus jeune du troupeau de Rouart. » Si la scène d’amour est dénué de crudité, on ne peut pas dire la même chose de ce mot de « troupeau » que Gide utilise pour désigner tous ces garçons que « chasse » E. Rouart, avec son statut de maître, et que celui-ci lui fournit. Même ce Ferdinand, ce « Ramier ». Gide nous laisse un moment penser qu’il l’a séduit. Il finit par nous dire - c'est presque un aveu - qu’il était « cette occasion extraordinaire que la complaisance de R[ouart] allait faire naître. ».
André Gide à Jersey, par Théo van Rysselberghe, 1907. Ce portrait de Gide est contemporain de la nuit du « Ramier » |
Qu’en a pensé Ferdinand ? Il n’a jamais pu s’exprimer. Je veux croire que cette découverte de l’amour a été pour lui une révélation et que ce « roucoulement » a été le signe de la grande joie du corps qu’il a ressentie. Il faut imaginer Ferdinand heureux !
Pour ceux que ces détails bibliophiliques intéressent, voici comment se présente la mention du tirage de tête numéroté :