jeudi 17 avril 2025

Un Corydon orné et truffé


Jean Delbousquet, inspecteur de police à Paris, avait une marotte : demander des dédicaces aux auteurs. Et il avait d'autres cordes à son arc. Sous le nom de plume de Jean de Cordestieux, il était écrivain et dessinateur. Il avait d'ailleurs un bon coup de crayon. En 1937, il s'adresse à André Gide pour obtenir une dédicace pour Corydon, paru en 1924. Le 20 mars 1937, depuis son château de Cuverville, l'écrivain lui envoie une réponse, chaleureuse et sympathique : 
            Qu’un père se décide à donner ce
            livre à son fils, voici qui fait grand honneur
            à l’auteur de ce livre. J’y vois une
            preuve de votre intelligence, mon cher
            Delbousquet. Espérons que le jeune
            Georges saura comprendre et le livre
            et votre geste. Je n’ai mis sur aucun
            exemplaire de Corydon de "dédicace" ;
            mais ce petit billet en pourra tenir
            lieu. Je l’écris de grand cœur.
                                        André Gide

On comprend que Jean Delbousquet a demandé ce mot pour offrir ce livre à son fils Georges. Si nos recherches sont exactes, le « jeune » Georges avait alors sept ans. Soit il s'agissait d'un garçon fort précoce, soit son père pensait à toutes les orientations possibles pour son fils, soit ce fils n'était qu'un prétexte pour le père pour demander une dédicace à André Gide... Ce modeste mot et l'échange que l'on peut en induire nous apprennent tout de même qu'en 1937, un père pouvait offrir un plaidoyer sur l'homosexualité à son fils. Et cela renforce notre conviction que, à rebours de certains discours, dès cette époque, des esprits ouverts pouvaient envisager sereinement (ou presque) que leur fils puisse être homosexuel.

André Gide ne s'est pas contenté de ce mot. Il lui a joint un petit poème de son cru, qu'il a signé, avec cette note : « poème inédit » :


Jean Delbousquet (Jean de Cordestieux) a ensuite mis son talent de dessinateur pour orner les deux plats de la reliure. Sur le premier plat (reproduit en tête du message), il a représenté un jeune homme un peu précieux, élégant, légèrement androgyne (ce pourrait être une « garçonne »), aux pommettes relevées de rouges. Cette représentation d'un homosexuel des années trente correspond aux stéréotypes sur les « petits messieurs », les « invertis », les adeptes du « troisième sexe »,...

Pour le second plat, il a croqué un personnage moins caractérisé. On peut se demander s'il ne s'agirait pas du portrait d'une personne réelle. Mais nous n'avons aucune piste d'identification :



Le dessin original a été conservé dans l'ouvrage :


L'exemplaire contient deux autres dessins à la plume de Jean de 
Cordestieux :

On peut penser qu'il a voulu aussi représenter un « inverti ». Dans ce dessin d'une tonalité uniformément noire, notons qu'il relève les lèvres de rouge vif, auquel répond le rouge de la cravate. Cette discrète touche de couleur est très probablement une référence à ces représentations très courantes à l'époque comme sur cette carte postale :


Ce soupçon de féminité, portée par les lèvres et encore plus légèrement par les pommettes, me fait songer à cet usage récent pour les garçons de se vernir les ongles, transgression discrète, mais réelle.

En revanche, l'autre dessin n'échappe à aucun des stéréotypes, que ce soit sur la vénalité des jeunes garçons, la prédation des hommes mûrs pour des garçons dont on peut dire, à la seule vue du dessin, que sa majorité est encore loin. Dernier lieu commun, dans ces relations inégales par l'âge et le statut social, quand un homme mûr violente un jeune garçon, celui  semble se laisser faire bien volontiers, s'il y trouve son compte... Un tel dessin dans Corydon semble tout de même hors sujet, dans tous les cas loin des intentions d'André Gide en publiant ce livre.


Jean Delbousquet (Jean de Cordestieux) a ensuite fait relier son exemplaire de Corydon avec ces trois dessins, la lettre d'André Gide avec son enveloppe, le poème et a fait reproduire deux de ses dessins sur les plats. Pour finir par lui donner un caractère unique, il y a apposé son ex-libris et sa signature :


Jean Delbousquet (Plazac (24) 9 novembre 1894 - Périgueux 29 août 1967) a pris le nom de son hameau natal, Cordestieux, comme pseudonyme. Il ne faut pas le confondre avec le poète Emmanuel Delbousquet (1874-1909), avec lequel il ne semble avoir aucun lien. D'ailleurs, l'enveloppe écrite de la main d'André Gide porte ce prénom, probable confusion de l'écrivain qui, malgré le ton sympathique de la lettre jointe, devait n'avoir qu'une idée très vague de qui était le solliciteur de la dédicace :


En cherchant sur Internet soit avec Jean Delbousquet, soit avec Jean de Cordestieux, on trouve beaucoup de lettres à lui adressées, d'auteurs connus ou inconnus, preuve qu'il s'était fait une spécialité d'obtenir des autographes des célébrités du moment. Cet exemplaire d'un poème autographe de Francis Jammes illustre bien l'esprit de sa collection et son talent de dessinateur : Grotesques, de Francis Jammes

Mais, arrivé à la fin de ce message, le lecteur peut se demander pourquoi l'avoir intitulé : un Corydon orné et truffé. Orné, d'accord, mais truffé, pourquoi ? Le Manuel de bibliophilie nous apporte la réponse :  « ajouter dans un livre des documents en rapport avec l'auteur ou le sujet de ce livre : lettres, portraits, manuscrits, etc. » Cet exemplaire est une illustration presque archétypale de cette définition !