Je poursuis aujourd'hui l'exploration de l'œuvre de Maurice Sachs par son livre majeur, le plus connu.
Le Sabbat est un projet qu'il a longuement mûri, mais qui a été écrit en seulement quelques mois entre janvier et avril 1939. Il le vend rapidement à l'éditeur Corrêa, mais le livre ne peut paraître à cause de la guerre. Il ne sera publié qu'en 1946, après le décès de l'auteur. Pour Maurice Sachs, ce n'était « pas des mémoires, mai un petit mémoire, un relevé de compte, un mémoire moral » :
Ce petit livre dont le dessin et le dessein n'apparaîtront ni très nets ni très solides et qui suit comme il peut les sentiers difficiles de ma vie parallèle à des routes beaucoup plus grandes et plus belles.
Il peut y avoir plusieurs lectures de cet ouvrage. On peut le lire comme le récit d'une vie où l'auteur, à l'instar de Jean Jacques Rousseau dans les
Confessions, se donne ce programme : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. ». Il faut avouer que certains aspects de la nature de Maurice Sachs ne sont pas des plus reluisants. Il ne se fait pas faute de nous livrer le récit de ses turpitudes, de sa malhonnêteté maladive, de son amoralisme léger et désinvolte, voire d'une forme de lâcheté et de veulerie comme dans le récit de son mariage. S'arrêter à cet aspect du livre serait, à mon avis, passer à côté de belles pages. On peut aussi le lire comme un témoignage irremplaçable, vécu de l'intérieur, des années de l'entre-deux-guerres. En lisant le
Sabbat, on croise bien évidemment Jean Cocteau, Max Jacob, Jacques Maritain, mais aussi de nombreux acteurs de la vie culturelle et artistique de cette époque. Cet autre aspect, pour intéressant qu'il est, n'épuise pas la qualité de ce livre.
Quand on prend le temps de le lire, de s'arrêter sur les belles pages, d'oublier quelques récits inutiles, on peut trouver des passages comme celui-ci, qui m'a personnellement ému (je rappelle que ce blog n'est pas un blog d'analyse littéraire, ni même un blog sur l'histoire de l'homosexualité. C'est, comme j'ai pu le dire, une promenade littéraire dans une bibliothèque personnelle. Comme dans une promenade, je m'arrête là où il me fait plaisir d'admirer le paysage et je passe vite là où quelque chose heurte ma vue).
Je fus d'abord
merveilleusement heureux dans cette cellule, heureux d'être seul,
heureux d'être chaste, heureux d'être recueilli. Chacun de nous a
sa lutte à soutenir contre son éparpillement particulier (et même
les minutieux qui perdent leur temps à ramasser la vie). Au début
de mon séjour dans cette cellule je me ramassais avec
facilité ; cela se sentait physiquement comme lorsqu'on brosse les
miettes sur la table du profil de la main et qu'on les entasse.
J'étais tout entier en moi ; c'est une des plus douces
sensations du monde, car que ne souffre-t-on lorsque des parties de
nous s'échappent et qu'on reste solitaire, privé de soi, l'œil
dressé hors de l'orbite comme un périscope en quête de quelque
sirène à naufrager, la conscience désertée par des vertus en
promenade, (une honnêteté en visite chez un marchand et prise dans
on ne sait quel trafic ; une sincérité arrêtée chez un ami dont
elle admire le livre, en mentant effrontément ; l'indulgence
prisonnière de sa lâcheté, abandonnée sur les coussins de quelque
salon, pendant que la médisance fait des siennes ; la justice ayant
pris un pernod et ne sachant où regarder ; la reconnaissance légère
et folle, comme à l'accoutumée, se trompant de porte, visitant les
amis riches, oubliant les pauvres ; la continence épuisée d'avoir
mangé du lièvre à la française, et la gaîté, ayant trébuché
dans un peu de vinaigre répandu, tournant à l'amer). Quand nos
qualités sont en ballade, que faire de soi ?
Dans le silence de la
cellule, le moi se ramasse et se retrouve ; les vertus rentrent au
bercail, l'homme réoccupé se sent chaud et heureux. C'est d'abord
l'effet que me produisit le séminaire. Paix, paix, confort de paix. [...]
Je fus pénétré deux
mois par cette douceur plénière. Tout en moi souriait du matin au
soir, et les soirs surtout étaient délicieux. On se groupait dans
la grande chapelle, à cette heure fermée aux fidèles du dehors. Il
n'y avait d'éclairée que la statue de la Vierge. Il n'y avait pas
d'heure pour la quitter. [...]
Il m'arrive souvent de
regretter ces jours émus et paisibles, mais je ne désespère pas
d'en vivre de pareils, ailleurs.
Ce qui m'a aussi arrêté dans ce livre, ce sont tous les passages où Maurice Sachs parle d'homosexualité et d'amour entre hommes. Là aussi, il faut écouter la « petite musique » qu'il fait entendre. L'historien de l'homosexualité pourra y lire un témoignage sur la vie gay de l'entre-deux-guerres. Il aura raison et ce livre a souvent été lu pour cela. Mais, j'ai voulu écouter ce que Maurice Sachs disait du sentiment amoureux, mais aussi de ce qu'avait représenté pour lui l'homosexualité. A la différence de son livre suivant La Chasse à courre, qui contient beaucoup plus de passages explicites, l'homosexualité n'est que rarement évoquée ici et ne donne jamais lieu aux évocations picaresques des amours masculines de son livre suivant.
Sur l'homosexualité :
Je ne tiendrai pas compte
[...] des culpabilités de sexe, car je n'ai, autant
que je me souvienne, jamais eu de honte sur ce chapitre ni sur celui
de la particularité de mes inclinations physiques.
Sur sa philosophie profonde de la vie, après qu'il se soit dégagé de ces vaines tentatives de conversion au catholicisme (rappelons qu'il fut quelques mois au séminaire et qu'il en a été sauvé, si j'ose dire, par un bel et jeune américain rencontré à Juan-les-Pins !) :
J'espère, en effet, ne
connaître jamais d'autre temple que la nature, n'adorer que le
soleil, ne vénérer que le membre éclatant qui fait l'homme et le
ventre profond qui le porte, j'espère ne louer d'autre Dieu que
celui confus et indéterminé qui est l'essence de la vie matérielle,
car la matière c'est tout l'esprit.
Sur les femmes :
J'aurais été
passionnément heureux, je crois auprès d'une femme si je les avais
mieux aimées physiquement, mais mon corps, très capable d'exercer
sa fonction masculine, s'exécutait vaillamment, et sans volupté. [...]
Je n'ai eu que quatre
maîtresses depuis que j'ai l'âge de virilité ; c'est peu en regard
des innombrables garçons avec lesquels j'ai fait l'amour, et pour
dire vrai, je le regrette. Je sens constamment tout ce qui me manque
à vivre sans femmes, et qu'une connaissance extrême, corporelle de
l'humanité ne s'acquiert qu'auprès d'elles.
[...]
Ce besoin d'une femme
était un besoin de l'âme, et ce n'étaient pourtant ni celui de mon
corps, ni celui de mon esprit. [...] Autant il me plairait de coucher avec une femme dont
j'attendrais un enfant, pour la joie concertée de créer, autant
j'ai peu le besoin, peu l'envie d'aller chercher la volupté auprès
du corps féminin. Tout en lui me rappelle la maternité, ce bassin
que je ne puis regarder sans penser au puissant mystère dont il est
ouvrier, ces seins que je crois toujours pleins de lait, et cette
ouverture sacrée, porte étroite par laquelle passe toute l'humanité
n'inquiète en rien mes sens. La femme m'est un foyer ; c'est
l'homme, aventure continuelle, qui me paraît plaisir.
Sur la déchéance (notons qu'il fait un lien entre son homosexualité et sa conduite, ce qui met un peu à mal ce qu'il disait par ailleurs, qui pouvait nous laisser penser qu'il vivait « la particularité de ses inclinations physiques » de façon naturelle et apaisée.)
Il se pourrait
d'ailleurs, que ce qui me retint dans l'amour des garçons, ce fut
autant et plus que la volupté, ce climat de complicité presqu'enfantine auquel je trouvais plus de charmes qu'à l'exercice de
la pleine force masculine. Mais se pourrait-il qu'une honte
inexprimée de cet infantilisme me poussât inconsciemment à
chercher l'autre extrême ? La sénilité. Car il me semble
aujourd'hui qu'à peine eusse-je compris [que] j'aimais être encore
enfant, que je n'eus de cesse de vieillir au plus vite ; et toujours
en évitant soigneusement l'âge d'homme. Je n'eus jamais envie
d'avoir trente ans, je rêvai d'en avoir cinquante que je me
représentai comme la vraie jeunesse, le vrai commencement de
je ne sais quoi, de l'autre âge sans doute, de l'autre pôle humain
auquel je voulais impatiemment atteindre.
Et dans ce besoin de
m'amoindrir rapidement, de me diminuer, de me tuer enfin, je voyais
joyeusement tomber mes cheveux, gonfler mon ventre et je commençai à
boire énormément.
C'étaient là les
premiers pas sur un terrain particulièrement glissant où j'allais
tout à fait m'embourber pendant huit années, c'est la bouteille à
la main que j'allais ouvrir la porte de l'enfer parisien, ivre de
m'avilir, mais ayant, soif pourtant d'un monde meilleur que j'allais
chercher aussi dans le vin.
Sur l'amour vénal, avec un petit détour inattendu par Marcel Proust :
Comme si cet abaissement
ne suffisait pas, ce fut l'année où je découvris les horribles
plaisirs de la promiscuité. Voici comment ; je n'avais pas
jusqu'alors même soupçonné qu'il y eut un marché établi de
l'homosexualité. On m'indiqua un établissement de la rue ***, qui,
sous couvert d'un commerce de bains, dissimulait celui des prostitués
mâles, garçons assez veules, trop paresseux pour chercher un
travail régulier, et qui gagnaient l'argent qu'ils rapportaient à
leurs femmes en couchant avec des hommes, car c'est un des
traits les plus remarquables dans cette jeunesse dévoyée qu'elle ne
prenait ni plaisir, ni habitude dans ses infâmes corruptions.
Lorsque je compris que je
pouvais avec cent francs tromper mon ancienne soif d'Octave, un
pareil endroit me devint indispensable. Mais j'avais besoin pour y
aller de me forcer à croire que j'y trouverais un garçon que
j'arracherais à son triste état et avec lequel je vivrais comme
avec Octave.
C'était un étrange
établissement que ces Bains du Ballon d'Alsace : cour pavée,
décorée de lauriers en caisse et de troènes comme celle .d'un
presbytère, avec son petit perron de quatre marches, l'étroite
marquise et le mot BAINS sur la porte vitrée.
[Il poursuit avec sa
rencontre avec Albert Le Cuizat, qui tient ce lieu]
Ce n'était pas le
moindre attrait qu'avait pour moi cet étrange établissement que d'y
retrouver, par delà sa mort, mais terriblement vivant ce Marcel
Proust dont le nom avait été pour toute notre jeunesse comme un
gage de féerie. Et je dois dire que la complicité presque charnelle
que l'imagination établissait entre une œuvre adorée et cette
caverne des brigands de chair où retentissait encore le bruit des
chaînes du Baron de Charlus, parait les autres personnages de
l'œuvre d'une non moins grande vérité. Mais réciproquement, tout
le merveilleux que nous avions (à vingt ans) attaché aux
personnages proustiens, merveilleux féerique et légendaire
rejaillissait sur le lieu d'abomination où cet Albert Jupien faisait
figure de Prince Sérénissime des Enfers.
Cette confusion à la
fois sincère, spontanée mais volontairement exagérée que je
laissais, puis faisais monter entre la vérité d'un bordel et la
fiction d'une œuvre m'a procuré des mois d'enchantement où les
médiocres plaisirs physiques qu'on achète des prostitués
comptaient pour peu.
Sur le premier amour
C'est à cette époque
que j'éprouvai la première passion forte de ma vie. Ce fut pour un
garçon que j'appellerai Octave. Nous nous étions rencontrés à
l'École de Luza. On s'émerveillait à la maison de ma sagesse ;
il n'y avait plus rien à m'interdire. En effet, dès le dîner fini
j'allais m'enfermer dans ma chambre et j'écrivais à Octave des
lettres immenses. Je fus heureux : il m'aima aussi.
C'est un sentiment vif et
doux dont je n'ai jamais eu honte ; notre amour, dans sa première
fleur, ressemblait d'autant plus à celui qu'éprouvent une fille et
un garçon de moins de vingt ans, que ceux-ci ne songent à rien
d'autre qu'à s'aimer dans un feu qui se suffit à lui-même et dont
ils n'attendent pas d'autre récompense que son incandescence.
Blond, musclé, couvert
de taches de rousseur, Octave avait quelque chose d'assez animal, il
était sinon plus jeune, du moins plus petit que moi, mais je faisais
preuve à son égard de la plus entière soumission, car j'avais
peut-être déjà contracté à mon insu certain complexe
d'infériorité qui m'a toujours gêné par la suite dans mes
affaires de cœur et poussé vers cette duperie qui consiste à les
vouloir acheter.
[...]
Nous restions étendus
sur le divan de ma chambre plutôt comme de jeunes chiens peuvent
l'être tout en jouant qu'à la façon des amoureux. Je garde de ces
après-midi un souvenir plein d'émotion. L'enthousiasme et
l'innocence y faisaient bon ménage et je ne me souviens pas, tant
cette tendresse jaillissait de source, en avoir ressenti vis-à-vis
de culpabilité profonde. Et si je me dissimulais, c'était plutôt
par pudeur, par respect pour ce sentiment auquel le secret me
semblait dû, et par crainte qu'on m'accusât de paresse, car mon
amour en soi me paraissait innocent et beau. Et si j'éprouvais
quelque sentiment d'infériorité, ce n'était qu'envers cet ami dont
je me jugeais indigne, car je le trouvais plus beau, plus charmant,
plus fin que moi.
Je ne prétends pas que
cette liaison fut entièrement chaste. Mais je me rappelle que nous
ne fûmes nullement pressés de la sceller dans le plaisir, tant nous
goûtions la volupté de ces embrassements sans fin déclarée, sans
arrière-pensée. Le jour où nous nous touchâmes de plus près nous
n'ajoutâmes rien à notre bonheur, car à cet âge la tendresse peut
encore se passer de la possession.
Si l'on admet, comme je
l'admets sans réserve, que notre vie n'est tout entière qu'un essai
de réalisation des rêves de notre jeunesse, on comprendra qu'il est
possible de rechercher sa vie durant un bonheur qu'on a goûté
enfant.
Pour moi, le souvenir
d'Octave et la recherche ininterrompue, vaine peut-être, d'un autre
Octave qui serait trop pareil au premier me confirmèrent dans le
goût de l'homosexualité et je ne crois plus pouvoir prendre
d'autres plaisirs du cœur ou du corps.
Sans doute est-ce là un
peu d'infantilisme, comme disent les psychiatres, sans doute ces
joies innocentes, si douces et sensuelles aussi que me donnait Octave
me fussent bien plus sûrement revenues vingt ans plus tard entre les
bras d'une femme de mon âge.
Mais cela est plus fort
que moi. Je ne crois pas, c'est-à-dire que je ne crois pas qu'une
femme puisse jamais être Octave. Elle ne peut même pas y prétendre.
Tandis qu'un garçon peut me faire illusion.
Sur l'amour et le plaisir d'être deux hommes ensemble (à propos d'Henry Wibbels, qu'il rencontra aux États-Unis et qui le suivit à Paris où ils vécurent quelques années ensemble. Il lui dédia ce livre) :
C'est sur ces entrefaites
que je rencontrai un jeune Californien, que j'aimai dès que je le
vis. Il était beau, tendre, intelligent et enthousiaste.
J'avais connu en
Californie un jeune homme, Nous avions les mêmes goûts et nous
étions seuls tous deux. Il se relevait tout juste d'un grand chagrin
et moi d'une grande confusion, et bien que nous ne fussions pas
d'accord sur tout, nous étions heureux d'être ensemble.
[...] tout travail suivi me jetait dans une torpeur incroyable et
bientôt sur mon lit. Sans doute que j'étais trop heureux, car après
tout ce que nous avions souffert, Henry et moi en nous aimant à
Paris, nous étions prêts à jouir avec passion. Enfin, le problème
financier ayant perdu de son acuité, nous pouvions prendre plaisir à
la compagnie de l'un de l'autre sans mensonge. Je goûtai alors toute
la joie simple de vivre à deux hommes, de passer insensiblement de
la camaraderie à l'amour, de la passion à l'amitié, avec cette
gaieté, cette bonhomie désintéressée que les garçons ressentent
beaucoup mieux que les femmes.
C'est sur cette note de bonheur homosexuel que je souhaite que vous restiez au moment de quitter cette évocation du Sabbat.
Description de l'ouvrage
Maurice Sachs
Le Sabbat. Souvenirs d'une Jeunesse orageuse.
[Paris], Éditions Corrêa, MCMXLVI [1946], in-8° (189 x 120 mm), 443-[3] pp.
Tirage de tête :
- 6 exemplaires sur Vélin Johannot, numérotés de 1 à 6
- 35 exemplaires sur Alfax Navarre, numérotés de 5 à 41
L'achevé d'imprimer est du 10 juillet 1947 pour les exemplaires sur papier d'édition et du 10 décembre 1946 pour les tirages de tête (Alfax).
J'ai la chance de posséder un des exemplaires sur Alfax Navarre, le n° 7, dans une belle reliure en demi maroquin à coins signée par A & E. Maylander.