Poursuivant mon exploration de l’œuvre de François Augiéras, j'en arrive aujourd'hui au premier ouvrage de cet auteur. Ce récit de la relation entre un jeune arabe et un vieillard français, excentrique perdu dans le désert algérien, s'est construit peu à peu, à travers de nombreuses éditions. Mais avant de parler de l'histoire du texte, revenons à l'ouvrage lui-même. Comme souvent avec Augiéras, la base de l'histoire est véridique. Le propre oncle de François Augiéras, le capitaine Augiéras, s'était réfugié dans le désert, dans le fort d'El Goléa où il avait construit un musée dans le désert. C'est là que François Augiéras l'avait rejoint, alors qu'il n'était pas un enfant. Quelles ont été leur vie et leur relation, nul ne le sait vraiment. C'est à partir de ce qu'ils ont vécu ou ce qu'Augiéras imaginait avoir vécu avec cet oncle, substitut du père, qu'il construisit un récit qu'il fit paraître sous formes de plaquettes signée Abadallah Chaamba. Cette relation sexuelle et mystique, faite d'amour et de haine, de soumission et de liberté, préfigure des thèmes qui seront encore plus développés dans Le Voyage des Morts et magnifiquement représentés dans ce texte qui condense tous les thèmes d'Augiéras L'apprenti Sorcier.
Comme pour les autres ouvrages, j'ai choisi quelques extraits :
On développe cette photographie prise le matin. A la lueur de la lampe je me reconnais bien.
- Tu es beau, dit le vieillard ; et le vieillard me mène à sa terrasse. Comme les bouteilles étincelantes fixées aux flèches des pavillons ses promesses miroitent. Au lit, me tenant dans ses bras : N'es-tu pas heureux avec moi. Chaque jour tu gardes mes chèvres, tu joues, tu vois le passage des avions.
Le froid m'éveille, le ciel se couvre. Les nuages sont très visibles. La pluie nous surprend et nous déloge du lit.
Dans l'obscurité des nuits, je hurle ma haine sans relâche. Je gravis les rochers près du ciel. D'un bond, je franchis les failles creusées dans le roc. Le sommet des falaises forme un dédale de chambres à ciel ouvert où je pleure, mon fusil en travers de la nuque, dans mes vêtements en lambeaux serrés contre moi par des lacets de cuir. Mes yeux, mon arme scintillent au clair de lune, et mes cartouches sur mes épaules nues. Je me repose dans mes chambres de pierre, je loge dans les couloirs de granit; à la craie, j'y trace de faibles signes. Il y a là-haut comme des ruelles et des lits dans le roc : O mon âme éternelle sous le ciel noir et l'édifice admirable des étoiles. J'y pleure, mon fusil dans les mains. Ensuite, me vient la peur ; elle me fait mal, seul, si loin de la maison de mon père.
A ce lit sur un toit, la nuit, je vois le matelas blanc sur les ressorts de fer, et cet homme au-dessus de moi. La violence de la douleur et le poids de cet homme écrasent mon visage à tout jamais brûlé, mes yeux bleus seuls vivants et grand ouverts. Il aura bientôt son cri, mi-râle, mi-hululement de joie dans le silence de la campagne déserte, seules les cabanes des Chrétiens, à deux kilomètres d'ici, pouvant l'entendre, et la dernière et merveilleuse pointe de ce râle où il analyse sa joie.
Quelle écriture et ma survie ai-je vues sur le toit d'une étable. Les livres que j'écris, dans l'obscurité où je vis, ils sont encore comme enfoncés dans le ciel noir et menacés, ne serait-ce que par ma mort. Devina-t-il que je pouvais me souvenir : ce soir, je suis roué de coups. Cet homme, à coups de bâton, me fait libre à tout jamais à ce point du monde où il cogne mon visage éternel, me disant :
- Peut-on dire qu'un enfant soit innocent ?
Les nuages que traversent les beaux rayons de la lune, toujours plus nombreux et vastes, en vagues grises et sèches passent silencieusement dans l'azur de la nuit. Je me sers de toute la force de mes yeux, je regarde les bâtiments et les toits de cet homme qui ne survivra qu'entre mes mains, qui, parmi les éternelles nuits de l'été s'abandonne à ce que mes yeux savent de lui; mes yeux bleus et changeants à tout jamais ouverts parmi les astres et les pierres. Il m'a rencontré parmi tous les hasards, moi qui pouvais écrire; moi sa seule chance de survivre; mais si lointaine, si obscure. Mes carnets sur ma toiture blanche, c'est mon destin et celui de cet homme joué sous le passage des nuages blancs de l'Afrique.
La flamme éteinte au chandelier de cuivre posé sur un créneau, je l'entends soupirer près de moi, se retourner, faisant grincer les ressorts. Mes lèvres mouillées et dures s'ouvrent et il y mange un goût de sel. Ses mains m'enlacent sous ma chemise bleue, pâlie par les nuits. Puisqu'il a l'habitude de m'avoir ainsi, le soir, je m'y accoutume, et, malgré la peur, ma tête contre les barres de fer, je parle avec mon âme éternelle. Il est comme le dernier homme que je verrais avant de mourir, au-dessus de moi, haletant, le souffle rapide, comme s'il voulait me tuer, masquant toute une région du ciel. Il regarde mes yeux, où dansent les reflets de la nuit; il cherche mes lèvres; dès qu'il les connaît, il est secoué de spasmes, surpris jusqu'à hurler de l'abondance et de la violence du flot qu'il arrache à lui-même, qu'il déverse sur moi. Et le sang de cet homme est le mien, et je n'ose dire à quel point c'est mon sang. Après qu'il a crié, je pose une main sur son visage; il accepte mon geste et que je touche à lui; ma main légère et sombre où la terre sèche et rose colle encore alentour de mes ongles.
- Comme toi, lui dis-je, ne suis-je pas seul au monde.
Mes carnets, je les mettrai à la poste ; au hasard ; vers l'Asie, vers l'Europe et vers l'Océanie ; et je danserai dans les vallées de pierre.
Les nuages bleus et noirs. O, l'éternelle victoire des petits livres qui ruinèrent la gloire des Conquérants.
Cet homme qui n'en sait rien ne survivra que dans mes humbles carnets; lui, dont l'orgueil alla jusqu'à se bâtir un mausolée de son vivant, il devra tout à un enfant qui sait à peine écrire; lutte avec l'ange dont je suis le vainqueur; il ne restera rien de lui, rien de son musée, sauf ce que j'aurai sauvé d'un éternel oubli dans mes carnets de couleur, ocre, bleu et rouge, mis à la poste, secrètement dans ce désert.
De nuits en nuits le vent sèche mes larmes. Quand je m'éveille, par quel heureux hasard et bien avant le jour, debout sur les toits, sur l'admirable géométrie de la cour, je ne sais pas si ma douleur n'est pas le plus délirant cri de victoire inventé sous le ciel étoilé. A l'écart des hommes et du monde, quelle enfance au service des formes éternelles. De quel silence suis-je né dans cette région des oasis, avec l'accord des astres de la nuit. Pour ce vieillard, ainsi, dans ce désert, ne suis-je qu'un rêve venu du plus lointain passé. Accepté l'horreur de ma condition, tout m'apparaît ici comme étant admirable : la cruauté de cet homme. Et la mienne. Moi, ne désirant rien tant que d'être accoudé ainsi au bord de mon sommeil, à proximité de la mort, que, de parler avec mon âme, que d'écrire sous les dernières étoiles, devant l'Eternel, mon seul seigneur et mon Juge.
Ce texte a une histoire compliquée et mouvementée.
Les premiers textes ont été imprimés sous forme de plaquettes entre fin 1949 et 1952, souvent remaniées, envoyées à des écrivains célèbres. Peu à peu, François Augiéras se créera une notoriété qui lui permit d'être publié en 1954 par Les Editions de Minuit. Cet ouvrage de 270 pages reprend l'ensemble des textes qui avaient été peu à peu imprimés. C'est la première édition mise dans le commerce.
J'ai un bel exemplaire, dont la reliure, par sa couleur et le motif de ses plats, est une discrète allusion aux couleurs du désert.
Comme souvent avec Augiéras, il ressentit le besoin de revoir son texte pour le rendre plus concis, donc plus incisif. Il réduisit, resserra, voir condensa son texte à quelques 80 pages qu'il fit imprimer pour lui même à 200 exemplaires, dans une présentation qui était, par la typographie et le motif, une discrète allusion aux Editions de Minuit. Comme pour se distinguer de tout ce qui avait paru auparavant, il l'appela Le Vieillard et l'Enfant de 1958, mais l'ouvrage ne parut qu'en 1960.
La préface, jamais reprise ensuite, est un véritable manifeste d'écriture :
En 1954, les Editions de Minuit publiaient un ouvrage titré : "Le Vieillard et l'Enfant", fait de carnets hâtivement rassemblés. Que je me sois trouvé trop jeune en présence d'un admirable sujet, il me fallut connaître plus souvent la souffrance pour en prendre conscience, pour bien voir qu'il ne s'agissait que d'un cri de colère hanté par Dieu, et que le thème essentiel du Vieillard et l'Enfant ne pouvait être que la découverte panique d une écriture sous le ciel étoilé.
Quelques années plus tard, je n'avais pas le droit de retrouver dans mon souvenir la vraie profondeur de ce drame, de le rendre à lui-même sans rien lui faire perdre de sa première candeur sauvage. Reconquête passionnante et cruelle. Qu'une écriture irréductible à la civilisation de Paris me soit apparue dans ce désert; au delà même de la vengeance que les nouvelles aventures de l'esprit soient probables sur les frontières d'un Empire; que j'ai refusé de me soumettre aux conventions d'un art profane : Depuis dix ans que j'écrivais, je commençais de le savoir. Que cette rupture toujours plus profonde trouve enfin son plain - chant, définitivement conquis, libre alors sous le ciel étoilé de l'Afrique:
J'ai tenté cette aventure de l'esprit.
Zirara, août 1958.
J'ai la chance de posséder l'exemplaire qu'il dédicaça à Jacques Brenner, un critique littéraire alors influent, qui aura un rôle déterminant pour la publication du Voyage des Morts. Sur la couverture, François Augiéras présentait son ouvrage :
Version hors commerce, éditée à la rentrée par les Editions de Minuit.
Cet envoi d'août 1963 fait ainsi allusion à la prochaine publication dont je vais ensuite parler.
L'envoi sur une page de garde est un précieux témoignage d'Augiéras sur son texte :
Version définitive de 1958
75 pages seulement, mais simples, humaines, dans le ton juste, je crois.
Très "arabes", hurlantes vers la fin, lisibles.
Peu après, bien que Les Editions de Minuit auraient pu prendre ombrage de cette publication "clandestine", elles n'hésitèrent pas à reprendre ce texte, complété d'un préface, dans un petit ouvrage paru en 1963 qui représente la version définitive du texte du Vieillard et l'Enfant.
C'est désormais ce texte, plusieurs fois réédité, qui est considéré comme la version de référence.
Il faut avoir la chance de posséder les rares éditions antérieures, sans parler des premières plaquettes (que je n'ai malheureusement pas), pour connaître les premiers états du texte et suivre le cheminement de l'élaboration du texte à travers les repentirs, coupes, ajouts et réécritures. On a ainsi de façon tangible le travail d'un écrivain qui cisèle son œuvre par un travail d'épuration. Lorsque on a la chance de pouvoir en plus le découvrir dans des exemplaires rares, voire portant la marque de l'auteur, on peut parler de fascination pour le livre comme signe matériel et tangible d'une pensée qui s'élabore.
Pour finir, ce beau portrait d'Augiéras jeune :