mercredi 10 juillet 2019

Un Protestant, Georges Portal, 1936

En 2008, j'ai trouvé un exemplaire de l'édition originale de Un Protestant de Georges Portal. A l'époque, je savais que, derrière ce titre, se cachait un livre sur l'homosexualité, grâce à la notice du catalogue Archives Gaies de Jacques Desse : « Fameux roman placé sous l'exergue d'une citation de “Corydon” » et la recension de Jacques Ars dans sa bibliographie (cliquez-ici) : «  il a le bonheur d’être complètement génial ». 
 
Un peu oublié dans ma bibliothèque, j'ai eu l'occasion de le redécouvrir grâce à sa réédition cette année par Le Serpent à Plumes, avec une préface de Patrick Poivre d'Arvor et une postface d'Eric Dussert.

Georges Portal
Patrick Poivre d'Arvor se montre dithyrambique : « Quel éblouissement ! », « C'est un autoportrait sans complaisance, ni remords », « formidable livre d'aventures ». Puis, sans beaucoup de modestie, il termine par : « j'ai retrouvé ce trésor et je veux à mon tout la partager et le donner à lire ». Quant à la postface d'Eric Dussert, elle a le mérite de donner la première biographie de Georges Portal. Elle fait ainsi justice des erreurs que l'on trouve ça-et-là, comme la confusion avec Jules Van Erck, qui avait pris le pseudonyme de Georges Portal, ou ses écrits collaborationnistes. Elle fait preuve cependant de quelques oublis (volontaires?) dont je parlerai plus loin.


L'ouvrage est découpé en 6 parties, qui représentent chacune une grande étape de la vie de Georges Portal depuis sa naissance en 1887, à Nîmes, jusqu'à sa sortie de prison, en 1917 : L'enfance, Le régiment, Paris, La guerre, Le procès et La prison. Le blog cultures et débats a donné une recension complète du livre. Je vous y renvoie : cliquez-ici.

Je ne partage pas l'enthousiasme du préfacier. Les récits de ses premières années, L'enfance, et de ses débuts dans la vie parisienne, Paris, m'ont intéressé comme un témoignage sur l'éveil à l'homosexualité d'un jeune homme fin-de-siècle. La guerre est aussi un témoignage intéressant non pas tant sur l'homosexualité que sur la perception de la guerre par un jeune homme. Il décrit fort bien le cheminement des jeunes gens qui sont partis aux combats remplis d'une joie patriotique et enthousiaste et qui, rapidement, ont pris conscience de l'horreur de cette guerre à laquelle ils étaient en train de participer. En revanche, dans les autres parties, j'ai été profondément gêné par l'étalage de ses bonnes fortunes, qui va crescendo jusqu'au récit de sa relation de soumission sexuelle dans la prison avec Charlot (sic). Le mot peut sembler fort, mais toute cette dernière partie confine au grotesque. Dans le livre, Georges Portal dit, en parlant de son frère : « Il lui manquait surtout le don que je possédais au suprême degré : celui de se mettre en valeur » (p. 119). Ce livre en est la preuve éclatante. Non seulement il nous gratifie de toutes ses conquêtes, mais, dans Le procès et La prison, il promène un regard hautain, voire méprisant, sur tous ceux qu'il croise. Il y a peu de gens qui trouvent grâce à ses yeux, que ce soit les officiers des différents régiments, le commissaire de police qu'il provoque par ses fanfaronnades, le procureur, le juge, son avocat, etc. Probablement très marqué par sa culture bourgeoise et protestante, il montre parfois de l'estime pour les petites gens, comme le gardien de la prison.

Traditionnellement, je complète mes billets par quelques passages qui m'ont particulièrement plus ou qui illustrent le propos de l'ouvrage. Je n'en ai retenu aucun. Pour ne pas frustrer mes lecteurs, je reproduis ici ce passage à la fin du livre qui semble prémonitoire sur l'affirmation d'une fierté homosexuelle (ce passage fait la 4e de couverture de la réédition) :
Lorsque je lui rendis la lettre, mon oncle me dit à son tour :
– Et toi, es-tu heureux ?
La veille, je n'eus pas osé lui avouer que je l'étais ; mais il venait de me libérer par ce geste magnifique, et devant lui, pour la première fois, je n'eus pas honte de mon bonheur. Je dissipai toutes ses craintes.
– Non seulement, lui dis-je, je suis pleinement heureux, mais je ne regrette rien, et même, je puis te l'avouer maintenant, je suis fier !
Comme il parut surpris malgré tout de ce mot, j'ajoutai :
– Oui, fier ! Gomment t'expliquer mon sentiment ? Je mentirais si je ne t'avouais pas cette fierté, absurde peut-être, mais réelle. Il me semble que j'échappe à une règle universelle, que je suis un privilégié, tout comme si je pouvais vivre sans respirer, marcher sur la mer, ou vaincre à ma fantaisie les lois de la pesanteur. C'est stupide, sans doute, mais ce que j'ai tout d'abord combattu en moi, puis ensuite accepté, je le revendique aujourd'hui.
– Curieux orgueil, me répondit mon oncle. Mais j'aime mieux te voir ainsi.
Je me suis interrogé sur le titre de ce livre Un Protestant. Certes, l'auteur appartient par sa mère à la bourgeoisie protestante de Genève. Il est le petit-neveu du célèbre diariste Henri-Frédéric Amiel. Par son père, il doit appartenir à une famille de protestants de la région nîmoise. En revanche, cette double appartenance et le poids éventuel de cette culture protestante ne sont pas évoqués dans le livre. La religion semble absente du monde auquel appartient Georges Portal. Peut-être a-t-il seulement voulu rappeler que le décor de cette vie était formé par cette culture protestante si particulière, dont André Gide est un des meilleurs témoins : exigence morale et intellectuelle, associée à une intégrité personnelle, qui peuvent expliquer ce besoin d'être en accord avec soi-même dont témoigne l'ouvrage.

Dans la postface, Eric Dussert nous dit que « ce que confirme encore son dossier militaire, c'est l'exactitude des faits qu'il énonce dans son roman, qui n'est donc pas une fiction mais bien un témoignage littéraire, comme cela paraissait entendu. ». Poivre d'Arvor nous parlait d'un « autoportrait ». Tous les éléments biographiques mis au jour par Eric Dussert le confirment. C'est un travail méritoire d'avoir ainsi pu les retrouver et les partager. Il nous confirme qu'il faut lire ce livre comme le témoignage d'une vie.

Et pourtant ! La postface rapporte que, dans son dossier militaire, « il déclare alors exercer la profession de négociant. La nature de ses négoces demeure un mystère ». Pourtant, il ne m'a pas fallu beaucoup de temps pour découvrir que Gaston Portal, son père, tenait un commerce de confection et de chapellerie à Saint-Jean d'Angély (Charente-Maritime) : « Au Bon marché » :
 
Le commerce de Gaston Portal, père de Georges Portal, à Saint-Jean-d'Angély, rue des Jacobins. Gaston Portal est probablement présent sur la photo, ainsi que Georges Portal (la personne à droite ?).
Georges Portal disait lui-même : « Mes efforts stériles et intermittents démontrèrent assez vite que je n'avais aucune disposition pour les affaires, et que j'étais en ce domaine le type même de l'incapable. » (p. 74). Là-aussi, on trouve que son activité de négociant n'a pris fin qu'en 1926, donc bien après les faits qu'il rapporte.


Peut-être que ce négoce était un peu trop prosaïque en regard de l'image que Georges Portal voulait donner de son milieu d'origine, celui d'un monde bourgeois et cultivé. Il y a peut-être de la fierté chez Georges Portal, mais pas pour le monde de la petit-bourgeoisie commerçante dont il est issu.

Mais le plus troublant est son premier mariage. La dernière page de son livre contient cette phrase : « Quelques jours plus tard, seul en pleine mer, […] une autre fierté m'habitait : celle de ne pas subir le joug de la femme. [...] Moi, je ne me soumettais qu'à mon semblable, à mon égal : à l'homme. Et ma chair seule lui était soumise. Oui, j'en éprouvais de l'orgueil ! » Pourtant, entre sa libération de prison et son départ aux bataillons africains en février 1917, Georges Portal s'est marié le 22 janvier 1917 à la mairie du 18e arrondissement de Paris avec la fille d'un architecte genevois, dont on peut penser qu'elle appartenait, comme lui, à la bourgeoisie protestante. On peut voir une contradiction entre l'image d'un homme affranchi des conventions sociales qu'il veut donner le lui-même et ce mariage dans son milieu. On ne sait évidemment rien des raisons de cette union, qui s'est terminée rapidement par un divorce à la demande et au profit de l'épouse. En revanche, si ce livre était vraiment un témoignage, Georges Portal aurait pu nous partager ses propres contradictions. Les grands écrivains savent que la richesse des hommes est aussi faite de leurs contradictions et que la force de la littérature est de nous faire pénétrer au cœur des conflits intimes, peut-être comme ici entre devoir et vie en accord avec ses goûts. Georges Portal a préféré nous donner un portrait de lui-même plus lisse, gommant les aspérités qu'il y a dans toute vie et sûrement dans la sienne Pour la petite histoire, un des témoins de Georges Portal lors de son mariage est Maurice Escande, un très fameux acteur homosexuel de l'époque. L'épouse est accompagné d'un banquier probablement d'origine suisse. Quant à Georges Portal, il est qualifié d'homme de lettres.

Les omissions tant sur la nature du commerce de son père que sur son mariage expliquent probablement que Georges Portal ait jugé bon de sous-titrer son livre « Roman ». Néanmoins, cela affaiblit la pertinence du témoignage, car, si arrangements de sa vie il y a eu, pourquoi ne pas penser qu'ils ont aussi porté sur les points plus essentiels de son livre concernant l'homosexualité.

Au terme de ce billet un peu long, je ne voudrais pas qu'une certaine sévérité de ma part rebute les éventuels lecteurs. Ce livre reste un témoignage passionnant et surtout positif, sur une certaine façon d'être homosexuel avant la Première Guerre Mondiale. Par la qualité de son écriture et de sa construction, il mérite d'intégrer le corpus de cette littérature homosexuelle de témoignage qui s'étoffe peu à peu de toutes les redécouvertes ou les rééditions de textes souvent oubliés. En revanche, je ne crois pas un instant que « ce livre délaissé va vite réintégrer l'histoire littéraire aux côtés des œuvres d'André Gide ou de Jean Genet. » (p. 374).

Description de l'ouvrage

Georges Portal
Un Protestant, Roman.
Paris, Les Éditions Denoël et Stelle, [1936], in-8° (230 x 145 mm), 330-[1] pp.


Page de titre

Il contient une citation du Corydon, d'André Gide, au faux titre :


Enfin, les éditeurs on jugé nécessaire de faire précéder le texte de cet avertissement :



Le second volume annoncé n'est pas paru mais, selon Hubert C. Kennedy [The ideal gay man, 1999], l'auteur en avait rédigé plusieurs chapitres (source : voir ci-dessous).

Sur ce site dédié aux éditions Denoël, la fiche consacrée à ce livre donne de nombreux renseignements (cliquez-ici). On y apprend entre autres que le tirage a été de 1 700 exemplaires. C'est un chiffre respectable, qui contraste avec la relative rareté des exemplaires actuellement. Peut-être qu'il a souffert de mauvaises ventes et qu'une bonne partie du tirage a été détruit. La fiche donne aussi la référence des annonces et comptes-rendus dans la presse de l'époque. L'accueil a été mitigé, mais le thème l'explique largement. Il a pourtant été traduit en anglais dès 1938 : The Tunic of Nessus, being the confessions of an invert, Paris, Editions Astra, 1938.

Ce roman a été vite oublié, même parmi les spécialistes de la culture et de la littérature homosexuelles. Si on me permet cette expression, Un Protestant est passé sous le radar des principaux auteurs qui ont écrit sur la vie gay de l'entre-deux guerres ou sur la littérature homosexuelle, que ce soit Florence Tamagne, Gilles Barbedette et Michel Carassou, Patrick Dubuis, etc. Dominique Fernandez l'ignore, probablement parce qu'il ne cadrait pas avec sa thèse d'une vision doloriste de l'homosexualité avant la « libération » (la sienne propre, d'ailleurs). Michel Larivière, dans Les Amours masculines, le confond avec Marcel Guersant, l'auteur de Jean-Paul. Il faut ne pas avoir lu les deux livres pour penser qu'ils sont l’œuvre d'un seul et même auteur. Jean-Paul est pétri d'une religiosité moralisatrice et culpabilisatrice et s'avère un livre ennuyeux, voire pesant. Nous avons vu que Un Protestant, malgré son titre, est dénué de toute dimension religieuse et, hormis les réserves que j'ai émises, s'avère être un livre agréable à lire. Georges Tin le cite dans son article sur le Protestantisme

Couverture

4 commentaires:

Jean-Claude Féray a dit…

Merci pour ce beau travail de recherche qui permet un autre éclairage sur un livre qui n’avait pas non plus provoqué mon enthousiasme lorsque je l’ai découvert.
Une anecdote personnelle : j’en possédais deux exemplaires et en ai offert un à… l’un des auteurs dont vous dites qu’il ne cite pas ce titre dans ses études sur le roman gay (il se reconnaîtra s’il consulte votre blogue et lit ce message).

Bibliothèque Gay a dit…

Merci pour votre message.
Je pense savoir de qui vous parlez. Si on peut avoir des réserves sur l'ouvrage, il reste étonnant qu'il soit si peu cité. Probablement que le trio Gide, Cocteau et Genet a fini par rejeter dans l'ombre tous les autres auteurs.

Pierre Bisiou a dit…

Bonjour à vous et bravo pour votre recherche sur le commerce de Portal père. Nous avons eu un plaisir infini à plonger dans la vie de Georges Portal en travaillant sur ce livre et tout ce qui vient enrichir sa biographie est passionnant.

Quand j'ai pris la décision de rééditer ce livre, sur les conseils d'Eric Dussert, c'était pour les qualités propres du texte qui, moi, m'a enthousiasmé. Mais je dois avouer que la découverte de Portal lui-même fut encore plus fascinant. Ses aventures durant la première guerre mondiale, ses deux mariages, sa liaison tumultueuse avec Bambi, sa collaboration au Cercle, Radio-Alger et sa troupe, etc, autant de facettes qui montrent un Portal d'une étonnante richesse. J'envisage même d'écrire sa bio !

J'entends vos critiques, mais il faut juger du "Protestant" à l'aune de son époque. Ayez cette tendresse et votre lecture s'en trouvera d'autant plus précieuse. Me semble-il.

Bibliothèque Gay a dit…

Merci pour votre message.
Je veux bien croire que la vie de Georges Portal soit d'une étonnante richesse. Je n'ai pas parlé de son 2e mariage, car il était en dehors de l'époque traitée par le livre mais il mérite aussi d'être cité car il me semble assez mystérieux ou plutôt "hors normes".
Peut-être ai-je été trop sévère avec le livre, mais j'avoue que toute la fin a réussi à biaiser mon jugement qui était plus favorable sur les deux premiers chapitres.
Je peux vous communiquer les quelques renseignements que j'ai trouvés si vous le souhaitez. Ecrivez-moi à l'adresse mail bibliotheque.gay@numericable.fr