dimanche 10 janvier 2010

Le Baiser de Narcisse, de Jacques d'Adelswärd-Fersen, illustré par Ernest Brisset, 1912

Ce beau portrait de l'adolescent Milès orne le dernier chapitre de ce bel ouvrage de Fersen.
  
Page de titre :
Milès, né à Byblos des amours d'un marchand et de son esclave de Bythinie, Lidda, se fait rapidement remarquer par sa grande beauté. D'abord destiné à être prêtre au temple d'Adonis, à Attalée, il s'en échappe pour retourner à son pays natal. Il a déjà éveillé l'amour chez Enacrios. Devenu esclave, il est acheté par Scopas l'architecte qui le ramène à Athènes, où il l'affranchit. Il a alors 15 ans. Scopas se meurt d'amour pour Milès, mais celui-ci ne le lui rend pas, tourmenté qu'il est par son rêve de retourner à son pays natal. Sa beauté provoque l'admiration et la passion du peintre Ictinos qui l'utilise comme modèle pour les fresques du temple de Ganymède, construit par Scopas. Il fuit encore avec un inconnu, qui est comme le double de lui-même. Resté seul, il voit le reflet de son image dans l'eau : "Cette image lui souriait pour l'attirer vers elle. Il se pencha encore; soudain il sentit le contact humide et doux de lèvres, plus tiède encore qu'un baiser. N'était-ce pas là l'image du sauveur qui le mènerait dans sa patrie nostalgique par des chemins que nul ne connaissait, maintenant que les humains, tous, lui avaient menti? Aussi, les regards frôlant les vagues. Milès éprouvait-il un singulier plaisir à entendre les voix qui lui parlaient enfin. Car ces voix lui parlaient, disaient les pays d'extase imaginaire où l'on ne souffre plus, où l'on ne pense plus, où l'on ne rêve pas. L'adolescent se penchait encore... Ses doigts qui s'agrippaient au rocher glissèrent...".
 
 
L'évocation de la beauté juvénile est omniprésente : "ils croisèrent une théorie de jeunes hommes et d'adolescents dont les tuniques de lin transparentes laissaient voir des formes juvéniles et musclées." En particulier, ces deux belles évocations du jeune Milès nu : "Puis il dégrafa sa tunique dont l'étoffe soyeuse tomba à terre, palpitant autour de lui tel qu'un phalène. Et il demeura ainsi, dans une pose presque pareille à celle du dieu, tandis que les rayons d'or poudraient de lumière chaude la nacre ferme de sa chair. Prolongement fuselé de ses chevilles étroites, les jambes musclées, déliées au genou supportaient comme deux colonnes d'albâtre le torse souple, le ventre plat et légèrement creux où s'affirmait la précoce virilité de Milès. La tête semblait une fleur plus belle épanouie sur le col de cette amphore humaine dont les anses étaient fermées par les deux bras déjà robustes de l'adolescent. Devant cette splendeur et cette immobilité, personne n'élevait la voix comme devant un chef-d'œuvre. Milès avait chanté, dansé et il se montrait dans sa nudité glorieuse..." Milès "dénoua l'étoffe fine qui lui ceignait les reins et sa nudité radieuse apparut. La tête splendide de pureté, avec le front bas tout ombragé de cheveux drus, bouclés sur les yeux clairs, se détachait plus nerveuse encore et plus altière sur le cou veiné qui l'unissait à la poitrine blanche, au torse cambré. Une petite ligne brune faisait collier, séparant du corps pâle le visage et la nuque, mordorés par le soleil. Les épaules un peu étroites, à la peau moirée, indiquaient la grande jeunesse, ainsi que les bras, mal habitués aux violents exercices, et presque trop maigres. Mais les hanches polies, ombrées par la puberté saine, le sexe rond et ferme comme un fruit, les cuisses dures, les mollets élancés disaient quel mâle s'éveillerait dans cet enfant, aux jours de la force prochaine."
  
L'histoire baigne dans une atmosphère éthérée, dans laquelle les réalités crues de l'amour semblent bien loin. Seules quelques allusions évoquent la sensualité (je n'irai pas jusqu'à dire la sexualité, le mot paraît déplacé dans le monde imaginaire de Fersen !) : "Sous les doigts subtils des pocillateurs, Milès en extase fermait ses beaux yeux. Depuis trois mois qu'il avait été soumis aux purifications, et qu'il apprenait pour affronter l'aéropage le chant des vers et la danse, jamais encore les caresses des esclaves n'avaient été si douces. On l'avait oint d'huiles précieuses et de nards de Syracuse. Ses paupières battaient comme des ailes lasses et son corps radieux était souple, ondoyant et tendre — comme une algue rose." Ecoutons Scopas l'architecte qui se meurt d'amour pour le beau Milès. Son amour sait aussi s'exprimer comme un désir sensuel : "Et lorsque je te regarde, désirable et plus bel encor par ton indifférence, lorsque je sens monter en moi les gestes et les râles du désir, il me semble évoquer la légende du Prométhée, dont, en place des vautours, une colombe dévore le cœur..."
  
Ce sera tout pour la sensualité. Dans ce même passage, c'est aussi un autre thème qui traverse tout l'ouvrage : l'amour impossible pour un bel adolescent qui ne le rend pas. Faut-il y voir un écho des amours de Fersen avec Nino Cesarini, le jeune maçon italien de 15 ans auquel il s'était attaché, peut-être comme Scopas au jeune esclave Milès, de 15 ans aussi ? "Sans se rendre compte de la fièvre que soulevait sa beauté, Milès, ignorant de l'amour, ignorant de soi-même, rendait en affection ce que Enacrios lui offrait en passion plus obscure et plus humble." Exemple, ce dialogue entre Scopas et le philosophe : "- Dis-moi ce qu'il faut faire pour égayer cet enfant, répéta le vieillard anxieux... Je souffre et je l'aime !... - Il est trop beau pour te sourire". "Un instant, le vieil artiste tourna la tête croyant que l'enfant lui parlait. Ce n'était que le vent dans les feuilles..."
  
On sent chez Fersen la nostalgie d'un temps où l'on pouvait aimait la beauté des jeunes gens. Cela sonne comme un douloureux rappel de ses déboires passés, pour avoir simplement voulu vivre en conformité avec ses goûts : "Cependant Milès grandissait en taille et en beauté.La tête charmante de Lidda ressuscitait, animée, et paraissait jaillir du cou tiède et blanc comme d'une tige sublime. Lorsque Milès passait avec Séir par les voies dallées de Byblos et que la pierre plate résonnait sous le sabot de l'âne qui portait l'enfant, les marchands accroupis, les riches en litière, les légionnaires romains, les prophètes et les mendiants se détournaient pour voir cette radieuse apparition. Car c'était au temps où le monde adorait la Beauté, où le peuple absolvait Phryné pour la splendeur de ses formes, où l'Antinous allait naître pour le caprice d'un Empereur. Et tous s'exclamaient : Celui-ci sera aimé de Zeus ! Et ils prêtaient aux dieux du ciel l'admiration des hommes de la terre..."
  
Un paradis perdu ou un monde à redécouvrir : " Oh oui! en face de cette brutalité sale, de ces besoins d'animaux, de ces peaux velues ou flasques, de ce manque d'idéal et de jeunesse, comme l'autre Passion, jusque-là dédaignée par lui telle qu'un compromis et telle qu'un crime, lui apparut somptueuse, rare et persécutée ! Les images sveltes de l'Ephèbe et d'éphèbes pareils à lui dansèrent dans la pénombre une ronde claire autour de son front triste, une ronde ambigüe et caressante rythmée sur un bruit de source ou de baiser ! Et c'était là le bonheur sans mélange, le présent sans avenir !"
  
Ce texte avait d'abord paru en 1907, dans un ouvrage regroupant deux nouvelles : Une Jeunesse. Le Baiser de Narcisse. Paris, Librairie Léon Vanier, éditeur, A. Messein, succr, 1907, in-18, 225 p. En 1912, une nouvelle édition du Baisser de Narcisse, est donnée par le libraire Léon Michaud, de Reims, avec des illustrations d'Ernest Brisset. C'est cet ouvrage que je présente aujourd'hui. J'ai été séduit plus par la qualité de l'édition, en particulier par la beauté des dessins d'Ernest Brisset, que par la texte, dont l’intérêt est plus documentaire sur une certaine façon de vivre et d'imaginer l'homosexualité en ce début du XXe siècle, même si je ne suis pas insensible à certaines qualités de style, malgré sa préciosité. Je n'ai malheureusement pas trouvé beaucoup de renseignements sur cet illustrateur né à Reims en 1872 et mort à Paris en 1933. J'ai trouvé sur le net une illustration de 1911 pour le champagne Moët et Chandon, dans le même esprit que celles qui illustrent cet ouvrage. Est-il un amateur de la beauté grecque ?
  
Je ne vais pas donner ici une biographie de Jacques d'Adelswärd-Fersen. On trouve de nombreux sites, dont une notice Wikipédia en Anglais (cliquez ici). Une bonne synthèse, bien illustrée, sur le site Homodesiribus. Pour ceux qui lisent l'espagnol, une autre bonne synthèse sur Fersen sur le blog : bajo el signo de libra, dont j'ai extrait les photos qui illustrent ce message, en particulier ce beau portrait dont j'aime bien le petit sourire mutin.
  
Rappelons qu'en 1904, Fersen rencontre Nino Ceasrini, un jeune italien qui va partager sa vie dans sa villa de Capri. La première édition de 1907 porte cette belle dédicace qui lui est adressée : "à N. C. Plus beau que la lumière romaine. " Celle de 1912 porte une dédicace plus sobre où l'on doit reconnaître ses initiales, avec celle d'Ernest Brisset : "Pour E.B. et N.C. en amitié fervente et fidèle." Les portraits de l'adolescent Milès, par Brisset, n'ont-il pas été inspirés par Nino Cesarini ? Je vous laisse juge à partir de ce portrait par Paul Höcker :
 
 
 
Description de l'ouvrage et de l'exemplaire 
 
Fersen
Le baiser de Narcisse Reims, L. Michaud, Editeur, 1912, in-4° (278 x 206 mm), [12]-85-[3] pp., bandeaux, couvertures illustrées. L'ouvrage contient 16 illustrations d'Ernest Brisset, sous forme de bandeaux au début de chacun des 16 chapitres.
 
Exemple de mise en page, pour le chapitre II :
  
Les deux couvertures sont illustrées par des grands motifs d'encadrement. La première couverture reprend aussi le motif du chapitre XIV.
   
Le tirage est de 220 exemplaires : 
- 20 Exemplaires sur papier Japon des Manufactures Impériales contenant la suite des gravures imprimées en noir numérotés de 1 à 20.
- 200 Exemplaires sur papier Vélin du Marais numérotés de 21 à 220. 
 
Cet exemplaire, non numéroté et nominatif, a été imprimé sur papier Japon. C'est l'exemplaire personnel de Mme Léon Michaud, femme de l'éditeur. Il contient une suite de toutes les illustrations soit 18 planches (les 16 bandeaux et les 2 couvertures). L'ensemble est contenu dans une chemise fermée par des lacets de soie grise.
 
Il n'existe qu'un seul exemplaire dans les bibliothèques publiques de France, à la BNF, dans la Réserve des livres rares et précieux (RES M-Y2-105). Il a été numérisé sur Gallica : cliquez-ici.
 
En conclusion, un bel objet bibliophilique, probablement conçu sous la supervision attentive de Fersen, pour servir d'écrin à un texte que l'on imagine écrit par amour pour l'homme qu'il aime. Pour clore ce long message, cette très belle photo de Wilhelm von Plüschow qui est peut-être un portrait de Nino Cesarini :