Les années 1920 se terminaient. André Gide venait de rendre public un essai sur l'homosexualité : Corydon, dont la première édition publique avait paru en 1924. Au même moment, un auteur, plus mondain que connu, récemment sorti d'une dépendance à l'opium et d'une crise religieuse, pouvait s'écrier :
Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons.J'ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants.
Cet auteur, encore anonyme, s'était retiré à Chablis avec son amant Jean Desbordes. Pendant ces quelques jours de décembre 1927, il avait rédigé cet ouvrage en même temps autobiographique et romancé.
A travers ses rencontres, ses fascinations pour le corps de l'homme, ses amours, c'est une éducation plus sentimentale que sexuelle qui nous est donnée à lire. C'est d'abord trois rencontres avec le corps nu de garçons vus par hasard qui l'éveillent. Ensuite, ce qu'il éprouve pour son camarade de collège Dargelos est pour lui la découverte de la passion amoureuse, ce Dargelos qui "jouissait d'un grand prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge."
Nous portions tous des culottes courtes, mais à cause de ses jambes d'homme, seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte dégageait un cou large. Une boucle puissante se tordait sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentait les moindres caractéristiques du type qui devait me devenir néfaste. Astuce de la fatalité qui se déguise, nous donne l'illusion d'être libres et, en fin de compte, nous fait tomber toujours dans le même panneau.
La présence de Dargelos me rendait malade. Je l'évitais. Je le guettais. Je rêvais d'un miracle qui attirerait son attention sur moi, le débarrasserait de sa morgue, lui révélerait le sens de mon attitude qu'il devait prendre pour une pruderie ridicule et qui n'était qu'un désir fou de lui plaire.
Mon sentiment était vague. Je ne parvenais pas à le préciser. Je n'en ressentais que gêne ou délices. La seule chose dont j'étais sûr, c'est qu'il ne ressemblait d'aucune sorte à celui de mes camarades.
Je ne vais dérouler toutes les rencontre de l'auteur. Comme tous les livres que je décris, j'en fait d'abord une lecture personnelle. A la différence de beaucoup de lecteurs ou critiques qui retiennent sa description des bars louches de Toulon et sa rencontre avec le marin "Pas Chance", j'ai surtout aimé l'épisode de son amour pour le souteneur interlope Alfred, qu'il partage avec Rose, une petite prostituée dont il s'est aussi amouraché.
Ce frère ressemblait au garçon de ferme et à Gustave de mon enfance. Il avait dix-neuf ans et le pire des genres. Il s'appelait Alfred ou Alfredo et parlait un français bizarre,mais je ne m'inquiétai pas de sa nationalité; il me semblait appartenir au pays de la prostitution qui possède son patriotisme et dont ce pouvait être l'idiome.[...]Le corps d'Alfred était pour moi davantage le corps pris par mes rêves que le jeune corps puissamment armé d'un adolescent quelconque. Corps parfait, gréé de muscles comme un navire de cordages et dont les membres paraissent s'épanouir en étoile autour d'une toison où se soulève, alors que la femme est construite pour feindre, la seule chose qui ne sache pas mentir chez l'homme.Je compris que je m'étais trompé de route. Je me jurai de ne plus me perdre, de suivre désormais mon droit chemin au lieu de m'égarer dans celui des autres et d'écouter davantage les ordres de mes sens que les conseils de la morale.Alfred me rendait mes caresses.
Ils doivent se séparer :
Alfred se tenait immobile devant la porte de l'hôtel. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Il tendait les bras; il m'appelait. Sous ses cheveux mal teints, sa pâleur était pitoyable.[...]Je fermai les yeux. Et maintenant encore il me suffit de fermer les yeux dans un taximètre pour que se forme la petite silhouette d'Alfred en larmes sous sa chevelure d'assassin.
Ce texte a toujours joui d'une réputation sulfureuse. Le vrai scandale n'est pas, comme on pourrait le penser, la crudité du propos. C'est un ouvrage très pudique, surtout suggestif. Le vrai scandale, ce sont les quelques mots d'introduction et le récit de ses amours homosexuelles dans lesquelles l'auteur allie toujours les sentiments et l'attirance purement érotique pour le corps masculin. On n'y trouve pas, comme dans Jean Genet, cette attirance brutale, presque dénuée de sentiment, pour les hommes. On n'y trouve pas non plus un plaidoyer pour l’homosexualité, sous forme d'essai justificatif à visées scientifiques, comme le Corydon d'André Gide.Ce texte est unique et presque "banal", dans le sens où il ne choque pas les sentiments du lecteur ni prétend faire acte de militantisme. Cela explique peut-être qu'il tarda à être réédité.
La première édition du Livre blanc a paru le 25 juillet 1928 à 31 exemplaires (ou 21 selon certains auteurs). L'ouvrage était anonyme, mais il ne faisait déjà aucun doute pour personne que l'auteur en était Jean Cocteau. Ce n'est que deux ans plus tard que paraît une première édition publique de l'ouvrage, mais disponible que par souscription. Elle a été tirée à seulement 450 exemplaires (c'est cette édition que je décris). Le livre est toujours anonyme, mais il contient 18 dessins signés de Jean Cocteau, dont j'ai sélectionné quelques uns pour illustrer ce message.
A la fin, une reproduction d'un texte manuscrit de Cocteau est presque un aveu, sous forme d'une pirouette coquette de l'auteur.
Ensuite, une nouvelle édition est donnée par Paul Morihien en 1949 avec 4 dessins, qui sont des variations sur les dessins que Jean Cocteau avait lui-même donnés pour illustrer le Querelle de Brest de Jean Genet en 1947. Le tirage est de 465 exemplaires (j'ai aussi trouvé 500). La première édition anglaise paraît en 1957 aux éditions The Olympia Press, sous le titre A White Paper, avec une nouvelle série de 9 dessins originaux. Là s'arrête les éditions données du vivant de l'auteur. Il faut ensuite attendre 1970 pour qu'une édition mette à disposition du grand public ce texte fondateur (éditeur Bernard Laville). On voit ici de façon tangible la difficulté d'accéder à ce texte, puisque toutes les éditions précédentes étaient évidemment introuvables et seulement accessibles à quelques privilégiés. Pierre Bergé rappelait en 1983 :
A l'époque où je découvrais Le Livre Blanc la photocopie n'existait pas. Ce livre était rare et rares aussi les lecteurs. Pourtant une espèce de chaîne amicale et complice s'était formée et c'est ainsi qu'un matin je reçus les premières pages manuscrites qui devaient m'éblouir. A mon tour, je les recopiai et les adressai à un autre.
Enfin, en 1981, les éditions Personna redonnent ce texte avec les illustrations de l'édition originale de 1930. Cela fait seulement 30 ans que l'on peut lire ce texte avec les illustrations que Jean Cocteau avaient choisies pour le compléter.
Ensuite, il y a eu de nombreuses éditions du Livre blanc. On peut en citer deux :
L'édition de 1983, avec une préface de Patrick Modiano (sur cette préface, voir ici). L'éditeur est Pierre Bergé, qui, sous le nom des Editions de Messine, donne le texte avec des dessins originaux mis à disposition par Edouard Dermit.C'est probablement la plus érotique des éditions du Livre blanc.
L'édition Livre de poche - Biblio, de 1999, avec une préface de Dominique Fernandez : "Le sexe surnaturel de la beauté". En réalité c'est un recueil des principaux texte homoérotiques de Jean Cocteau où l'on retrouve : Le mystère de Jean l'Oiseleur, L'ange Heurtebise, Le Numéro Barbedette, ainsi que de nombreux poèmes.
L'album Masques consacré en 1983 à Jean Cocteau contient un chapitre sur le Livre Blanc qui reproduit les dessins des éditions française et anglaise de 1949 et 1957, un texte Trottoir, où l'on retrouve des faits repris dans le Livre blanc et une série de lettres à sa mère écrites alors qu'il rédigeait ce texte, à Chablis, à la fin de 1927, lettres où il ne fait évidemment aucune allusion à son travail.
Descriptions de l'ouvrage
[Jean Cocteau]
Le Livre blanc
Paris, Editions du Signe, 1930, in-8°, 68-[6] pp., un fac-similé, 18 gravures coloriés en pleine page hors texte, dont une frontispice.
L'ouvrage a été achevé d'imprimer le 10 mai 1930. Les gravures ont été coloriées à la main par B. Armington, ce qui rend nécessairement tous les exemplaires légèrement différents, même de façon imperceptible.
Cette édition a été imprimée à 450 exemplaires. L'exemplaire que je décris est un des 6 sur Japon, hors commerce, avec la suite des gravures.
Les lecteurs observateurs se seront aperçu que la première illustration de ce message n'est pas coloriée, comme il se doit. C'est une reproduction de la gravure de la suite, qui complète cet exemplaire. Je trouve que la gravure, sans les couleurs, a une force expressive presque plus forte que cette image bien connue, qui a souvent été reprise :
Cet exemplaire a été relié en plein velin ivoire, reliure signée G. Bontaz :
Le plat est illustré par ce qui semble être une reproduction d'une planche de l'ouvrage. La gravure dont s'inspire ce motif est celle-ci :
Curieusement, la partie correspondant à la place des sexes a été comme découpée, avec le motif des bras coupés qui était comme une signature de beaucoup de dessins de l'ouvrage. Quel sens donner à cette variante qui a paru suffisamment significative pour que l'amateur qui a fait relier l'ouvrage juge important d'en orner la reliure ?
Le dessin qui a servi de modèle au relieur.
Quelques références et liens :
Dans la monumentale biographie de Jean Cocteau par Claude Arnaud, sur l'histoire ce texte et surtout du contexte dans lequel il a été écrit : l'éloignement de la religion et donc de Jacques Maritain, la désintoxication de l'opium, la rencontre avec Maurice Sachs, l'amour pour Jean Desbordes, voir les pages 411-414.
Une excellente notice en français, bien illustrée, sur le site de la Bibliothèque nationale des Pays-Bas : cliquez-ici.
L'intégralité du texte est téléchargeable ici.