Le plaisir que je trouve à collectionner les livres s'augmente du plaisir à rouvrir un livre lu il y a longtemps. C'est d'ailleurs toujours un exercice de confronter son souvenir à une nouvelle lecture. Cela en dit souvent beaucoup sur le travail de sélection que fait la mémoire.
J'ai trouvé la semaine dernière l'édition originale des Mauvais Anges, ce livre fameux d'Eric Jourdan, paru en 1955, sur lequel s'est acharnée par deux fois la censure. D'abord en 1955, au moment de sa parution, le thème de l'amour violent et sensuel entre deux adolescents de 17 ans a dû paraître trop osé au censeur. Le paradoxe est qu'au même moment paraissaient les œuvres complètes de Jean Genet avec des textes tout aussi violents et tout aussi sensuels. Plus inexplicablement, en 1974, lorsque l'éditeur voulut publier une nouvelle édition, il affronta de nouveau la censure qui ne leva pas son interdit. Jean-Jacques Pauvert l'attribue à une maladresse de l'éditeur, plus qu'à une sévérité particulière des autorités à ce moment-là.
Après cette première édition de 1955, l'ouvrage n'a paru qu'en 1984 aux Éditions de La Différence. La Musardine en a donné une édition en 2001, préfacée par Jean-Jacques Pauvert et illustrée par ce beau tableau de Henry Scott Tuke. C'est dans cette édition que j'ai lu Les Mauvais Anges pour la première fois, tardivement, en 2003. Le choix de la couverture est particulièrement heureux.
Ce tableau évoque à la perfection l'atmosphère de chaleur, de lumière et de nudité qui traverse tout l'ouvrage. Et qu'Eric Jourdan excelle à rendre, comme dans ce passage :
Quand j'arrivai dans la salle de bains, Gérard était nu, une dentelle de mousse couvrant sa nuque. Le soleil qui entrait à flots par la fenêtre ouverte faisait scintiller le savon sur sa peau. Gérard sentait la chair fraîche, son sourire était plus éclatant et ses yeux plus tendres comme si cette ablution matinale détruisait l'ombre voluptueuse de la nuit et offrait au jour un dieu enfant. Il s'était tant frotté qu'il était rosé.
Lorsque à mon tour je fus sorti de l'eau, il se peignait, sans vêtements, devant la glace, la chair gonflée par les exercices de force qu'il venait de faire. L'amour m'offrait le garçon le plus beau parce qu'il était venu du fond de mes rêves et qu'en prenant vie, il en avait gardé je ne sais quel éclat mystérieux. Gérard était fait de mes songes.
On connaît l'histoire de ces deux cousins de 17 ans, Pierre et Gérard, qui commencent à vivre près l'un de l'autre, lorsque leurs pères décident de cohabiter après le décès de leurs épouses respectives. Les deux garçons ont 15 ans. Une complicité/confrontation naît entre eux, dans cette proximité physique – leurs chambres à Paris, aménagées dans le grenier, sont contiguës, sans séparation – et leur vie commune de lycéens de Carnot. Tout cela, on l'apprend après, au fil du récit. Le lecteur les découvre dans la première partie - Récit de Pierre - quand ils se trouvent tous les deux, avec leurs pères et une cousine, dans une maison près d'Amboise, proche de la Loire, l'été de leurs 17 ans. Un jour au bord de la rivière, ils font l'amour pour la première fois. Leur histoire commence.
Nous nous dévisagions en silence, le souffle court et retenu, le sang battant dans les tempes, dans les bras, dans les reins. Moi aussi, je devais être beau, car Gérard me contemplait, bouche ouverte.
Quelle lutte obscure dans nos corps, quelle longue lutte de soi contre soi ! La moitié de moi-même était Gérard, l'autre le repoussait. C'était un moment de délice et de torture ; déjà j'imaginais le retour, Gérard marchant tête basse, devant moi, dans la rage d'un après-midi où nous n'aurions point vaincu notre orgueil. Alors, poussé par tout mon sang, je me courbai sur le visage que j'aimais, je franchis l'obstacle chaud de son souffle, et les lèvres entr'ouvertes je sentis sous elles des lèvres qui s'ouvraient. Nous n'osâmes plus bouger, maladroits et fiévreux. J'avais toute sa petite figure sous moi ; Gérard se muait pour mon corps en ces deux lèvres massives que je baisais. De nombreuses fois, nous perdîmes le souffle et nous le reprenions en respirant un air semblable sans nous désunir ; jamais mon cœur ne fut plus grand et jamais la joie ne me parut si proche d'une douleur physique. Mon visage, il l'avait tant baisé, qu'il me semblait fait de dix mille bouches. Nous étions des garçons nouveaux, le passé n'existait plus, notre amitié enlevait son masque de guerre, et lentement, sur nos vrais visages, l'amour allait poser ses mains et nous crever les yeux. Combien de temps restâmes-nous, la bouche collée sur les lèvres de l'autre, dans un attouchement où le moindre geste nous aurait blessés ? Je ne sais, mais ce furent des heures, et quand n'y tenant plus je pensais être dans un autre monde, je sentis de nouveau la langue de Gérard qui cherchait la mienne. Je découvris son palais comme un véritable palais, avec l'émerveillement des enfants dans une demeure mystérieuse, puis je lui cédai ma bouche, et dans la fougue de mon premier désir je roulai à son côté. Nous nous embrassions avec une violence de gladiateurs jouant leur vie. Et toujours, je regagnais sa bouche comme si c'était là, pour jouer encore sur les mots, le seul palais où l'on rendait hommage à notre amour. La salive de Gérard avait une fraîcheur d'eau, mais son baiser la rendait brûlante. D'une voix tellement basse que je dus le lui faire répéter, il me dit : « Tu es beau. » Mon regard lui répondit combien je l'admirais : ce furent nos seuls serments d'amour.
Tout était pareil et tout différent. Le jour d'été n'était plus un jour de vacances près de la rivière, mais le premier jour du monde.
Tout le long du livre, on vit avec eux, depuis ce premier éblouissement jusqu'à la fin tragique, une aventure sensuelle et violente, qui met le lecteur dans un état de tension.
Je n'avais pas gardé le souvenir de la violence omniprésente dans l'ouvrage. C'est la violence des pères, en même temps lointains et sévères. C'est la violence de ce milieu d'estivants riches et bourgeois, travaillés par l'envie et la médisance, qui conduit une voisine à venir dénoncer les garçons à leurs pères : « Je ne savais pas qu'on préparait son bac en baisant son cousin sur la bouche ». C'est la violence de ces milieux de garçons, comme lorsque, pour se venger, les enfants Decazes châtient Gérard au point de le laisser en sang. C'est aussi la violence des deux garçons qui, un soir d'orage, détruisent le potager du père et tuent les rapaces du pigeonnier des Decazes. C'est enfin la violence des deux garçons entre eux. On découvre peu à peu que leurs jeux amoureux comportent une bonne part de sévices, comme lorsque Pierre bat Gérard, dans un acte qui prélude à l'amour.
Nous avions un jeu aux règles insensées dont l'unique but était d'asservir l'autre et d'en faire physiquement ce qu'on voulait. C'était un jeu qui excusait tout. Le parc devenait un territoire où il fallait capturer l'adversaire, car nous étions ennemis, par la ruse. Cette fois, j'agis comme si c'était ce jeu. Avant qu'il se fût défendu, je lui liai les poignets, les attachai à un clou rouillé où l'on accrochait de vieilles selles, et tout à coup je le battis. J'avais détaché ma ceinture et tenais à lui meurtrir les fesses. Que de trouble jalousie dans ce goût de lui faire mal où je l'admirais le plus. Je ne le déshabillai pas, car sur les vêtements les coups brûlaient davantage et j'avais peur de céder trop vite à mes plus basses faims s'il était nu.
« Salaud », répétait-il dans un murmure, « salaud, salaud... » Son accent était le même quand, la nuit, il perdait la tête sous moi. Et sa voix était chaude comme sa peau.
Je le frappai coup sur coup. Il y avait d'abord le long sifflement d'admiration de la ceinture, puis le bruit mat du coup auquel ma respiration heurtée se mariait. Gérard s'arrêtait de respirer, gémissant à peine avant d'être atteint. Il ne bronchait qu'après, si le coup mal calculé rencontrait la peau nue, car je finis par lui arracher la chemise pour voir son dos et lui descendre son Jean sur les chevilles. Je l'aimais entravé, tout entier en ma possession. Une veine brillait à son jarret gonflé, disparaissant chaque fois qu'il s'abandonnait à son douloureux plaisir. Rien ne m'était plus doux que de le caresser là, d'y poser un instant mes lèvres.
Au deux tiers du livre, c'est Gérard qui prend la parole. Ce Récit de Gérard fait suite à celui de Pierre parce que le destin de cette histoire tragique d'amour sera dénoué par Gérard. Il sera le narrateur de cette montée progressive de la violence, de l'exclusion, du plaisir, qui les mènera tous les deux à la mort.
Poursuivant dans cette atmosphère de violence, c'est Gérard qui raconte cet acte de tendresse de Pierre à son égard, après que son père l'a battu.
Pierre s'approcha, se laissa tomber sur le carrelage et posa sa joue fraîche sur cette chair brûlante. Les coups y avaient laissé la trace des doigts. Pierre resta peut-être cinq minutes à me serrer contre lui, il dut oublier que ce n'était pas ma joue qu'il avait sous la sienne, car tout à coup il y écrasa ses lèvres et je devins des pieds à la tête un immense baiser ; la volupté de cet effleurement le multipliait sur tout le corps par les mêmes chemins qu'avait suivis la douleur quand mon père me battait.
Dans la scène finale, sauvage, la soumission renversée de Pierre à Gérard devient presque insupportable, au point qu'elle se termine par une pénétration, inversant au final les rôles dans leurs rapports amoureux.
Alors, l'amour, cachant le sang qui coulait le long des mollets de Pierre et se perdait dans le foin, l'amour, bourreau qui m'avait enseigné les règles du supplice, exaspérant mon sexe après mon bras, me révéla la splendeur de ce garçon à demi couché, qui semblait attendre le viol après mes coups. Sans lâcher la cravache, je m'approchai. Ma sueur était si lourde que j'avais l'impression de briller comme du métal ; la sueur de mon cousin sentait l'amour et je ne savais pas encore qu'elle était rouge. Je lui mordis la nuque de toute la bouche ; et son odeur, l'odeur de ses bras, de sa poitrine, de ses couilles, m'envahit à en perdre la tête.
Ma main reconnaissait Pierre, lentement, de l'épaule jusqu'au ventre et, comme je levais le bras pour renverser sa tête et lui baiser la bouche, l'odeur de son aisselle, fatigue et désir mêlés, acheva de me griser. Puis ces deux odeurs s'unirent et, lorsque mon corps se trouva dans celui de Pierre, autour de nous elles avaient rendu vivante une troisième personne : c'était l'amour.
J'avais entre les paumes la taille de mon cousin, je l'avais forcé à se remettre droit sur ses jambes, le buste restant courbé par ses liens. Je le possédais, inquiet de voir à chaque seconde le bonheur m'échapper déjà, puisque je le sentais venir et que le faire venir était le tuer. Pierre avait essayé de résister, il avait durci ses muscles, mais lorsque mon désir lui eut montré que j'étais le plus fort, il s'abandonna et une grande douceur s'empara de son corps. Je ne voyais plus rien, mes mains ne sentaient plus ce qu'elles touchaient, des pensées me traversaient avec la violence de chevaux emballés.
J'enlaçais son ventre de mes bras, je déchaînais en lui un ouragan de brutalité. Un instant de répit me montra qu'il pleurait. Je compris que ce n'était plus de mal, qu'il connaissait à son tour le plaisir d'être pris par celui qu'on aime, mais que le garçon se révoltait contre sa propre volupté. Si je l'avais détaché, il m'aurait tué. J'étais passé mille fois par ces excès de rage et mille fois une extase infinie m'avait ravi de la terre et détaché de celui qui m'apportait cette joie douloureuse ; et puis après je m'enfuyais pour ne pas céder aux envies meurtrières. Pierre avait été le seul que j'avais accepté, et pour lui je savais enfin qu'il en était de même. Je murmurai : « Je t'adore » ; je l'empoignai par les flancs, je voulais que non seulement mon sexe, mais tout mon corps fit mienne cette peau, miennes sa douleur et sa faiblesse... Mon cœur mêlait mes rêves à la lente montée du plaisir. Pierre se donnait peu à peu, avec une force qui excluait toute sensualité féminine : l'homme s'accordait à son besoin.
Cette violence qui traverse tout le livre m'a frappé lors de cette lecture, alors que je n'en avais presque plus le souvenir. J'avais gardé à l'esprit, ce qui avait dû me toucher à l'époque, l'histoire d'amour exclusive, incandescente entre les deux garçons. J'avais aussi gardé en mémoire la seule scène de sexe vraiment explicite, lorsque Gérard se laisse pénétrer dans son intimité par la langue de ce voisin en même temps attiré par lui et bourreau des garçons, Philippe Decazes. C'est d'ailleurs une remarque à faire. Jamais Eric Jourdan ne nous détaille les scènes d'amour entre les deux garçons, se limitant à quelques allusions. Ce n'est que lorsqu'un autre vient dans le couple, sans que cela ait la moindre conséquence sur leur relation, que l'on entre dans la crudité de ces relations sexuelles. C'est probablement un façon pour l'auteur de nous dire : « Je n'ai pas voulu vous aguicher avec des scènes de sexe trop explicites, car cela m'aurait – et vous aurez – distrait de mon propos, mais n'oubliez pas que ces deux garçons font l'amour comme deux hommes, avec tout ce que cela comporte de crudité, mais aussi de beauté et de plaisir. ».
En relisant ce livre, j'ai retrouvé la même ferveur, la même fièvre, la même incandescence que dans
L'Apprenti sorcier, de François Augiéras, à l'exception de la dimension mystique de la relation amoureuse/sexuelle qui est très présente chez Augiéras. Ce rapprochement, je ne crois pas l'avoir fait il y presque 20 ans. Pourquoi aujourd'hui, cela m'apparaît évident, je ne sais pas mais cela n'est pas non plus le propos de ce message.
En définitive, si un tel livre a fait l'objet des foudres de la censure, je ne pense pas que cela soit exclusivement lié à l'homosexualité. Je me demande si, ce qui était visé dans cette interdiction n'est pas tout simplement l'amour quand il devient exclusif et destructeur, conduisant ces deux garçons à d'abord s'enfermer dans un univers à deux, en marge de la société, puis à mener leur quête de l'amour absolu jusqu'à la mort. C'est probablement cela qui est le plus scandaleux, plutôt que le récit de deux garçons qui font l'amour.
Comme en regard l'une de l'autre, cette déclaration de Pierre fait écho à celle de Gérard, où l'amour doit conduire à « l'exil » – comprendre à la mort – , faisant de cette histoire quelque chose peut-être de plus redoutable qu'une simple relation entre garçons, voire qu'une simple passade de collégiens.
Rester avec Gérard dans ce pays mort serait un plaisir, nous n'avions besoin que de nous. Comme tout plaisir, je le ressentis de façon si intense qu'il disparut aussitôt et que je ne sus rien lui avouer de ce bonheur, maintenant que je pouvais le lui faire partager. Le désir m'avait déjà récompensé. Il en était souvent ainsi dans les gestes les plus communs : toucher le corps de Gérard éloignait l'image de Gérard livré à mes caresses, glisser la langue entre ses lèvres semblait un geste de fou, puis tout reprenait sa force primitive, les lèvres de Gérard leur douceur et sa tête entre mes mains l'air brutal qu'elle avait quand il jouissait. Je découvrais un garçon nouveau chaque fois et chaque fois mon corps s'anéantissait dans un garçon inconnu. J'avais peur de le perdre.
Avec Pierre, je ne trichais pas : je l'aimais de façon si intense, et chaque jour si nouvelle, que j'étais à chaque fois comme devant une autre personne. Je tendais vers le bonheur des bras incapables de l'embrasser, aussi mon amour se passait de bonheur. Cette impuissance avait sa source dans le romantisme où je me plongeais, et lorsque j'en compris la vanité, il était trop tard, je vivais un mythe dont le dédale conduisait à la mort. Avec un peu de diplomatie, nous eussions pu demeurer près des nôtres et les années auraient apporté à notre vie le grand jour des liaisons reconnues par le temps, mais je n'aimais que l'absolu et nous fondâmes sur l'exil.
Eric Jourdan
Il est difficile de trouver des informations sur Eric Jourdan, hormis ce qu'en dit la notice Wikipédia. Il ne semble pas y avoir beaucoup de témoignages sur lui. La biographie de Julien Green par Nicolas Fayet ne le cite qu'incidemment. J'ai trouvé cet entretien écrit qui a été publié en 2010 :
cliquez-ici.
On y découvre un homme qui vit à part, loin des cénacles littéraires et du monde gay, un peu libertaire. En revanche, on en apprend peu sur l'homme et sa vie. A la question sur l'origine de ses livres : « Êtes-vous parti de votre propre expérience ? », la réponse pour le moins concise d'Eric Jourdan est « Oui ».
Partout, on lit qu'il a écrit Les Mauvais Anges à l'âge de 16 ans. Pourtant, le texte, dans l'édition originale, est daté en fin : février 1954 (cette mention a disparu des éditions suivantes). Né en mai 1930, il était donc à la veille de ses 24 ans. Cette histoire de l'écrivain de 16 ans me semble une légende, qu'il ne dément pas, ni ne confirme, dans l'entretien ci-dessus. S'il avait voulu l’accréditer, il aurait daté son texte de 1946. Sans diminuer son mérite, il me paraît difficile d'imaginer un garçon de 16 ans écrivant cette histoire avec cette maîtrise de la narration et du style et, surtout, cette maturité. En définitive, je ne sais si quelqu'un a la réponse à cette question. Quant aux éventuels éléments biographiques que l'on retrouverait dans l'ouvrage, il est difficile de les identifier. Nous savons qu'Eric Jourdan était le fils d'un conducteur typographe et d'une concierge, avec qui il vivait au 105 rue de Réaumur à Paris en 1936. Il avait une sœur plus âgée de 5 ans. Il n'est donc pas issu du milieu, beaucoup plus bourgeois, qu'il décrit dans son livre. Lorsque le livre a paru, il n'était pas non plus orphelin de mère.
Description de l'ouvrage
Eric Jourdan
Les Mauvais Anges
Paris, Éditions de la Pensée moderne, in-8°, 250-[6] pp., couverture illustrée d'un dessin.
L'ouvrage contient un avant-propos de Robert Margerit et une Lettre adressée à l'éditeur, de Max-Paul Fouchet.
La couverture (voir au début du message) représente maladroitement l'image de deux garçons. Dans plusieurs notices, elle est attribuée à Czanara (Raymond Carrance). Une simple comparaison avec d'autres de ses œuvres me laisse sceptique sur cette attribution. L'auteur de ce dessin resterait à identifier.
Quelques passages de l'ouvrage ont été « caviardés », ce qui, dans le cas présent est un mot mal choisi car ce sont des passages laissés en blanc. Pour trois d'entre eux ce ne sont que quelques mots (extrait de l'édition originale, suivi du texte rétablie de l'édition actuelle) :
Le sang étanchait une soif que ni la salive ni le de Pierre, quand nous faisions l'amour, ne pouvaient totalement assouvir.
Le sang étanchait une soif que ni la salive ni le sperme de Pierre, quand nous faisions l'amour, ne pouvaient totalement assouvir.
Ma main reconnaissait Pierre, lentement, de l'épaule à la .
Ma main reconnaissait Pierre, lentement, de l'épaule jusqu'au ventre.
Je voulais que non seulement mon mais tout le corps fit mienne sa chair.
Je voulais que non seulement mon sexe mais tout mon corps fit mienne cette peau.
La censure la plus importante concerne le passage le plus sexuel du livre :
Au vestiaire, il m'écarta les cuisses, les souleva, me montrant qu'il espérait me posséder. Nous avions peu de place et ma culotte me gênait sur les chevilles ; je réussis à l'arracher, et comme j'étais à moitié debout, je courbai Philippe sous moi et m'assis sur son visage. Son profil
De ses deux mains Philippe disjoignait mes cuisses afin de me prêter mieux à sa gourmandise. J'étais dévoré par cet insidieux plaisir dont le mouvement me transformait en spirale sans fin.
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Photo extraite de la notice de l'exemplaire à vendre chez les Libraires associés |
De ses deux mains, il m'écarta les cuisses, les souleva, me montrant qu'il espérait me posséder. Nous avions peu de place et le jean me gênait les chevilles ; je réussis à l'enlever tout à fait, et comme j'étais à moitié debout, je courbai Philippe sous moi et m'assis sur son visage. Son profil ouvrit mes fesses. Je sentais son souffle chaud, son nez que ma chair faisait se retrousser, ses lèvres qui s'ouvraient pour mon plaisir. Je lui saisis la nuque par en dessous et écrasai davantage son mufle. Sa langue me viola. C'était d'abord une caresse si insoutenable qu'elle tressait sur le corps jusqu'au bout du sein un écheveau de nerfs, puis, comme la salive amollissait les muscles et que la langue devenue sexe forçait l'homme à céder, je me rendais à cette caresse qui s'insinuait dans tout mon corps... Je gémissais malgré moi, elle était douce, la nuit, et mon corps brûlait comme après un bain glacé. J'avais envie de murmurer « continue, Pierre, continue », comme près de l'étang, et de crier à l'herbe, aux feuillages, au ciel « je vous aime ». L'été n'était pas une saison tendre et pourtant, à la tombée du jour, tout était tendresse autour de nous. J'aimais l'heure où la lumière devenait incertaine sous les saules, près de l'étang, et avant de rentrer, debout, l'un contre l'autre, et nus encore, nous nous serrions dans nos bras une dernière fois. À ce moment toute la nature nous regardait : les fruits de son rêve vivaient... Les hêtres et les chênes, nos grands frères silencieux, ne bougeaient pas. Nos corps pressés l'un sur l'autre, le sang les envahissait doucement, et dans cette lumière verte, contre le fond des arbres et les lueurs mourantes sur l'eau, une joie profonde ouvrait ses portes au fond de notre chair...
De ses deux mains Philippe disjoignait mes cuisses afin de me prêter mieux à sa gourmandise. J'étais dévoré par l'insidieux plaisir dont le mouvement me transformait en spirale sans fin.
En comparant ces passages entre la version censurée de 1955 et la version actuelle, on constate des changements dans le texte. En réalité, et personne ne semble l'avoir noté auparavant, Eric Jourdan a largement retravaillé son texte entre l'édition originale et la version publiée en 1985. Je n'ai pas fait une comparaison détaillée. La structure de l'ouvrage et son découpage en chapitres et paragraphes n'ont pas été profondément remaniés. La tonalité de l'histoire n'a pas été modifiée. Il s'agissait plus sûrement de polir le style, d'en retirer des maladresses de jeunesse. La comparaison de ces deux versions du même passage illustre ce travail sur le texte initial :
Le sang avait toujours eu, à mes yeux, la puissance d'un astre. La vie, la douleur tenaient entières dans ses mouvements, comme dans les constellations les étoiles s'organisent autour de l'une d'entre elles, d'un autre ordre de grandeur, et qui règle de leur vaisseau nocturne la marche et la scintillation. C'était une harmonie qui naissait du corps, était à la vie ce que la musique est à la parole et rendait cette dernière insatisfaite d'elle-même, tant le moindre son prolongeait de manière parfaite une illusion qu'en vain la bouche, par ses balbutiements, cherchait à recréer. Je rêvais d'un langage aussi divers, aussi mobile de modulation que la musique.
Le sang m'avait toujours fasciné. La vie, la douleur dépendent de ses mouvements. On lui attribue la force. On en fait la couleur de la guerre, et l'amour en colorie ses armes, comme si aimer n'était pas autre chose que combattre. Les grandes histoires de passion qui avaient franchi les siècles en étaient éclaboussées ; et je portais en moi ces coups de dague et ces baisers de mort. Le cœur, où l'on place le centre du courage et où l'on cache les cris de tendresse, n'est là que pour drainer sa violence et pour retentir de sa musique sourde.
Le poème inclus dans le texte a été purement et simplement remplacé, probablement en puisant parmi les nombreux poèmes qu'il a écrits :
« Auparavant, vous êtes vous essayé à d’autres formes d’écriture comme la poésie par exemple, présente d’ailleurs dans ce roman ? si oui avez vous continué à écrire de la poésie? »
EJ : Beaucoup de poèmes, beaucoup brûlés. Me restent de mes 20 ans 40 sonnets « Sonnets au jeune homme brun » sur 120. J’avais la prétention de vouloir rappeler Shakespeare. J’en ai encore d'autres… ».
Provenance
Cet ouvrage provient de la bibliothèque de Jean-Claude Lachnitt, dont un libraire mettait récemment en vente tout le « rayon gay ». Il faut aussi imaginer qu'il possédait une collection d'ouvrages sur les sujets qui ont fait sa notoriété : Napoléon, le Second Empire et le Prince Impérial. En effet, les courtes bio de Jean-Claude Lachnitt (Paris 17e, 29 mars 1929 - Paris 13e, 31 août 2017) nous apprennent :
Après une riche carrière professionnelle terminée aux fonctions de secrétaire général du Jockey Club, en 1989, Jean-Claude Lachnitt avait pu entièrement se consacrer à l'histoire et aux institutions napoléoniennes. Membre du Comité directeur du Souvenir napoléonien, il fut ainsi administrateur et secrétaire de la Fondation Napoléon (1991-2005) et secrétaire général du jury des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon (1990-2017). Historien, auteur de nombreux articles et conférencier, il avait publié, en 1997, un maître-livre sur le Prince impérial (Perrin, toujours disponible). Il était chevalier des Arts et des Lettres (2012).
Dans les notices officielles, aucune allusion à un autre aspect de sa vie qui expliquerait cette collection de livres « particuliers ». Peut-être son goût pour le Maroc ou ce qualificatif de « discret de manières » que l'on trouve dans un des articles le concernant. Plus sûrement son nom parmi ceux qui ont annoncé la mort d'André Baudry, en février 2018 (comme vous, j'ai noté l'incohérence de dates, puisque Jean-Claude Lachnitt annonce la mort d'André Baudy alors que lui-même serait déjà décédé. Pourtant, il ne semble pas y avoir deux Jean-Claude Lachnitt...). Sous réserve d'une recherche plus approfondie, Jean-Claude Lachnitt ne paraît pas avoir eu un rôle de premier plan dans la vie d'Arcadie, ni avoir collaboré à la revue sous son nom ou sous un pseudonyme.
Il a marqué la page de titre de son tampon et apposé son ex-libris dans l'ouvrage :
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La formule abrégée de l'ex-libris renvoie au verset évangélique :
"Ignem veni mittere in terram" (Lc 12, 49) : "Je suis venu apporter le feu sur la terre"
On lit sa date de naissance : MCMXXIX (1929) précédée de AD (Anno Domini) et son prénom : Iohan Clavd.
La signature en bas à gauche est celle de Jean Claude Lachnitt. |
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Il a aussi obtenu un bel envoi d'Eric Jourdan, bien postérieur à la parution de l'ouvrage, puisqu'il date d'avril 1983 :