samedi 21 octobre 2023

Glane : Leonor Fini

Je reprends la tradition des « glanes » que j'avais un peu délaissée ces derniers temps. C'est ce beau portrait de Leonor Fini qui m'a donné l'envie de partager cette découverte.

Portrait d'Antonio Ruiz Soler, 1950 

J'aime l'œuvre de Leonor Fini et j'aime ses portraits, toujours un peu raides, presque un peu gauches, qui savent admirablement rendre toutes les ambiguïtés des personnalités (je pense en particulier au beau portrait de Jean Genet). Elle sait faire surgir la part de douceur, de fragilité, je dirais même de tendresse, que l'on peut déceler dans un visage comme celui-ci. C'est une œuvre à redécouvrir. Quelques dessins d'elle sont montrés à Beaubourg, dans l'exposition Over the Rainbow. Ils illustrent La Galère, de Jean Genet. Je les avais présentés sur ce site : La Galère.  (Autre article sur la plaquette de Jean Genet : Lettre à Leonor Fini).

Sur Antonio Ruiz Soler, je reprends la notice du catalogue de vente :

Antonio Ruiz Soler est l’un des danseurs les plus réputés du XXe siècle, mêlant tous les courants de la danse ibérique. Enfant prodige, il entame rapidement des tournées en Europe et Amérique latine avec sa partenaire Rosario dont il se sépare en 1952 pour entamer une carrière solo. Ce portrait par Léonor Fini est un rare témoignage de sa présence en France. Il illustre la première de couverture du livret du Ballet Espagnol au théâtre de l’Empire. Fini est en effet très proche du milieu du spectacle, pour lequel elle livre des dessins de costumes. 

mardi 10 octobre 2023

Proust, roman familial, de Laure Murat

Un livre fait l’événement dans le petit monde des proustiens, voire parfois des proustinolâtres. C’est le dernier essai de Laure Murat, Proust, roman familial


J’avais beaucoup apprécié ses premiers ouvrages, sur le docteur Blanche (La Maison du docteur Blanche), sur Adrienne Monnier (Passage de l’Odéon) et, surtout, sur le « 3e sexe » (La Loi du genre : une histoire culturelle du troisième sexe). Tiré de sa thèse, cet ouvrage me semble appartenir à ces synthèses dont je regrettais l’absence dans mon message sur l’exposition Over the Rainbow. Laure Murat allie la rigueur de l’érudition à la qualité du style. Dans son dernier essai qui vient de paraître, le propos est différent et plus personnel, car c’est un peu de sa famille et de son milieu qu’elle a trouvés chez Marcel Proust. Il ne m’était jamais venu à l’idée de faire un lien entre son nom de famille et le célèbre maréchal du Premier Empire, Joachim Murat, qui était aussi le beau-frère de Napoléon par son mariage avec Caroline Bonaparte. Pourtant, Laure Murat est en même temps la fille d’un prince Murat et d’une représentante d’une ancienne et prestigieuse famille de la noblesse française, les Luynes. Née et élevée dans ce milieu aristocratique, sa lecture de Proust en a été doublement différente de celle des lecteurs que nous sommes pour la grande majorité. La première différence, plus anecdotique, est la proximité de certains personnages de la Recherche avec des membres de sa famille. Dans son roman, Proust parle des valets Murat, Saint-Loup est inspiré de Louis d’Albufera, un de ses arrière-grands-oncles, etc. L’autre différence, plus profonde et plus personnelle, est que Proust lui a permis de mettre à jour, décrypter, expliquer le monde dans lequel elle a vécu les premières années de sa vie. En plus de lui apporter une explication, il lui a permis de trouver sa propre voie, en démystifiant à ses yeux ce que ce monde pouvait avoir de factice. Elle a d’ailleurs des mots très durs sur ce milieu aristocratique, mais elle fait remarquer, à juste titre, que Proust est l’auteur qui a le mieux démonter les rouages ou les mœurs de l'aristocratie. C’est en partie grâce à cela qu’elle peut dire, à la fin de l’ouvrage : « Proust m’a sauvée ». 

Si je dis en partie, c’est que le livre est beaucoup plus riche que cela. Dans de nombreux commentaires ou critiques que j’ai pu lire, dans une émission intéressante de France Culture ("J'en ai marre qu'on dise que Proust est difficile"), dans les avis des critiques du Masque et la Plume, lors d’une rencontre à laquelle j’ai participé à l’Hôtel littéraire Le Swann à Paris, cet aspect que je viens d'évoquer est très (trop ?) largement cité, semblant réduire ce livre à cette parenté entre l'univers personnel de Laure Murat et l'univers proustien. S’il n’y avait que cela, il est probable que ce livre m’aurait seulement intéressé. En réalité, il m’a touché, pour deux raisons qui en font pour moi, et j’espère pour d’autres, toute la valeur. C’est d’abord un magnifique livre sur le pouvoir de la littérature. Pouvoir d’un écrivain comme Proust qui, par la richesse de son œuvre, la précision de son style, sa capacité à mettre à jour tous les ressorts de la psyché humaine offre à chacun – et pas seulement à ceux qui se reconnaissent dans son monde – un formidable outil pour se connaître, se construire, être au monde. Mais aussi pouvoir plus général de la littérature comme « outil » pour explorer les profondeurs, voire les obscurités, de l’esprit humain. Dans un très beau chapitre, probablement un de ceux qui m’a le plus ému (car ce livre n'est pas seulement un essai, c'est surtout une œuvre littéraire qui active tous les sentiments et toutes les émotions qui peuvent naître d'une lecture), Laure Murat évoque la figure de son père dont elle nous trace un beau portrait. Elle met en valeur sa culture littéraire et ses qualités de lecteur, ce qui visiblement le singularise dans ce milieu. Elle s’interroge sur ce roman qu’il n’a pas pu, pas voulu écrire, peut-être par « nonchalance » ou par peur, et donc sur la place de la littérature dans la vie de son père qui se serait révélée être plus une échappatoire que l’exploration exigeante de « l’obscurité intérieure » ou « la porte d’entrée vers les profondeurs. ». Et c’est là que ce livre prend aussi une dimension personnelle pour chacun – cela a évidemment été le cas pour moi – en se questionnant : « Et pour moi, qu’est-ce que la littérature ? » Si je m’étais permis, et si le contexte s’y était prêté, j’aurais volontiers posé la question à Laure Murat de savoir si elle considérait ses essais comme répondant à son exigence littéraire ou, au contraire, si, dans son cheminement d’écrivain, après cet essai, viendrait le temps du roman, comme une forme d’aboutissement. J’ai cru comprendre qu’elle avait écrit un roman sous le pseudonyme d'Iris Castor, mais la moue qu’elle a faite lorsqu’il a été évoqué lors de cette rencontre me fait penser qu’elle ne le voit pas comme un aboutissement.

Cet essai est aussi une belle réhabilitation du rôle et de l’importance de Marcel Proust dans l’histoire de la visibilité et de la place de l’homosexuel dans la société. Comme un écho à ma remarque sur son absence totale dans l’exposition Over the Rainbow, il est de bon ton de brocarder une forme d’homophobie chez lui, de trouver que sa présentation des « invertis » est bien ambigüe en paraissant ridiculiser, voire stigmatiser, ceux-là mêmes qu’il veut faire exister littérairement. Et sa « théorie » des hommes-femmes, dont le baron de Charlus semble l’archétype, est bien datée et guère opérante pour se construire comme homosexuel. Et pourtant, comme le dit si bien Laure Murat (quoique de manière un peu jargonneuse), en répondant à cette question : « Comment concevoir qu’une fresque aussi négative, parfois dégradante, souvent cruellement drôle, puisse transmettre tant de force et d’énergie ? » :

Secondaire, décalé, anecdotique par rapport à la norme et à la majorité, l’homosexuel-le, jusque-là cantonné-e à la couleur locale des amours spéciales et des comportements contrenature, gagne avec Proust le statut de sujet. Qu’importent les jugements de valeur d’une Recherche passablement homophobe, Proust change de façon radicale le régime du sujet minoritaire, en le débarrassant de sa condition particulière pour le faire accéder à l’universalité.

Et rien que pour cela, Proust reste important dans l’histoire littéraire de la visibilité homosexuelle. Si je peux me permettre un souvenir personnel, j’ai découvert La Recherche du temps perdu en 1980-1982, pendant que j’étais en classes préparatoires scientifiques. J’ai lui Sodome et Gomorrhe durant l’été 1981, l’été de mes dix-huit ans. Et j’en garde un souvenir ébloui. Pour une phrase comme celle-ci qui qualifie la scène de la rencontre entre le baron de Charlus et Jupien, qui « était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beauté allait croissant », alors que l’on doit se découvrir et accepter sa différence, à une époque où l’accès à l’information, aux références et même aux modèles d’identification et de confrontation pour un jeune homosexuel me paraît avoir été plus difficile qu’aujourd’hui, pouvoir lire cela a été pour moi d’une grande aide. Et cette fameuse théorie des hommes-femmes a eu une forte influence sur moi, même si, quarante ans plus tard, je m’en suis dépris. Mais, peu importe, et cela aussi est une leçon de Proust, nous sommes formés de la sédimentation de ce que nous avons vécu, pensé, senti. De ce passé, de la femme que j’ai pu imaginer abriter en moi et que je ne pense pas abriter en réalité (je crois d’ailleurs que c’est une question mal posée et qui n’a pas grand sens), il en reste tout de même quelque chose. De même, le deuxième grand auteur qui m’a marqué dans cette étape de ma vie est Jean Genet. Là aussi, Proust nous apprend que rien n’est figé, que l’on peut ou que l'on doit s’ouvrir aux possibles qui s’offrent, qu’il faut accepter la fluidité des sentiments, des goûts, des opinions, des situations, que le côté de Guermantes peut rejoindre le côté de Méséglise comme Proust peut rencontrer Genet, aussi improbable que celui puisse paraître pour des auteurs, en apparence, aussi dissemblables.

Et je crois que ce livre m’a donné l’envie de relire la Recherche du temps perdu.

Hasard de mes lectures, dans le lot d'ouvrages parmi lesquels se trouvait L’Exilé de Capri, dont j’ai parlé récemment, j’ai découvert une petite curiosité : C’est un Charlus !, un livre sur l’homosexualité dans la Recherche, par un certain Bernard Meyer. Livre intéressant qui donne une vision complète et factuelle du sujet, sans convoquer aucune théorie, mais au plus près du texte. Visiblement, c’est un ouvrage rare (il n’est même pas à la BNF) qui présente la curieuse particularité d’avoir été publié et imprimé à Phnom Penh, en République Khmère, en 1974. Proust et ses commentateurs ne cesseront jamais de nous impressionner !


Pour finir ce message, et ne pas oublier que ce blog se veut aussi une célébration de la beauté masculine, j’ai cherché en vain la photo d’un beau et désirable valet Murat. Je n’ai rien trouvé. Je me suis donc rabattu sur ce personnage de la série Downton Abbey, le valet de pied Andrew, interprété par Michael Fox, que j’ai toujours trouvé très séduisant. Et cela fait un autre lien avec l’objet de mon message car Laure Murat explique dans le premier paragraphe de son livre qu’une scène de cette série, celle « où le maître d’hôtel sort un mètre devant la table dressée pour le dîner afin de mesurer la distance entre la fourchette et le couteau et de s’assurer que l’écart entre les couverts est le même pour chaque convive » a été en quelque sorte sa propre madeleine de Proust (c'est moi qui le dit) en lui faisant revenir à la mémoire tout un pan de son passé et de son enfance.


Addenda :
Un lecteur m'a envoyé une petite bio de Bernard Meyer, en 4e de couverture de son livre Sur les Derniers vers, douze lectures de Rimbaud (1997).