jeudi 13 juillet 2023

Une revue de poésie dirigée par Guy Lévis-Mano, 1924

En 1924, Guy Lévis-Mano, en association avec quelques amis, lance une revue littéraire uniquement consacrée à la poésie, simplement intitulée Des Poèmes. Elle n’a eu que trois numéros. On y retrouve l’esprit du recueil de poèmes, Les Éphèbes, du même Guy Lévis-Mano, aussi publié en 1924 (cliquez-ici), même si le caractère homoérotique y est moins prononcé. C’est essentiellement dans les illustrations que l’on y retrouve ce goût pour les figures androgynes, comme dans ce dessin de Gaston Poulain.


C'est ce même Gaston Poulain qui a pris en charge l'illustration des Éphèbes, sous le nom de Lovel. Dans le premier numéro de la revue, il est l'auteur d'un poème qui fait écho, en quelque sorte, au titre du recueil de Guy Lévis-Mano :
Prélude d’hiver

L’éphèbe est mort pendant la nuit,
Il est mort par mélancolie,
Fragilité, brisé d’ennui,
Pâleur d’opale encor pâlie.

Il était triste et je l’aimais,
Il m'a laissé sa poésie
Afin de fuir, à tout jamais,
L’éternité de l’amnésie.

Du grand artiste, un coup de gomme
Effaça cet être si beau,
Je peux pleurer ; le cœur d’un homme
Ne s’emplit pas comme un stylo.

Je ne saurai plus rien de lui !
L'on a cueilli les chrysanthèmes,
Près de son corps un cierge luit...
Comme il fut court notre poème !

Je vois les fleurs qui se défont :
La lune est là, pâle et gênée...
L'automne meurt et râle au fond
De la forêt oxygénée.

Mon rêve et lui seront enfouis
Dans le jardin cachant les crimes,
Tous les amants se sont enfuis :
Le vent gémit parmi les cimes.

Je reste seul, sans compagnon
Le corps est mort, l’âme est partie ;
Le flocon blanc des champignons
Semble une lettre anéantie.

La forêt pleure : Aux pleurs se mêle,
Trop doucement l’amour d’antan,
Le souvenir de sa voix frêle
Est un concert déconcertant.

Glas et verglas. Mon cœur se brise !
La mort s’en vient avec l'hiver...
Je ne suis pas de ceux qu’on grise.
J’ai cassé mon flacon d’éther.
Qu'il a accompagné d'une autre illustration de sa main :


Cette double page, avec une gravure à gauche et un poème, à droite, tous les deux œuvres de L. de Leusse, illustre le soin mis dans la composition, équilibrée et sobre, de la revue. Même s'il ne s'agit pas d'une impression de Guy Lévis-Mano  rappelons qu'il s'est surtout fait connaître comme typographe, sous les initiales GLM , on perçoit dès ses années de jeunesse, l'attention portée aux questions de typographie et de mise en page.


Pour finir, un choix de quelques gravures :

Gaston Poulain

José-Angel Ferrer

Gaston Poulain

Et ce dernier poème, toujours de Gaston Poulain, dédié à André Jullien du Breuil. Ce dernier nom est, en soi, une preuve que, malgré la retenue des textes, nous sommes bien dans un milieu où l'homosexualité est présente comme en filigrane ou en arrière-plan. Encore jeune homme, André Jullien du Breuil a suscité une grande passion à Marcel Jouhandeau.
Le ciel est gris, trop gris pour moi si fatigué :
Le jardin se défeuille alangui sous la pluie.
Longtemps vers les coussins mes doigts ont divagué,
Sur le divan d'argent mon pyjama s’ennuie.

Dans le miroir, ovale et flou, je m'aperçois,
Tout près de ce désir fantasque d’un artiste,
La vasque japonaise où les poissons chinois
S’endorment en dorant le cristal d’améthyste,

Le globe contenant un brouillard de clarté
A fait du guéridon cet astre de dentelles :
Quittant le satellite, un vieux service à thé,
L'oiseau de Paradis s'enfuit à tire d’ailes.

Un œillet blanc, lassé, voilé de sparagus
Se pâme lentement de langueur inconnue,
Des champs caligineux s’exhale un angelus.
Mes yeux voudraient garder le jour qui diminue.

Description de l'ouvrage

Des Poèmes
Revue publiée sous la direction de Guy Lévis-Mano, avec Félix Gravier, comme gérant. Seuls trois numéros ont paru :
      Cahier n° 1, Avril 1924, 24 p. 
      Cahier n° 2, [Juillet 1924], 24 p., numérotées [25]-48.
      Cahier n° 3, [septembre 1924], 20 p., numérotées [49]-68.


Les auteurs publiés sont :
      Maurice Aubret
      André Cerny
      Jane Doloé
      Hella Helminska
      Halina Izdebska
      André Jullien du Breuil
      L. de Leusse
      Guy Lévis-Mano
      Gaston Poulain
      Marie Sauvage
      Gil Vertal                 

Les illustrateurs ;
      Robert Barriot
      José-Angel Ferrer
      Jean Lebdeff
      L. de Leusse
      Gaston Poulain
      Christine de Steiger
      Pierre Thiriot
      


Pour ceux qui voudraient découvrir Guy Lévis-Mano et Gaston Poulain, je signale que j'ai pris en charge la réédition du recueil Les Éphèbes, aux éditions GayKitschCamp, en 2018, dans laquelle sont reproduits intégralement les poèmes de Guy Lévis-Mano et les illustrations de Gaston Poulain, avec une notice sur ces deux auteurs. L'ouvrage est toujours disponible aux éditions GayKitschCamp : gaykitschcamp.blogspot.com




Guy Lévis-Mano


Gaston Poulain

mercredi 5 juillet 2023

Dissertation sur les idées morales des Grecs, Octave Delepierre, 1879

Il y a presque douze ans, je présentais une des premières études sur l'homosexualité publiée en 1861 par Octave Delepierre : Un point curieux des mœurs privées de la Grèce (cliquez-ici). J'en donnais alors une lecture qui mettait en avant la neutralité et la bienveillance de l'auteur à l'égard de cette « anomalie », pour reprendre son mot. Aujourd'hui, j'ai toujours cette même lecture du texte. En revanche, Octave Delepierre a refondu et enrichi ce premier ouvrage qui a ensuite été publié juste après sa mort, en 1879 :  Dissertation sur les idées morales des Grecs et sur le danger de lire Platon. Dès le titre, on comprend que l'ouvrage se montrera moins bienveillant et moins neutre vis-à-vis de l'homosexualité.

Octave Delepierre (1802-1879)

Il ne s’agit pas d’une réédition de son ouvrage précédent, mais d’une réécriture ou d’une refonte. On y retrouve des passages identiques, par exemple toute la discussion sur Sapho et sur la réalité de ses relations féminines. Les deux textes débutent par une introduction similaire, où l'on retrouve le mot « anomalie » pour désigner les mœurs homosexuelles :

Un point curieux… (p. 7) :
Dans toutes les histoires complètes de la Grèce ancienne, on s'est occupé de l'étrange anomalie que présentent, en certains cas, les mœurs de ce pays, si on les compare aux idées que nous nous formons d'un peuple parvenu à un si haut degré de civilisation. Assez de passages nous restent, dans les écrits des philosophes et des poëtes, pour prouver que l'amour était compris chez les Grecs d'une tout autre manière que chez nous, tant entre les hommes qu'entre les femmes.
Dissertation… (p. 1) :
Une étrange anomalie que présentent les mœurs de la Grèce, d'autant plus étrange qu'elle était pour ainsi dire parvenue à être une sorte d'institution nationale, a attiré l'attention des plus célèbres écrivains de l'antiquité.

L’organisation générale de l’exposé est similaire, les exemples utilisés sont souvent les mêmes, par exemple, la tentative de séduction de Socrate par Alcibiade (p. 16 dans les deux ouvrages). Dans les deux textes, l'auteur rapporte le mythe de l'Androgyne (respectivement, p. 14 et p. 15). Cependant, la Dissertation contient des références supplémentaires, avec plus de précisions et des notes de bas de page.

La différence majeure porte sur les conclusions. Dans Un point curieux, dès la fin de la discussion sur Sapho, Octave Delepierre passe à ce qui a motivé son étude : « Les détails des mœurs qu'on vient de lire nous montrent que ce qui est raconté dans l'Alcibiade fanciullo n'est pas une complète fiction, et que l'auteur, quel qu'il soit (car nous n'avons pu le découvrir), a traité la question d'après des éléments que l'on trouve dans les écrits des philosoques [sic] les plus respectés. » (p. 27). La conclusion de la Dissertation est beaucoup plus développée et, surtout, garde beaucoup moins de distance par rapport à son sujet. Comme l’annonce le titre, l’auteur s’attaque aux erreurs de Platon et à la mauvaise influence que sa lecture peut avoir sur la jeunesse :

Si les rapports entre les sexes eussent suivi leur cours naturel dans les époques postérieures à celle d'Homère, peut-être que nous n'aurions pas eu à déplorer la dégradation où se vautrèrent les Romains de l'Empire, ni les horreurs que rapportent Juvénal et Martial. La dégradation de la femme entraîne fatalement la chute des États.
On se demande comment Platon a pu oublier un pareil principe ! Comment un philosophe comme lui, qui avait devancé son siècle sur tant de points, est-il resté en arrière sur celui-ci ? Cela prouve que quelque grand que soit un génie, il reflète toujours par un côté l'esprit de son siècle, et qu'il est des vérités qui restent pour lui impénétrables. (p. 18-19)
Après les extraits qu'on vient de lire, n'a-t-on pas lieu d'être grandement étonné que plusieurs doctes et pieux écrivains aient considéré Platon comme une sorte de précurseur du Christianisme ?
C'est du reste une des fatalités qui s'attachent à ce qu'on appelle les études classiques, et à la dangereuse influence qu'elles exercent sur l'esprit de la jeunesse. On propose aux jeunes gens, comme modèles, des caractères impossibles aujourd'hui, des vertus qui sont plutôt des vices, des sentiments exagérés ou d'une métaphysique alambiquée. (p. 19-20)
Ces tableaux ne peuvent inspirer que des idées erronées sur nos devoirs et nos obligations morales, et faire naître chez les jeunes gens l'ambition de devenir des citoyens célèbres plutôt que des membres utiles de la société. (p.20)

S’il fallait résumer, le premier ouvrage, Un point curieux, est une étude rapide qui répond à une interrogation née de la lecture de l'Alcibiade fanciullo. Elle se conclut par le constat de l’existence de ces mœurs. Le second est une étude plus complète sur l’homosexualité en Grèce, qui développe le travail publié en 1861, et y ajoute des réflexions critiques sur la lecture de Platon dans le cursus des études classiques.

On peut s'interroger sur les raisons de l'auteur pour revenir sur son travail. La première, la plus évidente, est de revoir le texte pour le compléter des nouvelles informations qu'il a collectées depuis la première édition. Démarche classique d'un érudit dont la connaissance s'enrichit au fil de ses recherches et qui souhaite en faire bénéficier ses lecteurs. La deuxième raison est probablement à mettre directement en relation avec la condamnation de son édition de 1861. Malgré les précautions d'usage, les juges avaient bien vu que la somme d'informations et de références pouvait permettre à un lecteur d'y trouver une justification à ses propres « mœurs privées ». Dans cette nouvelle édition, cette somme s'est enrichie. Il y a d'autant plus de matière pour argumenter et justifier son homosexualité en s'appuyant sur le précédent des mœurs grecques. Octave Delepierre s'est probablement alarmé de cet usage possible de son livre et prémunis contre ce risque, ce qui expliquerait les conclusions de l'auteur. En définitive, quelle était sa position vis-à-vis de ce sujet ? Difficile à dire. D'un côté, il peut avoir voulu atténuer ce que son premier livre pouvait avoir de trop « complaisant ». D'un autre côté, pourquoi avoir remis sur le métier ce sujet, alors que les premières éditions n'avaient pas eu une diffusion importante, ce qui en atténuait le « danger ». On serait donc tenté de penser qu'au-delà du travail d'érudition, il y avait un engagement personnel de l'auteur à traiter ce sujet, même si rien de ce que l'on sait de sa vie ne permet d'en tirer la moindre conclusion. Il est vrai que les seules informations que l'on possède sur l'homme et sa vie privée proviennent d'une plaquette biographique publiée immédiatement après sa mort par son gendre Nicolas Trübner, Joseph Octave Delepierre. Born, 12 March, 1802 ; died, 18 August, 1879. In memoriam. For a few friends only.

Dans la revue Le Livre (1880), le critique a bien vu que, malgré la conclusion, cet ouvrage est une mine d’informations, contenant « trop de faits et d'indications funestes pour des esprits jeunes, faibles ou encore mal prémunis contre les lectures dangereuses ». On y retrouve toujours la même crainte qu'en parlant du sujet, on en favorise la diffusion. On n'est pas loin de l'accusation de « prosélytisme » dont sont régulièrement suspectés ceux qui écrivent sur l'homosexualité, même si le mot n'est pas prononcé.

Les deux textes d’Octave Delpierre ont été publiés, avec des notes, en annexes de : Richard Burton, Les Mille et Une Nuits, La Zone sotadique, traduit et annoté par Jean-Claude Bouyard, GayKitschCamp, 2018 :
        - Un point curieux… : p. 136-147.
        - Dissertation… : p. 148-159.

Ils sont aussi accessibles sur GoogelBooks.

Description de l'ouvrage

M. Audé [Octave Delepierre]
Dissertation sur les idées morales des Grecs et sur le danger de lire Platon, par M. Audé, bibliophile

Rouen, J. Lemonnyer, Libraire, 1879, in-12 (182 x 120 mm), [4]-20 p., vignette au titre, bandeaux, cul de lampe.

Tirage de 300 exemplaires, dont :
- 10 exemplaires sur papier de couleur : 1 à 10
- 50 exemplaires sur papier wathman : 11 à 60
- 240 exemplaires sur beau papier vélin teinté : 61 à 300

Il y a six exemplaires dans les bibliothèques publiques en France, dont un exemplaire dans le fonds Georges Hérelle de la médiathèque de Troyes et un exemplaire dans la réserve des livres rares de la BNF.