jeudi 30 mai 2019

Au Poiss'd'or, hôtel meublé, Alec Scouffi, 1929

Il faut remercier tous ceux qui œuvrent à faire connaître la littérature homosexuelle ancienne. Ils exhument ainsi des écrits oubliés de tous et nous offrent de belles découvertes. C'est ainsi que les Éditions Séguier, avec la collaboration des Éditions GayKitschCamp viennent de republier Au Poiss d'Or, hôtel meublé, d'Alec Scouffi.

Couverture de l'édition originale (1929), par Henri Guilac
Description de l'ouvrage et présentation de l'auteur sur le site des Éditions Séguier :
«Il y a les femmes qui espèrent sur les bancs, et les éphèbes dont le mégot s’allume au bec comme un ardent appel.»
P’tit Pierre fuit Saint-Germain-en-Laye et son enfance pour se jeter dans la grande fête du Paname des Années folles. Avec sa gueule d’ange, il n’a aucun mal à se faire adopter par la faune de Pigalle, qui s’empresse de le rebaptiser Chouchou. Sous les néons des boulevards, aux côtés de ces jeunes voyous, gouapes, poisses et autres gavroches, il découvre son corps et sa sexualité. Mais la première ivresse passée, il se heurte à une réalité bien plus âpre : installé dans l’une des chambres du Poiss’ d’or – un petit hôtel meublé au pied de Montmartre – Chouchou est emporté dans un tourbillon de passes et d’amours clandestines. Avec en embuscade, les ombres de la police, de la misère et de la mort… Les promesses d’hédonisme de la capitale ne seraient-elles en fin de compte que les mirages de l’enfer ?
Paru en 1929, Au Poiss’ d’or capture toute la gouaille, la truculence – et la violence – d’un Paris bohème aujourd’hui disparu. Alec Scouffi explore les marges, raconte les bas-fonds et dresse la chronique d’une époque où l’homosexualité se vivait sous la menace permanente de la répression. Il fut d’ailleurs lui-même une personnalité de ce monde souterrain, au point que plusieurs romans de Patrick Modiano se font l’écho de l’aura mystérieuse entourant son existence sulfureuse (Livret de famille, 1977 ; Rue des boutiques obscures, 1978 ; Paris Tendresse, 1990).

Les circonstances de la vie d'Alec Scouffi demeurent troubles. Chanteur lyrique, poète et romancier, né à Alexandrie vers 1886, il s'installe à Paris au début des années 1920 et connaît le même destin tragique que ses personnages : en 1932, il est retrouvé mort dans son appartement de la rue de Rome, probablement assassiné par l'un de ses amants. Figure du Paris cher à Patrick Modiano, il est évoqué dans plusieurs de ses œuvres majeures.

Cette présentation insiste sur un des aspects du livre, l'évocation de vie homosexuelle de Pigalle, où se mêlait prostitution masculine et féminine. Pourtant, le livre évoque bien d'autres milieux, comme la prostitution au Bois de Boulogne, la rue de Lappe, les bains, le milieu des artistes et de la haute société homosexuels, avec le peintre Williams et l'écrivain Pépère. Ce Pépère m'a clairement fait penser à Proust, bien que je n'ai vu aucune mention de cette identification ailleurs. Il y a aussi un Albert dont on peut se demander si ce n'est pas une allusion au célèbre Albert Le Cuziat... On y croise aussi la môme Bijou. Il est donc probable qu'il y a d'autres personnes à identifier, comme le peintre Williams.

Mais, au-delà de cette peinture des marges et de la répression policière qui lui est indissociablement liée, le roman est d'abord l'histoire d'une vie, celle de Pierre, dit Chouchou. On le suit depuis son enfance à Saint-Germain-en-Laye jusqu'à la fin tragique du roman. Et dans cette histoire de vie, il y a aussi des histoires d'amour, celle pour le bel Egyptien Roumir, qui traverse tout le livre puisque ce prénom est le mot qui termine le texte, avant les trois lettres de « Fin ». C'est aussi le sentiment fugace pour Riquet, le garçon d'hôtel du Poiss' d'Or qui ne dure qu'un instant dans le livre, mais que j'ai choisi comme illustration du style de l'auteur. Il ne faut pas oublier Louise, la femme-homme qui permettra à l'homme Pierre de se savoir aussi femme. C'est probablement un des aspects les plus troublants du récit que ce jeu sur les genres, qui n'est pas courant dans cette littérature. Il faut lire les récits des scènes d'amour entre Louis et Pierre pour comprendre le trouble qui le traverse lorsqu'elle cherche à inverser les rôles. Enfin, c'est l'amour fou et impossible pour Bob, qui clôt le livre. Ce livre est aussi une éducation sexuelle et sentimentale, car c'est le récit d'une vie qui voit Chouchou passer d'une sexualité homosexuelle, en partie subie sous le coup de la nécessité, à une homosexualité révélée, pour ne pas dire assumée. Ce n'est pas l'un des moindre mérites de cet ouvrage, qui le distingue des autres romans qui ont pour cadre le monde interlope de Pigalle. Notons que c'est aussi une chronique de la survie au quotidien. L'auteur peint un univers un peu oublié, celui de toute cette population flottante parisienne, qui, chaque matin, se posait la question vitale de comment manger et où dormir. Certes, cela existe encore aujourd'hui, mais, quoiqu'on en pense, dans  des proportions sans commune mesure avec le Paris des années 20.

Reliure sur une édition de Jésus la Caille (1929), qui illustre l'univers de la rue à Pigalle. C'est aussi l'univers du Poiss' d'or.
Ce livre se lit avec plaisir, grâce au style enlevé et nerveux de l'auteur. Il n'y a pas de recherches littéraires – et c'est peut-être mieux ainsi – mais il y a une volonté de construire un récit qui mène le lecteur selon un rythme qui épouse les aléas de la vie de Chouchou. Alec Scouffi sait aussi être plus littéraire comme dans l'échange entre Pépère et Chouchou, dialogue étrange entre l'écrivain, qui veut finir les dernières pages de son livre avant de mourir, et le « garçon perdu » troublé par le discours de l'homme qui lui dit : « Votre âme sans doute, mon petit, n'aura point rencontré son véritable sexe (car les âmes aussi ont un sexe). Eh oui, les âmes aussi ont un sexe, qui n'est pas toujours nécessairement celui de leur corps (accident, lui, matériel et tout fortuit d'une nature aveugle qui se trompe). » Il faut reconnaître qu'au moment d'écrire « Pépère et Chouchou », je me suis demandé si mes lecteurs ne penseraient pas qu'il s'agit d'un récit parodique et, pour tout dire, un peu ridicule. Évidemment, il n'en est rien. Il s'agit, j'en suis sûr, d'une roublardise de l'auteur, qui s'est plu à affubler ses personnages de surnoms familiers, à l'image de ce milieu homosexuel qui en était friand, sans que cela ne doive masquer le sérieux et la solidité du récit.
D'ordinaire c'était Riquet, le garçon d'étage, un beau gars plantureux et fleurant bon la campagne, qui recevait ses confidences.
« Y'a plus d'femmes, soupirait-il, c'est des vaches ! »
Riquet venait le surprendre souvent la nuit, après la dernière « passe ».
Assis tous deux sur le lit, ils grillaient des cigarettes anglaises. Chouchou tirait ostensiblement d'un joli étui en fausse écaille barboté dans la poche d'un client novice.
« Elles sont bonnes tes "sèches" », opinait Riquet d'un air convaincu.
Ils se racontaient, l'un à l'autre, les menus faits de la journée.
[…]
Chouchou, parfois, lui donnait la réplique. Il racontait sa vie depuis trois mois. L'imagination fantasque du gosse coudoyait ici la vérité.
Il dit comment deux hommes bien mis, « deux mecs très chic », l'avaient un soir « embarqué » pour le conduire avec eux dans « la maison des masques », un « clac », où tout le monde est masqué.
Un grand immeuble, avec un escalier à tapis rouge, des chambres tout en glaces où l'on se regardait de la tête aux pieds et des meubles dorés, des lits moelleux et bas où des couples forniquaient en public.
« Oui, mon pote, ils faisaient l'amour devant tous les autres, ! Tu parles, s'ils devaient s'rincer l'œil sous l'masque. Y en avaient qui regardaient seulement, les "voyeurs", hein. Y en avait aussi qui s'foutaient à poil dans l'vestiaire, hommes et femmes, et pis qui s'baladaient pour faire la paire. Tu pouvais t'promener d'une salle dans l'autre, pas d'chichis. Personne n't'empêchait de faire tes p'tites saletés. Moi, une poule en liquette me propose: "Viens, mignon", qu'elle m'dit, et pis sans m'laisser l'temps d'répondre, elle m'baisse l'froc et nous roulons ensemble sur un divan. Des types, tout autour, nous regardaient faire...
– T'as pas eu honte ? interrogeait Riquet.
– D'quoi donc, pisque j'avais l'masque», s'étonna Chouchou.
Mais Riquet penchait la tête. Cette orgie quotidienne l'écœurait à la fin.
« Tout ça, c'est dégueulasse! ronchonna-t-il: j'aime mieux fiche l'camp ch'nous, dans not'cambrousse.
- T'en fais pas: c'est partout pareil », conclut Chouchou philosophiquement.
Riquet le regardait sans comprendre... il y avait en lui une sourde révolte qui grondait depuis longtemps. Fils de laboureur, de paysans honnêtes, il était venu à Paris chercher du travail, comme tant d'autres qui désertent la terre, la bonne terre grasse et nourricière, le ciel bleu, la charrue, la moisson ! « Sales bêtes, songeait-il vaguement, s'ils savaient... ! »
Et de le sentir ainsi près de lui, ce beau gars bien planté, au corps doré comme un bronze, aux yeux noirs, plus noirs que des olives, Chouchou, une nuit, en eut envie...
Non encore dessalé à dix-huit ans, malgré la place Pigalle, Julot, M. Biche et le Poiss'd'or, lui parut être une qualité rare, et comme il désirait lui-même pour la première fois, cela stimula son désir.
Les Éditions Séguier ont choisi de ne pas reproduire la belle couverture d'Henri Guilac. Elles ont demandé à Nina Missir de concevoir une couverture spéciale pour cette édition. C'est une réussite car elle reprend, en les modernisant, les codes de la couverture initiale.


Cette édition contient aussi une préface de Cédric Meletta qui est restée hors de portée de mon esprit cartésien et parfois terre-à-terre. Je me suis arrêté là dans mon « décryptage » : « Le critique du Mercure ne croit pas si bien dire, et cela vaut même à l'indicatif présent, puisque ce talent est complètement là, en ce siècle numérique du droit à l'image, à la différence, à l'oubli, siècle du Big data. Alors, lisons, vicieux, mais toujours impunis ce que 1'entre-deux-guerres a vomi sur le champ. Vomito-negro. »


Cet article de Paris-Soir, de 1937, consacré au meurtre d'Alex Scouffi, est une intéressante illustration de la manière de traiter l'homosexualité dans la presse grand public : cliquez-ici.

Description de l'ouvrage

Bien que réputée rare, j'ai un exemplaire de l'édition originale, avec la couverture que j'ai reproduite en début de message. Il contient aussi la rare bande d'éditeur, avec son accroche un peu racoleuse :  « Ce livre arrache le masque à des millions d'hommes. »


Au Poiss'd'or, hôtel meublé
Paris, Éditions Montagne, Fernand Aubier, Éditeur, [1929], in-8° (190 x 120 mm), 249-[7] pp, couverture illustrée en couleurs.

Achevé d'imprimer :
« Achevé d'imprimer le 22 janvier 1929 par l'Imprimerie Ramlot et Cie, 52, avenue du Maine, 52, Paris, pour les Éditions Montaigne »


Dans les bibliothèques publiques françaises, il n'y a que 3 exemplaires de l'édition de 1929 : BNF, qui été numérisé sur Gallica (cliquez-ici), Bibliothèque de l'Arsenal et médiathèque de Châteaudun. La Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BVHP) possède un exemplaire, qu'ils datent de 1933. S'agit-il d'une nouvelle édition ? A vérifier, car la description est trop sommaire.

Dans un interview à BibliObs, C. Meletta précise, en réponse à la question sur les raisons de la rareté de l'ouvrage : « La première, c'est que l'édition originale était illustrée d'eaux-fortes qui sont devenues des objets de collection. La deuxième, c'est le tirage quasiment confidentiel du livre, à l'époque : 500 exemplaires. Il y a eu un deuxième tirage après la mort d'Alec Scouffi, mais assez réduit, lui aussi. »

Sur le premier point, je n'ai pas trouvé d'autres mentions de ces eaux-fortes, en particulier dans les catalogues bien informés de Jacques Desse (Les Libraires associés) ou David Deiss (Elysium Books). N'y aurait-il pas une confusion avec la série des Fredi qui a effectivement comme caractéristique de contenir des eaux-fortes dans certains exemplaires (voir La série des Fredi, 1929-1930) ? Quant à l'information sur le tirage initial, je ne sais pas quelle en est la source. Mon exemplaire porte une mention de 12e mille en haut à droite de la couverture, ce qui peut laisser penser à un tirage beaucoup plus important. Néanmoins, comme on le sait, ce type de mention est souvent factice.

L'ouvrage a paru dans la Collection du Gay Savoir (il s'agit du « gay savoir » au sens de Montaigne, dont on trouve une citation « Je ne fay rien sans gayetér »). La quatrième de couverture donne les 9 premiers (et seuls ?) titres :


Au terme de ce message, j'ai réussi à ne pas faire les références obligées à Francis Carco et Jean Genet, comme dans toutes les critiques que j'ai lues. Elles ne sont pas erronées, mais je crains qu'elles ne donnent une vision biaisée ou réductrice de l'ouvrage.

Jésus-la-Caille, par Chas Laborde, 1920

lundi 20 mai 2019

La revue Pan

La revue Pan a été publiée à Berlin de 1895 à 1900. La couverture portait cette belle représentation du dieu Pan :


Quelques-unes des illustrations, fort belles à mon goût, de ce recueil :






Source des illustrations : catalogue de la vente du 14 mai 2019 - Binoche et Giquello. La notice sur la revue dans ce même catalogue :
REVUE. - Pan. Berlin, avril 1895-avril 1900. 10 volumes in-folio, cartonnage toile crème, grande composition sur le premier plat, dos lisse orné (Reliure de l'éditeur).
Collection complète de la revue allemande Pan, l'un des fleurons graphiques du Jugendstill.
Fondée en 1895 à Berlin par le poète Otto Julius Bierbaum et le critique d'art Julius Meier-Graefe, cette revue d'art et de littérature fut publiée jusqu'en 1900.
La revue ouvrit ses colonnes aux premières publications de jeunes écrivains et artistes, et les estampes originales qu'elle comportait familiarisèrent le public avec les formes artistiques nouvelles: Peter Behrens, Otto Eckmann, Ludwig von Hofmann, Walter Leistikow, August Endell, Joseph Sattler, Fidus, etc. comptaient parmi ses collaborateurs réguliers. La typographie était simple et esthétique: composition en deux colonnes aux proportions harmonieuses, sur papier à la cuve de premier choix, vignettes accompagnant le texte, gravures tirées pleine page et présentées à part, conçues la plupart du temps non pas comme illustrations des textes, mais comme des œuvres indépendantes [...]. Mais la revue offrait aussi un forum à la nouvelle typographie: Henry Van de Velde y publia son essai en faveur d'une synthèse des arts, «Allgemeine Bemerkungen zu einer Synthese der Kunst» [...] (cf. Hoffstätter, Jugendstill et art nouveau, 1985).

dimanche 12 mai 2019

Homage to Cavafy by Duane Michals



Portrait of Cavafy haunted by the ghost of his desire.

L'ouvrage de ce jour est un petit recueil de onze photographies en noir et blanc constitué par le photographe Duane Michals en hommage au poète grec Cavafy. Une photographie est placée en introduction, puis les dix autres sont associées à autant de poèmes de Cavafy, dans leur traduction en anglais. Il n'y a pas de lien entre les deux : « The photographs and captions are not illustrative of Cavafy's poetry. They are separate and sympathetic. ». Duane Michals a complété ces photographies d'une légende, là-aussi sans lien apparent avec les poèmes en regard. Il y a tout de même une relation entre les deux, comme une résonance, de façon indirecte, par la présence de cet homme jeune et beau qui est comme le «ghost of his desire » du poète Cavafy. C'est pour cela qu'un souffle homoérotique traverse ce modeste ouvrage. Chacun pourra choisir la photo qui trouve un écho en lui-même. Pour moi, c'est clairement celle-ci, la première de la série des dix :



The son returned home in the afternoon, but it was too late.
The father had died in the morning.

Two friends are playing cards. One is cheating.

Just to light his cigarette was a great pleasure.

He was unaware that at the exact moment
he removed his undershirt, his body has grown to its perfection.
With his next breath, the moment has passed.

When he was young man, it seemed impossible
that he would ever grow old. Now that he is old, he cannot
remember ever having been young.

There was something between them which they had alwayse sensed,
but it would remain unspoken.

After his shower he dried himself
very carefully. And although he would never admit it,
it had all been for my benefit.

I saw you, but you didn't see me.
You looked right at me, but you didn't see me.
You would never see me.

I could read it quite clearly in his palm. There would be
a terrible tragedy. My love could not protect him.

The old man photographs the young man.

Description de l'ouvrage

Homage to Cavafy by Duane Michals
[Danbury (New-Hampshire)], Addison House, [1978], in-8° (210 x 152 mm), [48] pp, 11 photographies en noir et blanc, jaquette.

Jaquette de l'ouvrage.
Le titre intermédiaire est : « Ten Poems by Constantine Cavafy. Ten photographs by Duane Michals. »

La première photographie se trouve en regard de ce court texte introductif de Duane Michals :
Homage to Cavafy
Constantino Cavafy was a man of great feeling and even greater courage. His poetry was his life. And because he was a man who loved other men, he demonstrated his courage by making public these private passions. He lived then, as we still do today, among those brute people who would literally destroy him both physically and spiritually for the unforgiveable sin of loving the wrong person.
Despite this vulnerability, he wrote about the truth of himself with painful honesty, and the strength of his art protected him and freed others. I salute his courage and thank him for the gift of his life.
Ensuite, l'ouvrage contient une alternance de poèmes et de photographies. Comme on l'a vu, ces photos n'ont pas de liens directs avec les poèmes, mais toutes sont empreintes soit du charme du corps masculin, soit de la difficulté de se voir et de communiquer, les deux pouvant être réunis comme dans la dernière photo de l'ouvrage.