samedi 23 décembre 2023

Le Temps d'aimer

Dans la très (trop ?) riche production de films et de séries LGBT, j’ai eu envie de voir Le Temps d’aimer, de Katell Quillévéré, avec Vincent Lacoste et Anaïs Demoustier. Pourquoi ? Parce que ce film traite d’un pan de l’histoire homosexuelle de la fin de la dernière guerre jusqu’aux années soixante. En deux mots, l’histoire est celle de Madeleine, serveuse dans un hôtel-restaurant et mère d'un petit garçon qu’elle a eu d’un officier allemand disparu. Elle rencontre François, un jeune étudiant riche et cultivé, dont on finit par apprendre qu’il a déjà vécu une expérience homosexuelle. Ces deux êtres avec leurs secrets et le poids de l’opprobre publique unissent leurs destins. Ensuite, c’est la vie chaotique de ce couple où Madeleine vit une relation difficile, entre amour et déni, pour son fils Daniel et où François, malgré l’amour qu’il porte à sa femme, continue à être habité par son attirance pour les hommes, jusqu’à la « chute » tragique de la fin du film.


C’est un beau film, que j’ai eu du plaisir et de l’émotion à voir, même si j’ai trouvé que tout y était trop sage : trop sage la mise en scène, trop sages les idées un peu convenues de cette histoire, trop sage le jeu des acteurs. En définitive, une démonstration trop sage de conflits intimes dans une France puritaine à la sortie de la guerre et de la collaboration. Probablement que le choix de Vincent Lacoste était le plus mauvais possible pour incarner François. Cet acteur inexpressif est incapable de rendre la violence du conflit intime qui habite son personnage. Au passage, je ne comprends pas l’estime dont il bénéficie. Certes, dans Plaire, aimer et courir vite, Vincent Lacoste était dans le ton, mais ce n’était pas difficile car son rôle collait à sa personnalité d’acteur. Heureusement, la grâce rayonnante d’Anaïs Demoustier est là pour donner de la vie à ce film. Et, Paul Beaurepaire, jeune acteur qui incarne Daniel à la fin du film nous apporte aussi sa beauté et son charme auxquels je n’ai pas été insensible.


Malgré tout, j’ai été gêné par quelques négligences ou approximations dans ce film qui se veut en même temps cultivé et historique. Détail, mais lorsque François explique qu’il est archéologue et montre, pour appuyer son propos, un fossile, on se dit que le scénariste confond l’archéologie et la paléontologie. Détail, mais lorsque François présente un sarcophage en expliquant que la scène sculptée sur le côté est la trahison de saint Pierre, on se dit que le scénariste ne sait pas qu’il s’agit en réalité du reniement de saint Pierre (et pour ceux que la culture religieuse intéresse encore, c’est Judas qui trahit le Christ et non saint Pierre). Ce manque de rigueur culmine dans une scène où un policier affirme que l’homosexualité est un délit. Et ce n’est pas un détail. Il faut probablement encore répéter que l’homosexualité n’a jamais été un délit en France. Lorsque François est poursuivi par la police dans le film, c’est au titre de l’excitation habituelle d’un mineur à la débauche, aggravée par l’application du décret de Vichy qui fixait une majorité sexuelle spécifique à vingt-et-un ans dans le cas des relations homosexuelles alors qu'elle était auparavant à quinze. Certes, c’est un peu plus compliqué à expliquer que de dire de façon abrupte que l’homosexualité est un délit en France. Pourtant, de nombreux historiens travaillent et ont travaillé sur la répression de l'homosexualité masculine. Je renvoie à cet article de Régis Revenin qui est une bonne synthèse sur ce sujet, au sein d’une étude intéressante sur le vécu homosexuel des jeunes hommes des classes populaires à cette même époque : Les jeunes « pédés » parisiens d’avant 1968. On peut aussi citer les travaux en cours de R. Schlagdenhauffen sur la répression policière et pénale de l’homosexualité, en l’absence d’un délit correspondant. Le sujet a été récemment évoqué dans une émission de France-Culture consacrée au vote par le Sénat d'une loi de réparation : Quelle réparation pour les politiques de criminalisation de l'homosexualité ? Autre ouvrage, très intéressant et documenté, de Romain Jaouen : L’inspecteur & l’« inverti ». La police face aux sexualités masculines à Paris, 1919-1940, qui explique bien comment, sur une période antérieure à celle qui nous intéresse aujourd’hui, l’utilisation abusive, voire dévoyée, de l’outrage public à la pudeur et de l’excitation habituelle des mineurs à la débauche représentait déjà un arsenal juridique suffisant pour poursuivre les manifestations des amours homosexuelles dès qu’elles sortaient de la chambre à coucher et qu'elles ne concernaient pas deux adultes majeurs. Pour finir sur ce thème, vous pouvez aussi consulter les billets d'Antoine Idier sur son blog : ici. C’est aussi en cela que je trouve le film trop sage. Il ne cherche pas à restituer la complexité du réel et préfère les raccourcis faciles.

Je rappelle à ce propos que j’aborde aussi ce sujet dans mon dernier livre, la réédition d'Adonis-Bar, de Maurice Duplay, paru en 1928, dont j'ai pris en charge la présentation, les notes et, surtout, un dossier important sur La Petite Chaumière  (1921-1939), le premier cabaret de travestis à Paris. J'y aborde la répression policière et juridique qu'a subie le cabaret et tous les moyens légaux ou illégaux utilisés pour cela. Ce titre est toujours disponible aux éditions GayKitschCamp, comme le reste du catalogue:

https://www.helloasso.com/associations/gaykitschcamp-cardon/boutiques/catalogue


Dernière petite remarque, le filme passe un peu vite sur les obstacles qu’il fallait vaincre en 1947 (et probablement encore plus aujourd’hui), pour qu’un fils d’industriel du Nord épouse une serveuse fille-mère de Bretagne. Rien que cela aurait suffi à constituer le sujet d’un film.

Une fois n'est pas coutume :


dimanche 3 décembre 2023

Der Mann in der Photographie. I, Le Cercle, 1954

En 1952, la revue homosexuelle suisse Der Kreis (Le Cercle) fête ses vingt ans d'existence. Publiée à Zürich depuis 1932, elle est devenue plus spécifiquement consacrée à l'homosexualité masculine depuis 1942, lorsque l'acteur Karl Meier, sous le pseudonyme de Rolf, en devient le rédacteur en chef. A l'occasion de cet anniversaire, la revue publie à destination exclusive de ses lecteurs, une sélection de 100 photos sous forme d'un ouvrage, sous le titre allemand de Der Mann in der Photographie.

Un texte en 4 langues (allemand, français, italien et anglais), en avant-propos, présente l'ouvrage :

Au terme de la vingtième année de parution de notre périodique « Le Cercle », nous vous offrons une collection des plus belles photos publiées durant ces dix dernières années. Ce recueil ne doit pas être considéré comme une publication indépendante mais, au contraire, comme la réunion en une sorte de bouquet d'anniversaire des clichés particulièrement artistiques présentés par notre revue.[...]
Ce livre ne sera pas vendu en librairie et doit demeurer une publication privée et réservée à nos amis du monde entier. Nous devons aussi insister sur le fait qu'il ne faut pas considérer les modèles comme appartenant à notre sphère. Ils ont été choisis uniquement pour illustrer la grâce de l'adolescence et la beauté masculines. Nous croyons que, dans leur diversité, ces images apportent leur contribution à l'Hymne au corps masculin qui, depuis l'Antiquité jusqu'à nos temps modernes ne cesse d’être chanté par les poètes.

La jaquette de couverture est illustrée par une photo de Roberto Rolf, qui est le pseudonyme de George Platt Lynes (1907-1955). C'est le photographe le plus représenté dans cette sélection, avec vingt-et-une photos sur cent. Il est suivi par Tan Hin Kong, d'Amsterdam, avec sept photos et la Western Photography Guild, de Denver, avec quatre photos.

Pour ma part, j'ai choisi douze photos parmi les cent, qui sont celles qui m'ont le plus touché. J'y ai ajouté la n° 25, peut-être moins belle, mais qui montre une certaine diversité dans les styles et les situations des photos publiées dans la revue. On constatera qu'à côté de quelques noms encore célèbres, Der Kreis n'hésitait pas à ouvrir ses pages à des amateurs talentueux.

10 : Roberto Rolf (George Platt Lynes), New York

11 : Roberto Rolf (George Platt Lynes), New York

22 : Prof. Rudolf Koppitz, Allemagne

24 : Tan Hin Kong, Amsterdam

25 : Jos. Nemeth, Budapest

33 :  photographe amateur, Suisse

53 : Schweiz, Pressephoto

65 : photographe inconnu américain

67 : photographe amateur, Allemagne

79 : Roberto Rolf (George Platt Lynes), New York  

96 : Albert, Johannesburg

99 : M. Bourke-White, USA  

Il existe un excellent film sur Le Cercle (Der Kreis) sorti en 2014, qui porte le même nom. Il raconte le destin de deux jeunes homosexuels, à Zürich en 1958, l'un étant professeur et l'autre coiffeur, et surtout chanteur travesti (drag-queen, en français), dans un cabaret zurichois. Ils appartiennent tous deux au Cercle et le film permet de faire quelques portraits d'homosexuels de ces années-là, dont celui de Rolf, pseudonyme de l'acteur Karl Meier, l'animateur de cette association et de sa revue. L'originalité de ce film est d'être à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. La trame de l'histoire est celle de ces deux hommes, Ernst Ostertag et Röbi Rapp, qui interviennent aussi dans des séquences actuelles de témoignage. Ces allers-retours entre le passé reconstitué et le présent des entretiens est très intelligemment fait. Il permet de mesurer le chemin parcouru et aussi la permanence des engagements de ces deux hommes depuis l'époque de leur jeunesse jusqu'à nos jours, engagement pour la lutte homosexuelle et engagement mutuel dans une histoire d'amour de plus de soixante ans. Dans une séquence, Röbi Rapp, âgé de plus de quatre-vingts ans, reprend, en travesti, la chanson qu'il interprétait dans les années cinquante et qui est aussi interprétées par Sven Schelker, le jeune acteur qui le joue. Une telle confrontation aurait pu être artificielle, maladroite, voire gênante. Il n'en est rien, au contraire. C'est un beau pont lancé à travers le temps. Ce film permet de mesurer le poids de la répression alors subie par les homosexuels, même lorsqu'aucune loi ne réprimait ni ne punissait l'homosexualité. La simple pression policière faite de descentes de police, d'interrogatoires, de contrôles d'identité suffisait à créer une atmosphère d'insécurité et, pour les plus fragiles, de terreur qui, dans un cas, conduit jusqu'à la mort. Il montre bien la dissimulation et la double-vie que devaient mener ces hommes, avec toutes les nuances depuis Röbi Rapp qui est presque officiellement admis comme homosexuel, y compris par sa mère (jouée par une revenante, Marianne Sägebrecht), jusqu'au proviseur qui mène clandestinement une vie de drague dans les pissotières alors qu'il a une femme et des enfants et une stature sociale. Ernst Ostertag est dans une position intermédiaire. Il se dissimule, ce qui est lui indispensable pour obtenir sa titularisation de professeur et vit dans le non-dit avec ses parents et sa sœur, mais, par ailleurs, il s'assume comme homosexuel aussi bien par sa participation à l'association Le Cercle que dans ses amitiés et ses amours. Il ne s'invente pas une vie honorable.

Röbi Rapp et Ernst Ostertag

Pour faire un lien avec ce message, au début du film, lorsque Ernst Ostertag se rend pour la première fois dans les locaux du Cercle, Rolf lui montre la bibliothèque et lui présente un des livres de photographies de cette série qu'Ernst feuillette. On y distingue rapidement quelques-unes des photos en noir et blanc qui illustrent le volume, en tout point similaires par le style à celles de ce premier volume.

Description de l'ouvrage


Der Mann in der Photographie. I
100 photos 1941-1952
Zürich, Lesezirkel « Der Kreis », 1954, in-8° (225 x 155 mm), [8] p. - 100 planches photographiques en noir et blanc - [4] p.
Couverture entoilée verte de l’éditeur sous jaquette illustrée.


Une citation de Novalis introduit l'ouvrage :
Es gibt nur einen Tempel in der Welt
und das ist der menschliche Körper.
Nichts ist heiliger als diese hohe Gestalt.
Man berührt den Himmel, wenn man
einen Menschenleib berührt.

« Il n’y a qu’un seul temple au monde et c’est le corps humain. Rien n’est plus sacré que cette forme sublime. […] C’est le ciel que l’on touche lorsque l’on touche le corps humain. »
Cette première publication a été suivie de trois autres volumes :
- Der Mann in der Photographie, II, 1942-1954, 1954.
- Der Mann in der Photographie, III, 1955-1958, 1958.
- Der Mann in der Photographie, IV, 1959-1961, 1962.
De ce que j'ai pu voir des exemplaires en vente sur Internet, ils sont tous sur le même modèle, certains étant sous couverture souple comme l'exemplaire qui est montré dans le film (qui n'a pas sa jaquette). 

Si vous souhaitez consulter un de ses livres, il faudra franchir les frontières pour aller à Dresde qui semble être la seule bibliothèque au monde qui possède les quatre (selon Worldcat). Quelques autres bibliothèques en détiennent des exemplaires, mais aucune en France…