lundi 31 août 2020

Un exemple de médicalisation de l'homosexualité (1895).

Depuis au moins l’an 2000, Jean-Claude Féray mène un travail d’historien de l’homosexualité, plus précisément, comme il le dit lui-même, une démarche sur « l’Histoire événementielle, littéraire et artistique de l’homosexualité. » Cela se concrétise par l’édition d’ouvrages et la publication trimestrielle d’un bulletin, sous le nom de Quintes-Feuilles.

Une publication récente a particulièrement attiré mon attention. Elle apporte un éclairage intéressant sur la médicalisation de l’homosexualité au XIXe siècle. Cette histoire a été traitée depuis longtemps. Cependant, il est toujours utile de rappeler comment les homosexuels sont passés des mains des prêtres à ceux des médecins, dans une même entreprise de stigmatisation, mais sur des bases différentes.

Le cas qui est présenté est intéressant sur un point. Ce ne sont pas des médecins « spécialistes », des aliénistes pour utiliser le vocabulaire de l’époque, qui traitent le cas de Joseph Charrier, mais deux experts « auto-proclamés » qui se penchent sur lui. Pour être précis, c’est le tribunal qui doit juger de l’attentat contre les mœurs de Joseph Charrier qui les a désignés, non pas sur leurs compétences reconnues pour traiter le sujet – ils ne sont pas psychiatres –, mais sur le simple fait qu’ils sont médecins et donc, partant de là, sachants. Cela permet de toucher du doigt non pas l’état de la recherche médicale sur l’homosexualité mais la pensée commune, la « vulgate », partagée par le corps médical, que les deux médecins Pacotte et Raynaud appliquent sans beaucoup d’imagination au cas qui leur est soumis. Et ce n’est pas parce que cela concerne un attentat à la pudeur sur mineur que cela change quelque chose.

Ne disposant pas de photo de Joseph Charrier, j'ai choisi ce portrait qui m'a paru inspirant,
même s'il ne correspond pas à la description physique qui en est donnée.

Cette expertise a été publiée dans les Archives d’anthropologie criminelle, en 1895. Vous pouvez accéder au contenu complet par ce lien : cliquez-ici Un peu plus tard, en 1898, le Dr Raynaud a publié une lettre de Joseph Charrier.

Le rapport d’expertise ne donne aucun nom, hormis quelques informations biographiques. Sur cette base, après avoir identifié Joseph Charrier, Jean-Claude Féray fournit tous les éléments précis sur l’histoire familiale et personnelle de celui-ci et a contextualisé l’expertise. Ce travail très intéressant a fait l’objet d’un bulletin hors-série accessible depuis cette page de présentation : https://www.quintes-feuilles.com/Bulletin-Hors-serie-n° 9

A la lecture de ce rapport, plusieurs points m’ont frappé. C’est d’abord l’importance du concept de dégénérescence. Je ne sais pas si ce concept a fait l’objet d’une définition médicale, voire psychiatrique, précise. A la lecture du rapport, on a plus l’impression que l’on plaque une notion morale, elle-même mal définie, sur une personne et un comportement que l’on réprouve. 

Parmi les caractéristiques relevés par les deux médecins, on retrouve un trait de caractère très communément attribué aux homosexuels : la « sournoiserie » (p. 437), qui se matérialise même, dans le cas de Joseph Charrier par « un certain air en dessous, embarrassé. » (p. 438). Ce texte ne nous évite aucun des préjugés généralement partagés sur les « invertis ».

J’ai aussi été frappé par l’importance qui est donné au milieu familial, pas tant du point de vue social, comme on le ferait aujourd’hui, mais du point de vue de l’hérédité : le père, « violent, sanguin et grand buveur », la mère, « une véritable hystérique », les frères et sœurs. On croit lire du mauvais Zola, qui, au-delà du poids de l’hérédité, savait toujours laisser une place à la responsabilité individuelle. Tout le raisonnement des médecins-experts est justement de démontrer l’irresponsabilité personnelle et donc pénale du prévenu, ce qui se termine par un enfermement à l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, plutôt que par une peine de prison. Joseph Charrier se suicidera quelques temps après son arrivée à l’hôpital. La conclusion du Dr Raynaud est la suivante :

Nous trouvons chez lui des tares héréditaires, des tares physiques, une véritable répulsion pour la femme et pour les petites filles, un penchant irrésistible pour les petits garçons, mais de dix à quinze ans, ceux plus jeunes ou plus âgés n'excitant pas ses désirs ; des idées et des traces de tentatives de suicide, des vols idiots, en un mot un cortège de symptômes tels que nous avons considéré cet homme comme atteint de Phrénesthésie et irresponsable.
Cette étude et ce cas montrent une nouvelle fois le travail pionnier et majeur du Dr Lacassagne qui s’est concrétisé par la publication de ces Archives d’anthropologie criminelle et pas la constitution d’un fonds documentaire très riche sur la criminalité et sur l’homosexualité, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon. J’emprunte cette présentation du docteur à l'introduction de Fières archives (2017), par Philippe Artières et Clive Thomson (p. 18) :
Le professeur de médecine légale de la faculté de Lyon, célèbre pour être l’un des fondateurs de la criminologie française, à l'instar de son collègue Cesare Lombroso en Italie, s’est intéressé très tôt à l’inversion du sens génital et en est devenu en France l’un des principaux spécialistes en matière de médecine légale, rédigeant l’article « pédérastie » dans le grand Dictionnaire médicale de Dechambre et faisant de sa revue, les Archives d’anthropologie criminelle, un lieu privilégié de publication et de recherche sur cette question. Très vite, il n’est pas un médecin militaire qui ne s'interroge à son propos, pas un médecin maritime qui ne s'intéresse à cette manie morbide. L'ensemble des enquêtes que publie la revue sur les tatouages est, par exemple, traversé par cette question de la sexualité des hommes entre eux. Les notes et observations médico-légales du Dr Boigey sur les détenus tatoués publiées en 1910 sont exemplaires de cette inquiétude.
La revue est également le lieu de publication de matériaux inédits et elle lance des enquêtes auprès de ses lecteurs. Marc-André Raffalovitch rejoint ainsi les rédacteurs de la revue. Cet homme de lettres, non médecin, lance à son tour dans les colonnes de la revue une enquête sur l’inversion sexuelle chez les aveugles-nés. Mais surtout, comme la longuement étudié Patrick Cardon, il tient à deux reprises des chroniques de l’unisexualité en 1897 et 1907 qui traitent de l’actualité à la fois scientifique et judiciaire de l’inversion en ce début du XXe siècle. Enfin, Alexandre Lacassagne amène ses étudiants lyonnais vers ces « nouveaux » territoires de la médecine ; il fait soutenir des thèses, les encouragent à rassembler de la documentation. Lui-même fait écrire les invertis qu’il croise en prison, tel Charles Double, l’inverti parricide.
Le récit de Charles Double a d’ailleurs été publié dans un excellent recueil de récits de criminels, pas seulement d’homosexuels : Le Livre des vies coupables. Autobiographies de criminels (1896-1909) (nouvelle édition en 2014).

 


Il a aussi été publié par les éditions GayKitschCamp : Charles Double, état psychologique et mental d'un inverti parricide (cliquez-ici).

Je n’ai malheureusement pas le catalogue de l’exposition qui lui a été consacré en 2004 à la Bibliothèque municipale de Lyon : Le médecin et le criminel. Alexandre Lacassagne, 1843-1924.

Il existe un bon article sur le Dr Lacassagne sur le site Crimincorpus, consacré à sa place dans les différentes théories de criminologie et à son oubli relatif : cliquez-ici.

En guise de conclusion, j’ai trouvé particulièrement savoureuse – si j’ose dire, car les conséquences pour les personnes concernées ont pu être terribles – ce raisonnement qui permet de conclure à l’aliénation : « Incontestablement il était aliéné, ce malheureux qui ne pouvait entrer en érection qu'au contact d’une main masculine. »

vendredi 21 août 2020

Les Mots à la Bouche

Fidèle de la librairie Les Mots à la Bouche, je n'avais pas encore eu l'occasion d'aller à leur nouvelle adresse. C'est avec beaucoup de plaisir que j'ai découvert ce nouveau lieu.

 

J'ai trouvé l'espace plus aéré, plus clair. Certes, l'étroitesse entre les rayons et un apparent désordre pouvaient faire le charme de la boutique de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Mais cela nuisait, de mon point de vue, à la fonction première d'une librairie : un lieu de déambulation et de découverte, qui doit donner envie d'acheter et de lire les livres que vous ne cherchiez pas (ce que vous cherchez, il n'est peut-être pas nécessaire de traverser tout Paris pour les obtenir). L'agencement des lieux se prête bien à cette découverte inopinée du livre que l'on ne connaissait pas.

Situé dans une rue tranquille du XIe arrondissement, l'emplacement me convient mieux. Au delà de la plus grande facilité d'accès depuis mon XVIIIe arrondissement, l'esprit du quartier est plus en phase avec mes valeurs et mes goûts. Allergique à tout ce qui transforme Paris en une vaste galerie commerciale de boutiques de luxe (ou qui en ont l'apparence), je n'allais dans le IVe que pour cette librairie. Je pense que je ne vais plus guère avoir l'occasion d'y retourner. Espérons que la renommée montante de ces nouveaux arrondissements ne va pas leur infliger cette double peine de la muséification et de la "gentrification" qui semble être le lot commun de nos centres-villes.

Source : Komitid
 

Pour revenir à la librairie, l'équipe y est toujours aussi accueillante, le choix toujours aussi riche. Un lieu qui me plait et qui m'a séduit.

Mes quelques achats d'hier, dont je reparlerai :



Film dont j'ai découvert l'existence grâce à cet article passionnant sur le site du magazine Trax : Les secrets derrière "Équation à un inconnu", le porno gay le plus mélancolique jamais réalisé.

 


Auteure que je connaissais pas et que j'ai découverte grâce à cette émission de France-Culture :  Lisez le journal de Mireille Havet, figure éblouissante et tragique du Paris lesbien des Années folles.

dimanche 16 août 2020

Une amitié militaire





Les photos anciennes de militaires montrent souvent des gestes de proximité physique. En général, ce sont des marques d'affection virile, habituelles à l'époque. Il ne faut pas y voir de signification particulière.
 
Ici, ces deux soldats du 159e Régiment d'Infanterie Alpine (RIA) de Briançon  semblent un peu éloignés l'un de l'autre. Et pourtant, la main qui tient le cou de l'autre me semble un geste inhabituel, non dénué d'une certaine tendresse. J'aime le visage de l'homme de gauche, très intense, avec, lorsqu'on le regarde de près, un voile de tristesse. La main gauche qui se referme dans un geste nerveux nous amène à penser que la sérénité affichée du visage n'est qu'apparente. L'homme de droite a un air plus bravache. Mais, est-il aussi sûr de lui que le laisse penser son attitude ?

Cette photo illustre une carte postale de correspondance. Il était courant à l'époque que les photographes proposent les portraits à ce format, ce qui permettaient ainsi de les envoyer à sa famille ou à ses amis.

Le dos de la carte est écrite. Elle est signée du soldat Joseph P. qui donne des nouvelles à son frère et à sa belle-sœur. Nous sommes le 14 novembre 1914 à Briançon. Il fait froid et la neige tombe. C'est le début de la guerre. Nous comprenons que Joseph P. a été blessé, probablement lors des premiers engagements, très meurtriers, du 159e RIA dans les Vosges. Ces deux visage jeunes ont sûrement déjà vu la mort de près. Est-ce que c'est ce que nous pouvons lire dans leurs yeux ?


Pour illustrer la neige à Briançon, j'ai choisi cette image extraite du Napoléon, d'Abel Gance. En effet, la scène de la célèbre bataille de boules de neige du jeune Bonaparte à Brienne a été tournée à Briançon durant l'hiver 1925. Le réalisateur a fait le choix de laisser apparaître la vue très caractéristique de la ville fortifiée et de sa collégiale au détriment de la vérité historique.