Les éditions GayKitschCamp viennent de publier une nouvelle édition d'Une Folle à sa fenêtre, de Michel Cressole. Il s'agit d'un recueil de chroniques parues sous ce titre dans Un Autre journal, entre 1990 et 1992, date du décès de Michel Cressole du SIDA.
Je conseille la lecture de ces chroniques d'un autre temps. J'ai particulièrement aimé celle-ci que je me permets de reproduire. Il se trouve aussi que c'est la dernière qu'il a écrite.
En 1991,
elle fut folle des guerriers maraudeurs du Libéria sous leur perruque de travers, nègres vénitiens dont la torche serait un fusil-mitrailleur. Elle aima presque autant les miliciens serbes adolescents aux joues de sorbet, enroulés dans la fourrure du renard dont le jeune Spartiate de la légende a supporté la morsure. Il lui semblait barbare de ne voir en eux que des barbares. Ils avaient poussé sauvages parce que sa bouture leur manquait. Puisqu'ils faisaient figure d'affreux et qu'ils servaient de repoussoir, elle avait l'exclusivité sur leur beauté et leurs charmes ne jouaient que pour elle. 1991 : année impossible, où la Folle fut portée à l'adoration des garçons les moins disposés à l'apprécier. Où elle se sentait vengée par eux, tout en sachant qu'ils ne manqueraient pas de la piétiner à son tour. Elle entendait qu'on parlait d'elle chaque fois qu'il était question d'offrir aux vagabonds l'abri d'une « tente chauffée ».
À l'instant, juste avant d'en arriver là, la Folle a croisé dans le métro un de ces garçons qu'on dit perdus parce qu'ils ne lui tiennent pas la main. Un voyou de velours, blond coron, les lèvres comme deux carambar à la framboise. Il était furibard. Un pied dans le plâtre, il descendait les marches une à une embarrassé par deux béquilles. Mauvais comme une femme qui porte un bébé qui hurle. Son plâtre donnait un air inachevé à sa statue. Il en faisait l'offrande à chaque marche pailletée, où il déposait son fardeau comme s'il risquait d'exploser. Intouchable, il devenait le comble de la disponibilité, dans son ralenti de cassette porno, ligoté au portique de ses béquilles. La Folle, à son habitude, a vécu son histoire avec lui dans un coup d'œil de quatre secondes. Elle était au bas de l'escalier, quand il lui cria : « Tu m'as regardé, je vais te planter ». C'était comique, comme s'il lui demandait de l'attendre. Comme s'il allait jeter ses béquilles pour dévaler les marches à sa poursuite, comme si la Folle faisait des miracles, d'un seul regard.
Cette édition contient un beau texte d'Hélène Hazera sur Michel Cressole, mais aussi sur elle-même et sur une époque. Elle avait d'ailleurs écrit son portrait dans Libération, le lendemain de son décès :
Michel Cressole, journaliste à «Libération», est mort hier du sida. Le journal de Michel s'est achevé.
Vers la fin des années 70, Michel Cressole avait livré dans une revue des nouvelles d'une si jolie facture qu'elles lui valurent les compliments de Roland Barthes. Plus tard, quand il se fut engagé dans le journalisme, des amis lui reprochèrent: n'aurait-il pas fait mieux de poursuivre une vraie œuvre «littéraire». Michel, grand collectionneur de journaux intimes, répondait qu'être journaliste c'était justement tenir un journal. Qu'en retrouvant ses vieux articles, on pourrait retracer ses intérêts, ses curiosités, au fil des jours.
Avant d'esquisser le portrait du journaliste, il faut parler de Michel. Il est né en 1948 dans un petit village du Bourbonnais, à une vingtaine de kilomètres de Roanne. Un ami d'enfance se souvient de lui organisant des séances de guignol très élaborées dans son jardin. A dix ans, on l'envoie en pension à Roanne. Adolescent, il y découvrira les amours masculines, elles seront exotiques: l'autre garçon est vietnamien.
Quand viendra le moment du choix, Michel choisira de monter à Paris plutôt que Lyon. Ceux qui connaissent l'austérité de Michel ne s'étonneront pas d'apprendre qu'il a milité un moment dans les rangs trotskistes de Voix ouvrière... mais Jean Genet le marque plus que Marx.
A Paris où il suit des études de lettres, Michel jette sa gourme et choisit de ne pas cacher ses goûts. Dans la vague libertaire de Mai 68, des féministes et des homosexuels créent le Front homosexuel d'action révolutionaire (Fhar). Michel s'y précipite. C'est là qu'il rencontre ¬ entre autres amis ¬ Guy Hocquenghem: chacun était intéressé par l'amant de l'autre. Il n'y aura jamais de commerce charnel entre Michel et Guy, mais une longue et parfois orageuse amitié. L'appartement de Michel, vers Odéon, devient une petite annexe du Fhar. Toutes sortes de conduites délictueuses s'y épanouissent, au milieu de cubes design pleins de livres. Michel poursuit ses études, fait le prof à l'université, grande mèche blonde et boucle d'oreille en plastique, travaille pour des encyclopédies, voyage, parfois avec Guy. Chineur il se constitue une bibliothèque étonnante, autour de l'exotisme, du monde noir, de l'homosexualité, de l'aristocratie...
C'est Guy Hocquenghem qui fit entrer Michel à Libération, en 1978; pour l'aider à tenir la rubrique télévision, qui, vite, devint une des pages les plus prisées du journal. Michel tenait à ce que l'on sache que Roland Barthes, rencontré dans un sauna devant un show de Claude François à la télévision mais qui ne fut qu'un ami, lui avait prodigué de très pertinentes leçons d'écriture.
Michel ricana quand quelqu'un écrivit de lui «le journaliste homosexuel Michel Cressole». Comme s'il était le seul! Simplement, comme un Jean Lorrain jadis, Michel ne cachait pas ce qui n'a pas à être caché: ses goûts devenaient une grille de lecture du monde. Qui d'autre que lui aurait pu écrire ces pages sur Haïti au derniers temps du duvalierisme («Haïti chérie et maudite»), avec notamment une description féroce d'une maison de passe pour touristes blancs amateurs de garçons noirs. Parce qu'il sut écrire extrêmement bien de la mode, certains pensent d'abord à lui pour ça. Mais une plongée dans les archives de Libération oppose un démenti. Michel a écrit les premiers articles parus en France dans la presse quotidienne sur V.S. Naipaul, en qui il retrouvait la même haine des clichés tiers-mondistes sur l'Afrique et les pays en voie de développement. Michel Cressole a réalisé un grand reportage sur les sans-abris à New-York, avec son amie la photographe Martine Barrat, il faisait régulièrement partager ses lectures à la rubrique livre du journal... Michel a écrit sur les aristocrates qui le fascinaient, sur le cinéma, sur les jardins, sur la voix de Piaf, sur Barbara, sur Bayreuth, sur la décoration, sur la cuisine, sur le sport (notamment il a suivi tout un Tour de France...), réalisé un numéro spécial sur Jean Cocteau, revenant souvent sur l'Afrique...
Ceux qui n'ont jamais essayé de décrire une robe en quelques lignes, ceux qui ne se sont pas heurté au pouvoir corrupteur du monde de la mode, ne peuvent pas évaluer le travail qu'a effectué Michel. Dans un milieu où l'on passe son temps à déchirer tout un chacun, Michel a su se faire respecter de tous. Michel était fier d'avoir écrit le premier article jamais paru sur Azzedine Alaïa, quand celui-ci était juste une bonne adresse que se refilaient les rédactrices de mode en se gardant bien d'en parler. Ca a aussi à voir avec le journalisme: Michel aimait aider le talent, Michel savait le débusquer, lui donner sa chance, et même à l'occasion le discipliner.
Michel a demandé qu'on ne mette pas sur ses faire-part «Michel Cressole, journaliste». «Je ne veux pas mourir dans la peau d'un journaliste.» Pourtant, tant que ses pas ont pu le porter il est venu travailler au journal.
Il a fait partie de la grande vague d'avant la prévention, qui a emporté tant de ses amis et de ses amants. L'annonce de sa séropositivité, après Hocquenghem, après Copi, après tant d'autres, ne l'a pas surpris. Dans une chronique qu'il tint un moment à l'Autre Journal (Une folle à sa fenêtre) Michel témoignait avec humour et discrétion des humeurs d'une folle ¬ il n'avait pas peur du mot ¬, d'une folle atteinte. Quand le masque de la maladie s'est posé sur lui, il a su le porter avec hauteur. Pour certains, son état de santé fut une raison de l'oublier, d'autres furent fidèles. Mais avec la maladie vint la plus belle des histoires d'amour avec un jeune couturier, Victor. Michel est mort dans ses bras mardi matin. Depuis 1986 c'est le neuvième collaborateur de Libération emporté par le sida.
Il a publié: Deleuze aux Editions Universitaires 1974. Qu'est-ce qu'ils ont de plus que nous aux Cahiers du cinéma 1983. Les Grands Chefs de Rhône-Alpes chez Glénat, 1987. Une folle à sa fenêtre aux Cahiers Gay-Kitsch-Camp 1990. Sur les traces de l'Afrique fantôme aux Editions Maeght, 1991.