mercredi 30 décembre 2020

Glane

Je vous partage cette découverte récente que je trouve assez troublante. L'homme est beau. Mais pourquoi tient-il ainsi la tête de sa femme ? Mystère. J'ai pensé couper le bas du tableau pour ne pas perturber la perception, en concentrant le regard sur le visage de l'homme. En définitive, j'ai respecté le choix de l'artiste, aussi étrange puisse-t-il paraître.

Ary ARCADIE LOCHAKOW (1892 Argeiev (Bessarabie)- Paris 1941)
Le poète David Knut et sa femme, 1923

Arcadie Lochakow nait à Argeiev en Béssarabie. Il étudie la peinture aux Beaux-Arts d’Odessa et en 1920, il arrive à Paris aux côtés de son ami le poète David Knut. Les deux amis vivent ensemble dans une chambre d’hôtel. Arcadie Lochakow peint et travaille dans un atelier de photographie qui lui permet d’avoir un revenu fixe. Il expose ses œuvres de 1923 à 1938 au Salon des Indépendants, de 1922 à 1938 au Salon d’Automne et de 1927 à 1936 au Salon des Tuileries. Il y expose de nombreux portraits, natures mortes et bois gravés.
En 1923, Arcadie Lochakow réalise le portrait de son ami David Knut en compagnie de sa femme.
David Knut de son vrai nom en russe Douvid Meierovitch Fixman est un poète et journaliste de langue russe né en 1900 à Orhei en Bessarabie et décédé à Tel Aviv en 1955. Il émigre avec sa famille en 1920 à Paris et adopte comme nom d’auteur le nom de sa mère « Knut ». Il publie dans de nombreuses revues, crée la revue « La Nouvelle Maison » et participe à l’Union des jeunes poètes en 1925, organisation qui soutient le travail des hommes de lettres russes en exil à Paris. Durant la seconde guerre mondiale, David Knut lutte avec sa femme Ariane pour protéger les familles persécutées et fonde un mouvement de résistance l’Armée juive.
Arcadie Lochakow présente dans cette composition le poète David Knut à l’âge de 23 ans tenant dans sa main droite une marguerite et sous son bras gauche la tête de sa femme Ariane. Le peintre compose cette œuvre avec des éléments visuels verticaux tels que le buste de son ami poète, sa main stylisée pointant ses doigts vers le haut, la petite statuette souriante à gauche et l’accessoire vestimentaire suspendu au mur sur la droite. Un parallélisme visuel est également créé avec les deux visages énigmatiques peints de trois quart. Les paupières du poète sont baissées et rivées sur la marguerite, qui, dans la symbolique des fleurs, porte un message d’innocence, de pureté, d’amour véritable et de fidélité. Une œuvre mystérieuse, esthétique et bercée de poésie.
Arcady Lochakow présente cette œuvre au Salon des Indépendants de 1923. Il la représente à nouveau en 1934. Elle est également illustrée dans plusieurs ouvrages de référence.

(Source photo et notice : Millon SVV).


lundi 14 décembre 2020

Adonis-Bar, Maurice Duplay, 1928

Au sein de la vaste littérature homosexuelle de l’entre-deux-guerres, il reste encore des découvertes à faire. Derrière le trio « écrasant » formé par Proust, Gide et Cocteau, on sait qu’il existe des livres comme Le Troisième sexe, de Willy, Au Poiss’Or, d’Alec Scouffi, Un Protestant, de Georges Portal, Platoniquement, d’Axiéros, pour ne citer que quelques ouvrages récemment réédités. Pour connaître le Paris Gay de ces années-là, Chez les mauvais garçons, de Michel du Coglay a aussi été largement utilisé. Pourtant, il semble que ce ne soit que la pointe de l’iceberg, car, au gré de mes recherches, je suis tombé sur un livre que j’ai lu avec plaisir et que j’ai trouvé sympathique : Adonis-Bar, de Maurice Duplay, paru en 1928 (Je viens de rééditer ce roman, avec un dossier. Voir en fin d'article)


Il est peu connu et peu cité. Il est absent des bibliographies de l’Histoire de l’homosexualité en Europe (Berlin, Londres, Paris, 1919-1939), de Florence Tamagne et de Paris Gay 1925 de Gilles Barbedette et Michel Carassou. La seule référence que j'ai trouvée est dans le très documenté Hôtels garnis, Garçons de joie, de Nicole Canet à propos d'une maison close clandestine de la rue aux Ours.
 
Ce roman mérite pourtant d’être lu pour plusieurs raisons.

Avant de les détailler, l’histoire en deux mots. C’est le parcours de vie d’Horace qui commence sa « carrière » comme amant du grand acteur Farnèse, puis comme acteur lui-même, médiocre et sans succès, tout en essayant de tirer quelques gains de ses charmes. L’âge venant, il voit bien qu’il ne pourra pas toujours vivre ainsi. Il se « reconvertit », comme l’on dit aujourd’hui, en ouvrant un bar, un peu miteux, sur les pentes de Montmartre, l’Adonis-Bar, avec l’aide de quelques amis travestis. Peu à peu, ce bar devient le rendez-vous incontournable du Paris Gay de ces années-là, grâce à la notoriété que lui apportent son ancien amant Farnèse, le poète Jonquille ou le prince des Canaries. Il rencontre Fred, un jeune vendeur de cravates dont il fait son amant, son associé et, à la fin du livre, son quasi-époux. Je passe sur les péripéties qui conduisent jusqu’à une fin heureuse (et oui ! quoiqu’on pense et quoiqu’on dise, même à cette époque, il y a des fins heureuses dans la littérature homosexuelle).

La Vie parisienne, 7 juillet 1934

Il est assez évident que le bar au centre de ce roman s’inspire très fortement de la Petite-Chaumière qui se trouvait 2 rue Berthe, dont Willy (mais pas seulement lui) parle sous le nom de la Petite Cabane. Sur ce bar, on peut aussi consulter le livre de Nicole Canet, Hôtels Garnis, Garçons de joie. Il est facile de reconnaître l’infant d’Espagne sous le pseudonyme de prince des Canaries. Il y a probablement d’autres modèles pour les personnages, mais je n’ai pas poursuivi le travail d’identification.

Louis-Ferdinand d’Orléans-Bourbon
Infant d'Espagne (1888-1945)
Et homosexuel notoire !

Un des intérêts de l’ouvrage est qu’il montre bien l’incertitude qui pesait sur ces établissements. En soi, à partir du moment où tout se passait à l’intérieur du bar, il n’existait aucune loi interdisant ce type d’activité. Pourtant, au gré des changements de préfets ou de ministres ou sous la pression des dénonciations des voisins (M. Bredonneaux, qui est un personnage récurrent et un peu ridicule du livre), il était toujours possible de trouver un motif de fermeture, voire de condamnation du propriétaire : tapage nocturne, trafic de drogue, détournement de mineur, etc. En définitive, Horace finit par tomber à la suite d’une rafle où un certain Rico qui serait en réalité un indic de la police a « oublié » de la cocaïne dans sa poche au moment de son arrestation dans le bar.

Malgré quelques clichés, l’ouvrage se montre plutôt bienveillant. On est loin de la goguenardise un brin gauloise de Willy. Il y a tout juste de l’ironie. Certes, la psychologie des personnages est un peu sommaire. Le style est celui de la littérature commune de l’époque. Mais, bon, cela fait plaisir à la fin de voir Horace et Fred couler des jours heureux dans leur garçonnière au-dessus du bar : « la secte des uranistes s’attendrissait sur la durée de leur union, que l’adversité avait failli rompre, mais qui s’était reconstituée dans la réussite finale ». En réalité, ce sont plutôt les femmes qui sont mal traitées dans ce livre, car, hormis la vieille tante de Fred, toutes les autres sont peintes sous un jour plutôt défavorable.

Le livre se finit sur ce discours du poète Eusèbe Léthé qui fut un compagnon des mauvais jours de l’Adonis-Bar. Depuis que l’établissement est devenu chic et n’admet que les convives en habit, le vieux et pouilleux poète n’est plus le bienvenu. Il se désole :

— Je conçois, je partage ta révolte contre les profiteurs et les mauvais prêtres d’Aphrodite céleste. Mais n'est-ce pas un sort commun aux causes qui triomphent, que de rallier, après l'élite, la foule, c’est-à-dire un innombrable troupeau d’âmes sordides ? Prêchées par une poignée d’apôtres, qui expièrent sur la croix, la roue, le bûcher, leur singularité sublime, elles s’avilissent en s'imposant. Voilà pourquoi si les marchands et les simoniaques sont, quelquefois, chassés du temple, ils ne tardent guère à l’envahir de nouveau, et à en renvoyer pour toujours, les vrais croyants. Nous fûmes, cette nuit, plutôt mal reçus à l’Adonis ; au cas où l’envie saugrenue nous prendrait d'y retourner, nous nous en verrions interdire l’accès, en vertu d’une injuste mais immuable loi.

On croirait lire, avec d’autres mots et un autre style, les constats un brin désabusés sur l’évolution du Marais des années 1970 à nos jours.

Maurice Duplay (1880-1978)

Maurice Duplay semble avoir été un écrivain qui jouissait d’une certaine notoriété si j’en crois sa notice Wikipédia. Ce livre a été publié par Albin Michel, un éditeur ayant pignon sur rue, ce qui n’était pas toujours le cas pour ce type de littérature. La couverture est illustrée par Marcel Vertès, un artiste reconnu à l’époque. Pourtant, il est quasi-introuvable, ce qui explique probablement qu’il n’a été que rarement cité. Si vous voulez le lire dans une bibliothèque publique, vous pouvez aller à la BNF. Si vous le cherchez près de chez vous en province, il vous faut aller à … Châteaudun ! Ce sont les deux seuls exemplaires que référence le CCFr.
 
 
Complément :
Dans la première mouture de cet article, j'ai indiqué que La Petite Chaumière se trouvait au n° 5 de la rue Berthe sur la base d'un renseignement que je pensais de confiance. Après vérification et quelques recherches, je corrige : La Petite Chaumière se trouvait au n° 2 de cette rue, dans un immeuble qui a disparu depuis. En plus, pour compliquer l'identification, le début de la rue Berthe a changé de nom. C'est maintenant la rue André Barsacq. Pour conclure, si vous voulez faire une pèlerinage en ce lieu mythique de l'histoire homosexuelle, vous devez faire une station devant cet immeuble :



Réédition
Depuis la publication de cet article, j'ai réédité ce roman, pour lequel j'ai pris en charge la présentation, les notes et, surtout, un dossier important sur La Petite Chaumière  (1921-1939), le premier cabaret de travestis à Paris. Situé à Montmartre, il a eu une telle renommée pendant quelques années que son nom est devenu synonyme d'homosexualité. J'ai rassemblé presque une trentaine de textes qui l'évoquent. Maurice Duplay s'en est très largement inspiré pour ce roman.


samedi 5 décembre 2020

Glane


Quel péché ces sympathiques (et légèrement maniérés) jeunes gens ont-ils commis pour être voués à aller croupir en enfer jusqu'à la fin des temps ?
 

Vincente Maçip (Andilla ? ca.1474-Valencia 1550)
The Last Judgement with Saint Michael Archangel
Source : Christie's