vendredi 23 avril 2010

"Les Amours dissidentes", de Boris Arnold, 1956.

Curieux livre que ces "Amours dissidentes" de Boris Arnold, paru en 1956. L'introduction ne peut que réjouir :

Tout d'abord, une vérité première – comme l'eût dit notre grande Colette, – une vérité qu'à l'inverse de Mme Peloux, mère de Chéri, il n'est pas besoin de répéter : "J'aime les hommes" !...

Et du plus loin qu'il m'en souvienne, je les ai toujours aimés, dès l'heure même où j'étais à cent lieux d'imaginer les agréments qu'il était et sera toujours possible de goûter par eux. (p. 9).

Le ton est donné. C'est une vision décomplexée, presque légère, de l'homosexualité qui nous est donnée à lire dans ce roman dont on peut penser qu'il a un fond autobiographique.


Après quelques chapitres sur ses premières amours, son initiation, puis son entrée dans le monde gay du Paris d'avant-guerre (on comprend un moment qu'il est né vers 1918), on entre vite dans le thème central du livre : les amours du héros, Maurice Maurel, le "je" de tout le récit, avec de beaux et blonds Allemands pendant l'Occupation. Cela forme la trame centrale du récit. Que l'on ne pense pas qu'à ce moment-là, le ton se fasse plus dramatique ! On y trouve toujours cette légèreté un peu badine, qui s'allie parfois à plus de gravité lorsqu'il raconte ses ruptures, souvent par une maladresse un peu cruelle, ou son amour irraisonné pour Marc.

Ecrit 10 ans après la fin de la guerre, il ne regrette rien, avouant, dans le seul passage où il tente de se justifier au nom de la recherche de l'amour : "mon crime – si crime il y eut – a été expié, et au-delà" (p. 189). A l'occasion, il se montre cruel et ironique, mais sans amertume, vis-à-vis de tous ceux qui ont profité de ses bonnes relations avec les Allemands ou de tous ces Français qu'il a croisés, en cheville avec les Allemands, juste avant que la situation ne devienne compromettante pour eux.

Je me suis interrogé sur la motivation de l'auteur. Voulait-il se justifier ? Je ne le pense pas, car son livre ne se présente pas sous forme d'un plaidoyer. Voulait-il témoigner ? Peut-être, mais qui cela pouvait-il intéresser en ces années-là, encore si proches de la guerre, de savoir que des homosexuels français avaient aimé des Allemands. Ce thème d'ailleurs n'a guère fait recette car un seul autre livre aborde ce thème, sous forme romancé comme celui-ci : Le monde inversé, d'André du Dognon. Depuis, ce sujet n'a pas fait l'objet d'une étude plus complète, même s'il a été marginalement abordé dans des histoires de l'homosexualité. En définitive, je crois qu'il ne faut voir dans ce livre que le désir d'un homosexuel de parler de sa vie, de ses amours, pour simplement faire partager au lecteur ses "quatre amants, quatre amours, quatre bonheurs, quatre chagrins, tous différents, précieux, regrettés et, en définitive, tous merveilleux compléments les uns des autres." (p. 183). Ses amours l'ont porté vers des Allemands. Pourquoi pas ? Elles auraient tout aussi bien pu lui faire fréquenter des ouvriers, des bourgeois, des Espagnols, que sais-je encore. A une époque où Genet instituait son désir, qui allait à l'occasion vers des soldats nazis, comme une subversion et qu'un Sartre lui élevait une statue politique, les amours de Boris Arnold pour les Allemands ont presque un air de provocation tant elles paraissent pour ainsi dire naturelles et dénuées de toute arrière-pensée politique.

Derrière le pseudonyme de Boris Arnold se dissimule Henri Pérol, un Lyonnais, employé de préfecture, devenu libraire. Appartenant au premier cercle d'Arcadie, il en sera le délégué lyonnais. Deux chapitres de son ouvrage ont paru en pré-publication dans les numéros de décembre 1954 et février 1955 de la revue d'Arcadie. Son livre sera ensuite largement annoncé jusqu'à sa parution en avril 1956. Il fera l'objet d'une critique de Marc Daniel dans le n° d'octobre 1956 (pp. 62-64). L'article est globalement élogieux, relevant qu'il s'agit d'un livre qui ne se prend pas au sérieux. Marc Daniel semble certes un peu gêné d'un certain manque de virilité. Il est vrai que Boris Arnold se montre parfois un peu "folle" dans son style ou ses références. On retrouve sous la plume de Marc Daniel l'obsession des débuts d'Arcadie pour une homosexualité présentable, une homophilie, qui se démarquerait de la culture "folle". En dehors de ce bémol, il met en exergue la vision sereine de l'homosexualité, où les amours entre hommes ne se terminent pas en suicide, meurtre, déchéance, etc. Il est vrai qu'à ce titre l'ouvrage tranche par rapport à la vision misérabiliste et tragique de l'homosexualité encore très présente à l'époque (voir Jean-Paul de Marcel Guersant), où le péché et le repentir sont omniprésents. Il ouvre une voie vers une "normalisation" de l'homosexualité. A ce titre, l'ouvrage mérite d'être lu. Pour finir sur la critique de Marc Daniel, les amours avec l'occupant sont rapidement traitées, ne représentant probablement pas un "problème" pour lui.

Le livre a cependant été interdit au motif qu'il était "de nature extrêmement dangereuse". Ceux qui penseraient qu'il était trop crû ou trop direct dans son récit, qu'ils se détrompent. S'il n'est pas fait mystère de l'aspect charnel de toutes ses relations, le récit en reste très allusif. Pourquoi, plus que d'autres, ce livre a subi les foudres de la censure ? Est-ce parce qu'il traite des relations avec les Allemands, sans faire montre de beaucoup de remord ? Je ne le crois pas. Le politiquement correct n'avait pas encore frappé. Je crois plutôt que c'est justement cette peinture d'une homosexualité sereine qui a fait peur au censeur. Preuve, s'il en ait, que son optimisme était encore prématuré lorsqu'il parlait des "personnes heureusement de plus en plus rares qui se complaisent à imaginer que nous sommes des monstres" (p. 22).

Pour finir ces quelques notes, je glane cette phrase dans le livre, dont le ton représente bien l'esprit.

"Le lendemain matin lorsque je m'éveillai, dans le lit et entre les bras de M. le Conseiller Karl Hohlbein, je me demandai pourquoi les Allemands s'obstinaient à se rendre si désagréables en faisant la guerre, alors qu'ils pouvaient dispenser tant de bonheur en faisant l'amour ?" (p. 62).


Description de l'ouvrage

Boris Arnold
Les amours dissidentes
Paris, Prima-Union, 1956, in-8° (190 x 140 mm), 219-[2] pp.

2 commentaires:

FM a dit…

Lisant votre dernier billet je retourne à celui-ci et ne peux m’empêcher de partager, à propos de bien pensance, mon effroi devant la bêtise de la très longue critique par Frédéric Martel sur le site de France Culture du journal intégral de Julien Green dont le sommet est atteint par :

« Durant les années 1930, Green se plaira régulièrement à décrire ses ébats avec son jeune allemand Adolf sans que ce nom et le contexte politique ne lui inspire la moindre prudence. Bientôt, il sort avec un second Adolf et ses doubles "lovers" (Adolf Pinamonti et Adolf Bülkner) l’occuperont toute la fin des années 1930 – ce que le lecteur trouvera particulièrement gênant. »

Mais je cite plus longuement, pour ne pas sortir ces phrases de leur contexte. Tout lecteur du journal aura pourtant noté l’oreille attentive aux inquiétudes de ses visiteurs allemands.





« Son rapport vis-à-vis de l’Allemagne nazie n’est pas très clair, non plus. Déjà, en visitant l’Allemagne en 1931, il n’a guère d’intérêt pour la chose politique et beaucoup d’appétit pour la chose sexuelle. Bientôt, il rencontre Adolf, un jeune garçon allemand, et il nous raconte par le menu ses parties carrées avec lui (p. 285). Durant les années 1930, Green se plaira régulièrement à décrire ses ébats avec son jeune allemand Adolf sans que ce nom et le contexte politique ne lui inspire la moindre prudence. Bientôt, il sort avec un second Adolf et ses doubles "lovers" (Adolf Pinamonti et Adolf Bülkner) l’occuperont toute la fin des années 1930 – ce que le lecteur trouvera particulièrement gênant. Au moins a-t-il la circonstance atténuante, parfois avancée par certains homosexuels collabos, d’avoir préféré les Allemands couchés plutôt que debout…

Au même moment, en 1932-1934, il fréquente l’écrivain allemand Klaus Mann avec lequel il parle moins de politique que des lieux de dragues à Berlin. Les difficultés de trouver des garçons est une préoccupation essentielle de Green, dans l’Allemagne nazie de 1934. Au même moment, Julien Green se réjouit que le régime fasciste italien n’ait pas freiné la "pédérastie" à Capri, où elle est "florissante" (p. 544). La même année, alors qu’Hitler est arrivé au pouvoir, l’écrivain se désole : "Paris est une ville à femmes. Un pédéraste ne peut y vivre heureux, voilà la vérité. Si je le pouvais, j’irais avec Robert en Allemagne. Je retrouverais une sorte d’équilibre" (p. 548). Une attitude générale de Green qui, en mars 1933, résume sa conception politico-sexuelle : "Mon amour pour l’Allemagne est sexuel, et d’autant plus tenace et profond" (p. 572-573). En 1934, il ose encore écrire, ingénu, à propos de son jeune allemand Adolf : "Hier, journée ennuyeuse, je me branle par lassitude. J’avais sous les yeux une photo du cul d’Adolf qui me transportait de plaisir".

Tout est à l’avenant, ad nauseam. En juin 1934, Green nous raconte qu’il drague "un SA qui a horreur des Juifs et des communistes". Par la suite, il fait l’éloge de la beauté d’un jeune nazi "dans son petit vêtement bleu pâle" (août 1938, p. 1204).



Frédéric Martel

Julien Green, Journal intégral, tome I, 1919-1940, collection Bouquins, septembre 2019 (les tomes II, III et IV devraient paraître en 2021). [Disclaimer : par souci de transparence, je précise ici que Jean-Luc Barré, biographe de référence de Jacques Maritain et de François Mauriac, et éditeur du Journal Intégral de Julien Green est également l'éditeur de mon dernier livre, Sodoma, Enquête au coeur du Vatican, chez Robert Laffont.] »


https://www.franceculture.fr/litterature/le-siecle-denfer-de-lecrivain-catholique-et-homosexuel-julien-green




Bibliothèque Gay a dit…

Merci pour ce long billet.
J'ai réagi comme vous à la lecture du compte-rendu du journal de Julien Green par Frédéric Martel. J'ai lu partiellement ce journal (c'est une somme). Je n'y ai pas retrouvé la lecture biaisée et partiale qu'en a faite Martel. Ce journal est beaucoup plus riche et nuancée que ce qu'il en dit.
J'avais beaucoup apprécié "Le Rose et le Noir" de F. Martel, même si je sais qu'il a donné lieu à des débats sur la période du SIDA. Cet ouvrage a le mérite de faire un panorama très complet de vie homosexuelle en France.
En revanche, quand je lis ces derniers compte-rendus sur Rimbaud ou sur Guy Hocquenghem sur le site de France-Culture, je ne comprends pas (ou ne préfère pas comprendre) ce qui le motive. Il a une vison négative, animé par des passions tristes, qui ne peut qu'être dommageable à la cause homosexuelle. Et sa lecture de Green en est un bel exemple. Il est l'idiot utile de tous ceux qui n'attendent qu'un chose : remettre en cause la visibilité homosexuelle.