vendredi 25 septembre 2020

Le Ramier, André Gide, 2002

L’amour des livres est aussi fait du plaisir de lire un texte que l’on aime dans une belle édition. Lors de la parution d’un ouvrage, il est un usage constant dans l’édition d'imprimer quelques exemplaires sur un beau papier, que l’on appelle un tirage de tête. A l’occasion de la dispersion de la bibliothèque gidienne d’Henri Clarac, j’ai pu acquérir un tel exemplaire de ce beau texte d’André Gide : Le Ramier.


Gardé inédit pendant de nombreuses années, ce court récit d’une nuit d’amour n’a été publié qu’en 2002 à l’instigation de sa fille Catherine Gide. Je l’avais alors découvert. En rachetant aujourd’hui ce petit livre, je redécouvre ce texte, qui a gardé pour moi toute sa force.
 
A l’occasion d’une visite auprès de son ami Eugène Rouart, André Gide rencontre un jeune homme, Ferdinand, avec qui il partage une nuit d’amour, « dans la pleine clarté de la lune ». Celui-ci, dans le plaisir, émet un roucoulement qui le fait surnommer « le Ramier ».

J'aurais dû demander à Ferdinand s’il comptait là-dessus, ce qu’il attendait, ce qu’il voulait en nous suivant ainsi à bicyclette. Je regrette de ne l'avoir pas fait. Mais, dès que je me trouvai seul avec lui sur la route, toute idée s’échappa de ma tête et je n’y sentis plus que joie, qu’ivresse, que désir et que poésie. Quelque temps nous marchâmes sous de grands arbres. Il avait mis pied à terre et guidait sa bicyclette de la main. Il marchait tout contre moi, laissant ma main se poser sur son épaule ou sur ses hanches. Il avait le visage mouillé de sueur. Quand nous sortîmes de dessous les arbres, le clair de lune nous noya.
« Il fait beau. Il fait beau », répétait-il. Je le sentais, corps et âme, plus frémissant encore que moi-même et une grande tendresse succédait en moi à l’âpre fièvre de tout le jour. Nous marchions d’un pas très rapide car comme je pensais l’entraîner jusque dans ma chambre, il me tardait beaucoup de rentrer. Un instant pourtant je lui proposai de nous arrêter. Il posa sa bicyclette dans le fossé et nous nous accotâmes contre une meule. Comme ivre, il se laissa choir contre moi ; tout debout je le pressai dans mes bras. Il posa tendrement son front sur ma joue ; je l’embrassai. Il disait encore : « Comme il fait beau ! » puis, mes lèvres s’étant posées sur les siennes, il commença une sorte de râle très doux. On eût dit un roucoulement de colombe. « Rentrons, lui dis-je. Tu viendras dans ma chambre, veux-tu ? » — « Si vous voulez. » — Et nous voilà repartis sur la route.
[…]
Non loin de la maison, il jeta sa bicyclette dans un buisson. Je le fis attendre un instant devant la porte du vestibule, que je lui ouvris de l’intérieur, après avoir fait le tour du rez-de-chaussée, par la cuisine. Comme je me hâtais ! Qu’eussé-je fait si je ne l'avais plus retrouvé, là, dans la pleine clarté de la lune, derrière ce battant que j'entrouvrais doucement ? Bien que la maison fût toute vide, nous montâmes comme deux voleurs.
Nous voici dans la chambre ; nous voici sur le vaste lit. J’éteins la camoufle ; j'ouvre tout grand à la nuit, à la lune, la fenêtre et les volets.
[…]
Engoncé dans son vêtement mal ajusté, je n’imaginais pas sa beauté. […] sans gêne aucune et sans excessive impudeur, il s’offrait à l’amour avec un abandon, une tendresse, une grâce que je n'avais encore jamais connues. Sa peau hâlée était douce et brûlante, que je couvrais partout de baisers. […] Par instants, interrompant nos jeux, je restais, soulevé, penché vers lui, dans une sorte d'angoisse, d’ébahissement, d’éblouissement de sa beauté. Non, pensais-je, même Luigi à Rome, même Mohammed à Alger n'avaient pas à la fois tant de grâce avec tant de force, et l'amour n’obtenait pas d’eux des mouvements si passionnés et délicats.
[…]
R[ouart] était fort exalté par mon histoire et par ce que je lui disais de celui que nous appelâmes bientôt « le Ramier » parce que l’aventure de l’amour le faisait roucouler si doucement dans la nuit.
[…]
Tout ce matin je gardais le corps et l'esprit extraordinairement dispos, pleins de verve, comme le lendemain de ma première nuit avec Mohammed à Alger. Bondissant et joyeux, j’aurais marché durant des lieues ; je me sentais plus jeune de dix ans.

Dans sa préface, Catherine Gide présente la publication de ce texte comme un forme de plaidoyer en faveur de son père : « Toute perversité en est totalement absente. Il confirme qu’il est injuste et faux de parler de « Comportements orgiaques » dans le cas de Gide. Cela ne lui ressemblait pas.
Voici donc un récit initiatique tout en nuances, pudique, alors qu'aujourd'hui les publications dont il y a pléthore placent volontiers en leur centre la sexualité la plus crue. N'est-ce pas là une raison supplémentaire de l'utilité de le publier ? »

On peut donner raison à Catherine Gide. Ce récit d'une nuit d’amour entre cet homme et cet adolescent est même temps explicite et plein de pudeur. En revanche, les aspects plus sombres n’en apparaissent que plus nettement. Je renvoie à l’excellente analyse qu’en donne Frank Lestringant dans sa biographie d’André Gide (Tome I, pp. 587-593). Pour ma part, je n’extrais que ces quelques mots du texte de Gide qui, dans leur cynisme cru à propos d’un autre garçon, éclaire cette relation d’une autre lumière : « celui que nous avions surnommé « l’Abricot », à cause de son teint très hâlé ; c’est le plus jeune du troupeau de Rouart. » Si la scène d’amour est dénué de crudité, on ne peut pas dire la même chose de ce mot de « troupeau » que Gide utilise pour désigner tous ces garçons que « chasse » E. Rouart, avec son statut de maître, et que celui-ci lui fournit. Même ce Ferdinand, ce « Ramier ». Gide nous laisse un moment penser qu’il l’a séduit. Il finit par nous dire - c'est presque un aveu - qu’il était « cette occasion extraordinaire que la complaisance de R[ouart] allait faire naître. ».

André Gide à Jersey, par Théo van Rysselberghe, 1907.
Ce portrait de Gide est contemporain de la nuit du « Ramier »

La postface érudite et documentée de David H. Walker apporte aussi un éclairage intéressant sur les relations complexes entre Eugène Rouart et André Gide au sujet de leur homosexualité. Après avoir été « séduit » par André Gide, ce Ferdinand devient une proie pour Eugène Rouart. Pouvait-il résister longtemps, si tant est qu'il ait voulu le faire ? Son père était un des valets de ferme du même Eugène Rouart… : « Je projette d’apprivoiser ce ramier, dont l’impressionnant roucoulement t’a ému l’autre jour ; je m’y appliquais dimanche ; c’est la première fois que je m’intéresse si fortement à un oiseau ». Pour ne pas rester sur la seule impression d'un Eugène Rouart prédateur, il faut rapporter que celui s’est préoccupé de faire soigner Ferdinand lorsqu’il a été malade. Il a aussi voulu en faire le sujet d’un livre qu’il a ébauché, mais qu’il n’a jamais publié. André Gide restera aussi fortement marqué par cette rencontre et cette nuit d’amour. On peut y voir les prémices de ce lent et continu mouvement de dévoilement qui l’amènera à écrire ses deux livres-manifestes : Si le grain ne meurt… et Corydon.

Qu’en a pensé Ferdinand ? Il n’a jamais pu s’exprimer. Je veux croire que cette découverte de l’amour a été pour lui une révélation et que ce « roucoulement » a été le signe de la grande joie du corps qu’il a ressentie. Il faut imaginer Ferdinand heureux !

Pour ceux que ces détails bibliophiliques intéressent, voici comment se présente la mention du tirage de tête numéroté :


4 commentaires:

Ludovic a dit…

Très intéressant article, comme toujours sur votre site. Et comme toujours aussi, ce mélange d'admiration et d'agacement que j'éprouve à la lecture de Gide. Impression qu'il illustre avec un art intemporel une vision de l'homosexualité terriblement datée.

Bibliothèque Gay a dit…

Merci. Certes, André Gide peut paraître daté. Mais quand on lit "Le Ramier" en oubliant non seulement le contexte de l'époque, mais aussi les débats de notre temps, il reste un beau texte, puissant, sensuel.
Jean-Marc

Silvano a dit…

Sans doute le texte le plus assumé de Dédé (je l'appelle familièrement ainsi, ayant beaucoup fréquenté ses œuvres quand je me cherchais).

Bibliothèque Gay a dit…

Je pense que "Si le Grain ne meurt..." est aussi très assumé. Il reste qu'il y a un arrière-plan moral et religieux dans ce livre qui peut "brouiller" le message (rien que le titre...).
"Le Ramier" a la force d'une histoire sans apprêt, que l'on aurait aimé découvrir avant 2002.
Avec cette nuance personnelle que je me suis intéressé assez tard à Gide. Les auteurs qui m'ont accompagné dans ma recherche personnelle sont Proust, Genet et le Satyricon de Pétrone, texte pour lequel je garde une tendresse particulière.
Jean-Marc