A partir de la fin des années 1930, Marcel Jouhandeau (1888-1979) dévoile de plus en plus ouvertement son homosexualité dans ses livres. Dans ses premières œuvres, l’évocation de son amour des garçons et du conflit moral associé est extrêmement allusive. Il faut attendre De l'Abjection, paru anonymement en 1938, pour qu'il aborde clairement le sujet, dans une réflexion essentiellement morale. Alors même qu'il fait le service de presse de cet ouvrage, il rencontre en avril 1939 (certains disent en 1938) Jacques Stettiner dont il tombe passionnément amoureux. Ce jeune peintre né en 1904, fils d'un antiquaire parisien, s'introduit de plus en plus dans la vie du couple Jouhandeau jusqu'à provoquer la haine d'Elise, la femme de Marcel Jouhandeau. Le 12 juillet 1939, prise d'une rage subite, elle court à l'appartement de Jacques Stettiner pour l’assassiner à coups de couteaux.
Marcel Jouhandeau tient une chronique de cet amour, selon un forme qui lui sera de plus en plus familière, c'est à dire comme un journal au jour le jour de ce qu'il vit et des réflexions morales que cela lui inspire (je pense aux futurs Journaliers). L'histoire de cette passion paraît en 1944, sous le titre Chronique d'une passion, dans un tirage confidentiel de seulement 100 exemplaires, mais où le nom de l'auteur apparaît explicitement. C'est une nouvelle phase dans le dévoilement car la lecture de l'ouvrage ne laisse plus aucune ambiguïté sur la nature de l'amour qu'il porte à Jacques St., comme il l'appelle. Seule la confidentialité du tirage pouvait encore protéger ce "secret" auprès du grand public, mais plus auprès de ses proches et surtout du milieu littéraire dans lequel il évoluait. D'ailleurs, le financement de cette édition a été prise en charge par Florence Gould, riche mécène et une des grandes égéries de la vie littéraire de cette époque. Ils s'étaient rencontrés au début des années 40.
C'est un des 100 exemplaires de ce tirage confidentiel, récemment entré dans ma bibliothèque personnelle, qui est l'occasion d'évoquer ce beau texte, très jouhandélien par son écriture et sa thématique.
Comme je l'ai fait pour d'autres ouvrages, je vais vous le faire découvrir par quelques extraits (les numéros de pages correspondent à l'édition de la collection Imaginaire-Gallimard).
Sur l'amour et la passion :
L'amour est la forme que prend naturellement ma vocation particulière à la contemplation; il est comme un tunnel où je chemine à côté de quelqu'un d'invisible dans les ténèbres et de temps en temps s'ouvrent des cavernes où l'on se retire et se repose ensemble, infernales ? célestes ? A la lueur pâle qu'une fissure de la muraille laisse filtrer, ô la grâce de ce filet de lumière ! j'aperçois, je reconnais mon compagnon. (28)
J'habite cependant mon sentiment, profond comme une grotte sacrée, qui avec moi se déplace. Où que je sois, comme une "aura" noir et or, mon amour pour Lui m'isole. (46)
Rencontré à une heure, où je me sentais particulièrement seul et déprimé, il est arrivé à moi par des chemins pathétiques, je veux dire par des voies si obscures, si lointaines, si mystérieuses, que je ne pouvais pas ne pas être ému à son approche. (59)
Une extrême liberté intérieure, comme un chant que rien ne couvre. Longtemps, dans l'amour la sensualité n'est qu'un mode d'expression, une forme désespérée de la tendresse, un langage, celui balbutiant de l'adoration; la caresse et le baiser des signes que la force de l'émotion cache, dérobe au plaisir. Quand on aime tellement on oublie de prendre sa part, on n'en a que faire. On n'éprouve de joie qu'à croire en donner et l'admiration, la reconnaissance qui saluent votre effort vous récompensent, mais de toute façon la volupté a été tournée, jouée, frustrée, lésée, dépassée. Bien se tenir, ne pas devenir fou devant la douceur de nous couler l'un dans l'autre lentement et de n'être plus qu'un. (70)
De ces fêtes splendides que j'ai données autour de l'été de ce garçon, j'emporte malgré moi sur mes bras et dans mon regard une moisson d'incroyables fleurs, des épis et dans ma voix une sorte de panique, de tremblements qui m'empêchera longtemps de ne pas être écouté avec étonnement par ceux qui n'ont pas connu mon trouble, qui n'ont jamais partagé ces extases, ni entendu ces concerts, ni constatés sur leurs membres des marques aussi patentes d'un rayon de "la joie divine" usurpé, surpris. (76)
La passion introduit un tel trouble dans la conscience, qu'on a de sa personne, et une telle confusion dans la nature des rapports, que l'on entretient avec un autre, qu'il n'y a plus à proprement dire de "soi-même" pour l'un et ni pour l'autre qu'entre eux, que "soi-même" pour lui et pour moi, ce n'est plus ni lui ni moi seulement, mais nous, comme si nous étions enchaînés l'un à l'autre par un réseau inextricable de ramifications invisibles et que nos entrailles fussent communes. (87)
Sur la fascination pour l'être aimé :
J'aime les taches de soleil autour de ses jambes sur la place Saint-Germain et que son corps soit un peu courbé, l'amertume des coins de sa lèvre et qu'il ait dans les veines du "sang juif", parce que rien ne pouvait le rendre plus impossible de l'aimer quand même et rien n'y a fait. Je n'aime que tout ce qui fait qu'il n'est pas un autre, que tout ce qui le marque et l'insère, le cerne et le limite et le restreint et le retire et le retient dans sa personne. Je n'aime que ce qui lui reste de jeunesse ni plus ni moins, ce que les limites de son corps et son âme enferment d'espace, de temps, d'éternité : là est la juste mesure de mon domaine en ce monde et dans l'Autre. O mystère de l'élection ! Je ne connais plus pour les membres et le visage de la Beauté que ses membres, quels qu'ils soient, et son visage : soleil de ma Nuit. Le sublime a revêtu pour moi sa forme solitaire, assise, debout, étendue à l'ombre d'une Forêt impénétrable, par-delà des déserts sans fin où j'ai seul accès. [...] C'est la société d'un être vivant qui me soit permis de respirer, de voir, d'entendre, de toucher que je cherche, à l'affût de tout ce qui annonce, manifeste, prouve son existence, sa présence, notre intimité sans scrupule ni honte : O toi, mon Drame et mon Secret, qui me doubles et me partages, qui redoubles et abolis mon isolement, jusqu'à m'en délivrer, à force, entre nous deux seuls, de confiance, d'inconvenance, d'insolence, de confidence et de menus privautés, de nudité promise ou supposée.(32-33)
Si simple, si charmant fut son geste d'obéissance à se découvrir sur ma prière à mes yeux qu'il a comblés pour l'éternité de délices ! L'ironie n'est pas absente de sa part, mais si légère, la dispute écourtée, éludée par lui gracieusement, déjà ses vêtements rejetés, il se montrait nu. Depuis que j'étais, j'avais rêvé de ce Théâtre simple : son grenier et de ce spectacle pur, de cette absence totale de plaisir dans le péché, de cette contemplation immobile et muette, un moment hors du temps. [...] Maintenant, ce n'est plus Endymion, c'est lui que je vois, revêtu de tous ses signes cachés, particuliers, que je suis seul sans doute à connaître. Qui l'a regardé avec la même attention dévorante que moi ? Et la connaissance est plus fidèle que la Présence : ce souvenir aussi intime, aussi intérieur à moi que moi, qui peut me le ravir ? Sa nudité fait partie de ma mémoire, où elle éclaire ma Nuit.
Mais faut-il pour arriver à cette liberté intérieure, avoir dépassé la période agitée des combats et de la conquête ? (50-52)
L'intimité d'un être quelconque, sa façon de se comporter dans l'abandon, son regard au moment de la stupeur, l'aveu de son odeur : il y a quelque chose d'unique à découvrir et de caché derrière des murs et des murs qu'il faut franchir à ses risques, avant de plaire encore, pour mériter la dernière confiance, mieux, une confidence entière, dont la nudité n'est que la figure : le droit d'entrée dans le Saint des Saints qu'est le Secret du Corps et de l'Ame du Premier venu, sa faveur.(85)
Bonheur de n'avoir pas dormi du soir au matin. Mes lèvres savourent leur soif, qui me fait vivre, autant qu'elle m'approche de la mort. Désir labour le Désert et de quelques larmes jaillies par surprise naît l'oasis. (115)
Pour finir, la rupture étant consommée, l'esprit est disponible pour d'autres découvertes :
[...], cette vacuité, cette disponibilité infinie que laisse en moi l'absence de J. St., ce vide insondable, n'importe qui va le remplir : cette curiosité de tous les visages, de tous les corps, de toutes les âmes, ce sera ma vengeance : je la sens qui se ranime, à mesure que l'amour s'éclipse; elle est l'autre aspect terrible de moi-même, elle dévorera tout, elle me dévorera, elle les dévorera, punis. Le premier venu ou lui seul ? Déjà tous les passants m'intéressent. Fou, je les regarde; avide, je les investis de nouveau de mon attention passionnée. Rien d'eux ne m'échappe : misère ou beauté ? où l'admiration défaille surabonde la piété. (209)
Sur la religion et le conflit moral :
Cet aspect est très présent dans l’œuvre de Jouhandeau et bien entendu dans cette Chronique. Cette préoccupation en fait probablement le prix pour certains. Pour d'autres, surtout aujourd'hui, elle peut paraître rebutante, voire empêcher d'entrer pleinement dans l’œuvre et d'en goûter la saveur très particulière. Il ne faut pas l'éliminer totalement, car Jouhandeau reste un grand moraliste. Je vous renvoie aux analyses qu'en a faites Didier Eribon dans Une morale du minoritaire ou la courte synthèse qu'il en a donnée dans le Dictionnaire des cultures Gays et Lesbiens. Je n'ai sélectionné qu'un nombre restreint d'extraits pour illustrer cette dimension de l’œuvre :
Jacques, si j'aimais Dieu, comme je t'aime, je serais un Saint, mais parce que je t'aime de cette manière unique, il est impossible que Dieu ne soit pas enveloppé, compromis avec nous dans mon amour pour toi. (44)
La passion telle que je l'éprouve, dépasse le péché. [...] Avec lui, je pèche sans doute cent fois plus qu'avec un autre sur le plan de l'absolu, mais sans jamais commettre le mal ni connaître la honte, si bien que chaque degré plus bas m'élève.[...] mais qu'importe que je ne sache plus parfois moi-même si je me perds davantage, en me sauvant, ou si je me sauve davantage en me perdant avec lui ! Sous l'aspect de l'éternité, quel sombre altier du Tartare nous habitons, lui et moi, où l'Amour nous dérobe à toute bassesse et à toute débauche ! (54)
J'aime ce résumé de la posture jouhandélienne telle qu'elle est exprimée dans Marcel Jouhandeau et ses personnages, Henri Rode, 1950 : "N'ouvrons pas non plus De l'Abjection ni les Carnets de Don Juan, si nous ne sommes pas amateurs d'expériences érotiques d'une qualité hautaine où, la mesure et la clarté visitant nos bas-fonds, transcendent le vice, au point de lui donner l'air de la sagesse, voire de la sainteté. "(14)
Sur l'homosexualité :
Curieusement, l'homosexualité n'est pas abordée en tant que sujet de réflexion, même si elle forme l'arrière plan de toute cette Chronique. La réflexion porte plus sur l'amour et la passion dans le vice et le mal, pour reprendre des mots chers à Jouhandeau. Il n'utilise qu'une fois le mot :
Toute la nuit je me reprochai surtout d'avoir calomnié dans mon dernier livre l'homosexualité, qui ne conduit pas nécessairement à l'abjection, du moment que le sentiment y a sa part. (135).
Dans cette allusion à De l'Abjection, on sent naître une vision plus apaisée de l'homosexualité, qui ouvre la voie aux œuvres plus sereines qui suivront jusqu'à l'extraordinaire Tirésias.
D'ailleurs, il n'a pas fallu attendre longtemps pour que l'ouvrage ait une diffusion plus large, puisque dès 1949, une édition commerciale paraît aux éditions "Les quatre jeudis", tirée à 520 exemplaires. Edition suivante : Paris, Gallimard , 1964
Description de l'ouvrage
Marcel Jouhandeau
Chronique d'une passion
[Paris], "Par le don de Flor", [1944], in-8° (240 x 150 mm), 161-[7] pp., page de titre et couverture illustrées d'une vignette en couleurs.
La vignette de la page de titre et de couverture porte : "Par le don de Flor", autrement dit de Florence Gould. Cette vignette a été dessinée par Léopold Survage :
La couverture et la page de titre sont identiques :
Tirage : 100 exemplaires numérotés sur verger d'Arches. Cet exemplaire est le n° 24
Il n'existe que 2 exemplaires dans les bibliothèques publiques : à la BNF, dans le fonds de la donation Pierre-André Benoît et à Grenoble.
Achevé d'imprimer : 15 juillet 1944, Imprimerie de l'Union, Paris.
L'exemplaire est relié en plein chagrin rouge, dos lisse, titre doré en long, tête dorée.
Il contient une lettre manuscrite de Marcel Jouhandeau à Robert Coquet, son grand amour rencontré en 1948 :
Transcription :
Mardi
Mon petit Robert adoré, mon amour, ma passion,
Demain je te verrai.
Je te revois sur le palier en train d'habiller, de coiffer notre Elue (ou Elise ?).
Non, il n'y eut jamais sous le soleil de scène plus étrange, à la fois plus bouffonne et plus touchante.
J'ai écrit à Henri [Rode] que je passais demain soir te prendre vers 6 h. ¼ 6 h ½ à Dupleix et que nous le retrouverions au restaurant où nous avons diné mercredi, où nous dînerons tous les trois.
De désir, je n'en puis plus
Ton
M.
Ton petit mot m'est arrivé hier soir. Je te bise. (c'est un mot de Florence)