dimanche 14 novembre 2010

Quelques réflexions sur la préservation de notre culture homosexuelle

Un message récent sur le blog des "Libraires associés" est intéressant sur l'intérêt des institutions patrimoniales et universitaires françaises pour un certain aspect de la culture homosexuelle. En effet, la liste des bibliothèques françaises possédant le catalogue de cette librairie :
ARCHIVES GAIES, une anthologie des homosexualités dans le livre ancien (2005)
se réduit à une seule, lorsque de nombreuses bibliothèques américaines le possèdent.


Je vous le laisse constater dans ce message :

Il s'agit d'un catalogue édité en 2005 par "Les Libraires associés" proposant à la vente plus de 1200 ouvrages. Sauf erreur de ma part, il n'existe pas de catalogues équivalents et, en l'absence d'une bibliographie homosexuelle en langue française, c'est une source d'informations irremplaçable. Il existe bien le site de Jacques Ars : http://www.bouquinerie.net/catalogue/, mais, comme tous les sites Internet, il ne peut qu'être éphémère.

Lisez l'introduction de Jacques Desse (cliquez sur l'image) :



Certes, on m'objectera que ce catalogue est d'abord un objet marchand. C'est peut-être cela qui est le plus regrettable : cette impossibilité d'imaginer que le monde du savoir et le monde du commerce peuvent s'enrichir l'un l'autre. Et pourtant, si une culture homosexuelle s'est transmise à travers le temps et continue toujours à vivre et à s'enrichir (je ne parle que de l'écrit), c'est bien parce qu'il y a eu des libraires qui ont pris des risques, qui ont apporté leurs connaissances, pour faire vivre cette culture et, d'un autre côté, des collectionneurs qui préservent la production de cette culture, qui parfois la mettent en valeur comme je essaie modestement de le faire sur ce blog. S'il avait fallu attendre que les institutions assurent cette sauvegarde du savoir, je crois qu'une part importante de notre passé aurait disparu. Quand on sait qu'un ouvrage aussi majeur de la culture homosexuelle, premier ouvrage qui fait voir cette sexualité dans toute sa crudité : Vingt lithographies pour un livre que j'ai lu, Roland Caillaux, 1945, n'est présent dans aucune des bibliothèques publiques en France, y compris la BNF dont c'est la mission, on voit qu'il reste encore du chemin à parcourir pour arriver à faire vivre un vrai patrimoine de notre histoire. C'est pour cela que grâce à tous ces "commerçants" du savoir, il y a encore quelque chose qui survit.

Mon message est probablement injuste et, par certains aspects, ignorant des efforts importants pour créer des études Gaies en France, mais je reste persuadé qu'il reste encore du chemin à faire pour rapprocher cette culture universitaire, parfois un peu élitiste, d'une autre culture, souvent plus personnelle, des collectionneurs, des amateurs (quel horrible mot !), des libraires, de tous ceux qui œuvrent aussi pour défendre cette culture homosexuelle qui est notre patrimoine commun.



Remarque : ces propos n'engagent que moi, c'est la lecture du message ci-dessus qui me les a inspirés.

vendredi 22 octobre 2010

"L'Apprenti Sorcier", de François Augiéras, 1964

Je présente aujourd'hui un roman presque inconnu du grand public, et même des personnes plus averties. Et pourtant, c'est probablement un des grands textes de cette deuxième moitié du XXe siècle, un texte souterrain, connu de quelques initiés, mais, lorsque on l'a découvert, on regrette presque de ne pas pouvoir le découvrir une nouvelle fois et revivre l'envoûtement qu'il procure.



En 1964, paraît chez Juillard un ouvrage anonyme : L'Apprenti Sorcier. La trame de cette histoire est simple : un adolescent de 16 ans est mis en pension chez un prêtre, en plein cœur du Périgord noir. Entre eux, s'instaure une relation sadique où le prêtre bat et viole l'adolescent, relation faite d'amour et de haine entre le bourreau et sa jeune victime. L'adolescent rencontre un autre adolescent, un livreur de pains, avec lequel il vit une relation d'amour total, sexuel. L'ouvrage avance par étapes vers une fin paroxysmique, au sein de cette nature et de ce monde sauvage. Ce court résumé donne une faible idée de ce roman où se côtoient la nature sauvage, la brutalité des instincts et des sentiments, la magie, la vérité des hommes mises à nue et surtout le profond accord de l'homme avec le monde, sans intercesseur et sans dieu.



Quelques passages, glanés au fil du livre :

La rencontre avec le jeune livreur :

Un vaste abri creusé par les eaux diluviennes, où la fraîcheur invinciblement nous attira, nous vit pénétrer dans un couloir obscur à l'extrémité duquel une petite source lointaine résonnait dans la pierre. De faille en faille, brûlant des allumettes que l'éloignement de l'air libre éteignait chaque fois plus vite, perdue la dernière lueur de jour, nous avançâmes sur le sol un peu humide de la grotte. Je pris sa main. Je t'aime, lui dis-je. Moi aussi, je vous aime, reprit-il. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Jamais étreinte ne fut plus douce, plus passionnée que la nôtre. Il avait le goût d'aimer et d'être aimé. Ses lèvres, d'abord hésitantes dans le silence des roches, s'ouvrirent et, comme une fleur délicieuse, désirèrent mes plus longs baisers.

La brutalité sauvage du monde :

L'été nous enivrait. L'enfant le ressentait comme moi. L'Europe des moissons, des cavernes et des garçons sod(...) me jetait d'abominables pensées dans le sang.


L'amour avec le jeune livreur :

Pendant quelques jours notre vie fut délicieuse. Il n'était qu'à moi; le pays ne se doutait de rien. Dans la grotte je le façonnais comme on pétrit de l'argile, une argile fraîche, charmante. Quel travail dans la pleine chaleur de l'été ! Tandis qu'on rentrait les foins j'adorais un enfant dans la terre. Ma voix accompagnait, presque chantée, sa naissance dans mes bras. Au fond d'un couloir je l'éveillais à la connaissance de lui-même, et ses petites lèvres émues me remerciaient en balbutiant dans l'obscurité de la grotte où il donnait libre cours à son besoin de caresses et d'étreinte amoureuse. Un jour, je frottai une allumette pour le voir; il s'était dévêtu de lui-même; tout son corps était blanc. Les habits sur les chevilles, c'était la plus radieuse apparition qui soit. Aux sources de la vie, piétinant le sol de la grotte, ivre, sans un mot, sans hâte, très loin du jour, il dansait. Je grattai une seconde allumette pour le revoir, que j'éteignis presque aussitôt,bénissant les ténèbres qui le jetaient dans mes bras.
Nous sortîmes. Nous passâmes de l'obscurité délicieuse à l'air chaud et à l'aveuglement du milieu de l'après-midi. J'aurais voulu ne plus revenir de ce côté-là de la vie et demeurer dans la grotte.


Le prêtre :

Fouet en main, il s'assit auprès de moi sur une autre chaise. Mes habits sur les chevilles, lorsqu'il me battait, j'avais l'impression d'être véritablement dévoré, que ma chair s'en allait par lambeaux, d'être cuit, n'ayant rien fait de bon, qu'il me dévorait à souper. Il posa le fouet en travers de ses jambes; dans l'obscurité je sentis ses mains contre ma chair nue. Il me toucha comme on caresse une femme, largement, longuement sous les cuisses. Depuis quelque temps je devenais sa servante, de la manière que je croyais que font les servantes, et qu'elles ne font peut-être pas, ce qui satisfaisait mon prêtre plus et mieux que ne l'eût fait une servante véritable; outre qu'il me fallait préparer nos faibles repas, je devais ranger la maison, et, certains soirs, non seulement recevoir le fouet, mais encore faire la tendre épouse. Ce changement d'état me plaisait, non pas en raison d'un errement de ma nature, ni d'une faiblesse du sexe, car j'étais bien viril et fier de l'être, mais parce que je croyais acquérir ainsi des pouvoirs. Avant de me battre il m'enlaçait la taille, il me parlait à l'oreille, et je sentais naître en moi-même ce qu'il y avait en moi de femme; dans la solitude, bien sûr, j'étais parfois ma propre épouse, mais sans trop y croire, tandis que dans les bras de mon prêtre j'étais bien aise de trouver quelqu'un, à la faveur de l'obscurité, plus ou moins grossièrement persuadé de mes rêves, et qui, en retour, m'en persuadait. Dans cette occasion j'avais le sentiment moins de me donner à lui que de faire sous les caresses la découverte de la seconde part de mon être, de moi-même en épouse pour moi. Je me tenais à peu près ce raisonnement qu'ayant la vie entière pour faire l'homme, à seize ans il me fallait voir quelle charmante et vigoureuse servante d'un prêtre j'aurais fait. Aucune ne vaudrait celle-là, intelligente dans la volupté, douce et forte; battue, je la plaignais, je l'en aimais davantage; comblée, je m'étonnais et je l'admirais de la vigueur qu'elle mettait à supporter tant de joie; ce dialogue avec soi allait jusqu'au parfait bonheur.

Le prêtre encore :

Dans cette petite chambre de la cure, j'étais heureux d'un bonheur fait d'une parfaite complicité avec mon prêtre que je devinais lui aussi occupé de ses rêves. M'aimait-il à cause de cette complicité qui nous unissait sans qu'il nous faille nous expliquer jamais ?

Je passai aussitôt à un bien-être absolu et je fis la tendre et la charmante épouse. Ce campement de couvertures en désordre me ramenait aux premières nuits de la terre, à un état de nature, à toutes les confusions primordiales. Le visage contre la veste à col de fourrure de mon prêtre, comme sur le pelage d'une bête, j'étais saoul de plaisir, j'avais chaud. Cette tanière me plaisait. Il me caressait avec une exacte intelligence de ma chair, avec une habileté de rebouteux, sans me parler, de crainte de me tirer de mon ivresse. Ses longues mains paraissaient me connaître parfaitement; de la tête aux chevilles, pas un os, pas un muscle qu'il ne modelât avec une subtilité qui me ravissait. Il me guérissait de ma solitude comme on remet une entorse. Ce qui me contentait le plus, c'était sa connaissance de moi, à croire qu'il voulait me plaire infiniment jusqu'au divin, jusqu'à m'entendre chanter à genoux dans ses bras ; à croire qu'il me connaissait de toute éternité.

Une plongée dans le Temps :

Le retable sculpté datait du XVIIIe siècle; la chaire élégante, bleu pâle et dorée, à panneaux de bois où l'on voyait joliment peints des anges, du XVIIe; les toits et la nef, du XIVe. C'était sur ce fragment de temps que reposait mon amour. J'étais persuadé, en effet, d'avoir déjà vécu dans ce pays ; mon prêtre et l'enfant, je les revoyais tous les siècles, et moi-même avec eux.

Une Rencontre avec le Monde :

Le regain y croissait en abondance entre des falaises creusées d'abris envahis d'une épaisse végétation. Le Monde était là devant mes yeux, celui des astres et des feuilles dans le Grand Temps de la Nuit. La terre tournait lentement dans un ciel pur strié de nuages roses pointus comme des avants de barque. Les rochers et les bois vivaient au clair de lune leur vraie vie, loin des hommes. Et moi aussi je vivais avec eux ma vraie vie; je nourrissais mon âme, je m'abreuvais de bonheur, je buvais la force du Monde : c'était cela le réel, le durable, l'inoubliable. L'insondable présence, vivante, du charme de l'espace traversait les feuillages. Yeux grands ouverts, je n'avais qu'un désir: ne jamais revenir du côté des humains. De fait, je les oubliais vite; pas une parcelle de mon être véritable, de mon vrai caractère, qui ne participât sans réserve à l'éternelle fête de la nuit souveraine.

Dans ce pays des grottes peintes, le plus lointain Passé m'approuvait. Dans mes rapports avec l'arbre, ce qu'il y avait en moi de femme venait des premières nuits de la terre; cet amour des feuilles datait des premiers soirs, des premiers Paradis, et me composait un curieux caractère de magicienne. Une profonde mémoire me revenait dans un flot de plaisir.


L'œuvre d'écriture :

Alors, de cette obscure nuit jaillit une lueur. Je me dis que de vieilles phrases, du temps des rois, traversées de candeurs rustiques, et ma folie habilement tissée composeraient une étonnante étoffe qui mériterait de survivre. Un petit livre, bien et mal écrit tout à la fois, semblable à une étoffe rustique et belle, voilà ce dont je pouvais être capable. Une sorte de tapisserie. Il me vint à l'esprit de la filer de grosse laine mêlée de fine soie. Cette idée d'un livre mené à la façon d'une étoffe curieusement tissée me plut. Ma solitude aussitôt me parut intéressante, mes vices aussi. Je vis nettement ce que j'avais en tête d'accomplir au plus vite; je m'amusais déjà à des malices et des finasseries dont j'avais l'intention de truffer ce texte qui serait fait de mille ruses et de petites faiblesses. J'y mettrais tout mon plaisir à vivre, l'amour qui me brûlait le cœur, mon caractère véritable, et mon âme, et l'inlassable rivière, et mon prêtre, et l'enfant.

Je ressentais de nouveau le Monde, là, près de moi, comme une réserve intacte de forces délicieuses où je n'avais qu'à puiser pour écrire un livre qui ne ressemble à aucun autre. Mais, quel étrange livre serait-ce, fait de la sorte, par un garçon comme moi qui vivait chez un prêtre ! Un petit livre galant, quasi de magie, comme nul jamais n'en composerait de semblable.



Commentaire sous forme d'avertissement

Ce roman peut sembler scandaleux. Cette relation sadique et masochiste entre un prêtre et un adolescent de 16 ans, cet amour entre l'adolescent et un garçon de 13 ans peuvent paraître scandaleuses en ce début de siècle. En vérité, le vrai scandale de ce livre ne se trouve pas là. Il se trouve dans l'expression de cette sexualité primitive, au milieu d'une nature sauvage qui est comme un miroir de cette sensualité qui renoue avec les forces profondes de la vie. En lisant ce livre, on approche quelques vérités fortes sur le lien entre l'homme, la nature, la sauvagerie, prise dans le sens d'un accord profond entre la nature et l'homme. Le scandale de ce livre se trouve dans cette sexualité vécue comme une aventure intérieure, presque une ascèse, par un adolescent de 16 ans. A lire cela, certains pourraient penser que nous sommes dans quelque avatar de la pensée New Age ou dans quelque émanation d'un épigone de Paulo Coelho. Non. Cette vérité que veut nous faire découvrir Augièras, il l'a lui-même expérimenté. Il suffit de lire Domme ou l'essai d'occupation pour comprendre que l'Apprenti Sorcier, comme ses autres livres, sont le reflet d'une très riche aventure de l'esprit, qui s'éloigne des sentiers battus, qui explore des chemines nouveaux, qui va au limite de notre conscience, lorsque elle se confronte à la brutale existence de la nature, de nos instincts. On y voit le chant d'une sexualité brute : "tout ici disait la volonté farouche d'affirmer l'opinion scandaleuse que l'Homme est fait pour l'Homme, et non pour la Femme, que la Femme est l'Ennemie. Je devinais les vrais mystères, la vraie joie. [...] La chaleur de l'été, le cri des insectes qui hurlaient dans la campagne grouillante exaspéraient mon amour pour cet enfant qui, source lui-même, se donnait sans un mot".
A écrire et relire ces mots, je ne sais si j'arrive à faire partager la puissance de cet ouvrage et, pour celui qui s'y livre et qui s'y abandonne, la force d'entraînement dans l'exploration des forces obscures et sombres de notre esprit.

Quelques éléments sur l'auteur et le livre

François Augiéras, né à Rochester en 1925, a vécu toute sa jeunesse dans le Périgord. Il se fait connaître par ses romans sahariens : Le Vieillard et l'Enfant et Le Voyage des Morts. Après une vie de misère, il meurt à l'hospice de Montignac (Périgord) en 1971.


Il est aussi peintre. Ce sont quelques œuvres de lui, sauvées du naufrage de sa vie, qui sont reproduites ici.

Après deux ouvrages majeurs : Le Vieillard et l'Enfant, 1954 et Le Voyage des Morts, 1958, ce troisième livre eut du mal à trouver un éditeur. C'est Jacques Brenner qui le publia chez Juillard, dans la collection "Cahiers des saisons". Il le raconte lui-même (François Augiéras ou le Théâtre des Esprits (p. 11): "Ce petit chef-d'œuvre ayant été refusé ici et là, j'eus la chance de pouvoir le publier dans la collection des Cahiers des Saisons que je dirigeais chez Juillard. Augiéras ne voulut pas le signer de son nom véritable, mais renonça au pseudonyme d'Abdallah Chaamba qui convenait mal pour un récit situé dans le Périgord. La couverture et la page de titre présentèrent l'originalité de ne pas donner le nom de l'auteur".

Abdallah Chaamba est le pseudonyme de François Augiéras.

Une note personnelle

Je reste fasciné par les œuvres d'Augiéras, en particulier celle-ci. Après de nombreuses années(trop nombreuses années ?), j'ai relu ce petit opuscule pour préparer ce message. L'enchantement reste intact. J'ai découvert ce livre, et partant de là, l'œuvre de François Augiéras, grâce à une critique du Monde des Livres, lors de la parution d'une nouvelle édition dans la collection "Les Cahiers Rouges" en 1995.



J'ai ensuite exploré peu à peu les différentes facettes du monde d'Augiéras, autrement dit de ses livres. Je crois avoir tout lu de lui aujourd'hui. Je reste toujours aussi enthousiaste et j'espère donner envie de découvrir cet auteur, par les très larges extraits que j'ai reproduits.

Description de l'ouvrage


L'Apprenti Sorcier
Paris, René Juillard, [1964], in-8° (180 x 114 mm), 121-[5] pp.



L'achevé d'imprimer est du 6 janvier 1964 et le dépôt légal du 1er trimestre 1964.


Une bibliographie de François Augiéras vient de paraître :
Bibliographie des écrits de François Augiéras, établie par Pierre E. Richard
Nîmes, Editions La Palourde, 2010.



Cette plaquette est désormais indispensable pour ceux qui veulent démêler l'écheveau compliqué des éditions successives des deux premiers livres d'Augiéras.

L'Apprenti Sorcier a été réédité plusieurs fois. Il est actuellement disponible chez Grasset.

lundi 11 octobre 2010

Visite à l'exposition "Marins" à la galerie "Au bonheur du jour"

Samedi, visite à l'exposition "Marins" à la galerie "Au bonheur du jour" à Paris (pour en savoir plus, cliquez-ici)

Le peintre à l'honneur est Narcisse Davim :



L'affiche est illustrée d'une photo de Sébastien Paul Lucien.



Cette exposition présente quelques dessins de marins attribués à Roland Caillaux, artiste dont j'avais eu l'occasion de parler lorsque j'ai décrit son travail majeur : "Vingt lithographies pou run livre que j'ai lu". Nicole Canet publie aussi un petit ouvrage sur Roland Caillaux, avec les dessins présentés. Initiative bienvenue pour mieux faire connaître cet artiste méconnu, avec un préface par Butterfly, du site "Rêves siciliens". On voit cependant qu'il reste encore du chemin pour mieux connaître Roland Caillaux et affiner la connaissance de sa vie et de son œuvre.


samedi 11 septembre 2010

"Le Satiricon", illustré par Georges Lepape (1941)

Pour faire suite au dernier message, je présente aujourd'hui une autre édition illustrée du Satyricon. Georges Lepape, dessinateur de mode, affichiste et graveur des années 1930, célèbre pour ses dessins de mode et ses couvertures de Vogue, s'est attelé à la tâche d'illustrer le Satyricon. Cela nous vaut un livre paru en 1941, contenant 10 planches gravées, coloriées au pochoir.


Je regrettais précédemment qu'aucun des illustrateurs du Satyricon n'ait, à ma connaissance, mis en valeur la dimension homosexuelle de l'ouvrage, allant même parfois jusqu'à la nier. Reconnaissons que Georges Lepape a tout de même su nous croquer quelques jolis garçons. Le frontispice (ci-dessus) est un bon résumé de l'amour (un peu possessif, on le voit) d'Encolpe pour Giton et de la lutte dont il est l'objet entre Encolpe et Ascylte.

Parmi les 10 planches de l'ouvrage, j'en ai sélectionné quelques unes :








J'apprécie particulièrement ce style de dessin, au trait sec et nerveux. Les couleurs, vives et découpées, donnent du relief et de la force aux dessins.

L'ouvrage est aussi illustré de quelques gravures ornementales dans le texte (bandeau, vignette, lettrine). La lettrine qui introduit le texte nous permet de voir (avec une bonne vue, voire une loupe) un jeune homme nu. C'est la seule entorse à la règle de décence de l'ouvrage (règle de l'éditeur ? de l'époque ?).


Quelques détails extraits des planches :

 Encolpe

Giton

Un serviteur du banquet de Trimalcion



Vignette de couverture


Description de l'ouvrage


Pétrone
Le Satiricon
Traduction de Laurent Tailhade avec des illustrations de Georges Lepape.
Paris, Emile Chamontin, éditeur, 1941, in-8° (190 x 132 mm), 285-[2] pp., nombreuses vignettes gravées en rouge dans le texte, un bandeau, une lettrine et un cul-de-lampe gravés en rouges, 10 planches gravées en couleurs dans le texte, dont une en frontispice, couverture illustrée d'une vignette.

Couverture

Le début du texte avec le bandeau et la lettrine

Exemple de page, avec vignettes

Quelques liens

Sur Georges Lepape :
Notice biographique avec un essai de bibliographie : AURORÆ LIBRI.
Notice bien complète en anglais (cliquez-ici) et la page Wikipedia (cliquez-ici)

Sur le blog "Rêves siciliens", ces deux messages reproduisent des illustrations nettement plus explicites du Satyricon, à usage privé (cliquez-ici).

samedi 28 août 2010

"Le Satyricon", de Pétrone, traduit par Laurent Tailhade et illustré par Rochegrosse, 1910

Le Satyricon est réputé être un des premiers, si ce n'est le premier roman homosexuel. Il n'est probablement plus beaucoup lu aujourd'hui, mais il évoque dans les esprits cette liberté sexuelle, voire innocence sexuelle, que l'on associe à l'Antiquité et que l'on sait à jamais perdue depuis l'avènement de la morale chrétienne. Il flotte aussi un petit parfum de lecture interdite, certes bien éventé aujourd'hui, mais l'on sait que les réputations sont parfois plus fortes que le temps.



Juste un petit rappel historique. Ce roman latin écrit quelque part entre le Ier et le IIème siècle de notre ère, par un auteur nommé Pétrone, nous est parvenu fortement mutilé. Au mieux un quart de l'ouvrage nous aurait été transmis. Ce que l'on peut lire aujourd'hui ne sont que des fragments, pas toujours bien assemblés entre eux, qui se terminent brutalement, parfois au milieu d'un phrase. Cela lui donne un aspect légèrement décousu, voire un peu surréaliste, avec ses morceaux qui se raccordent par des [...], laissant au lecteur le soin et le plaisir de compléter les liaisons et les morceaux manquants selon son imagination. Il existe des débats sans fin sur l'identité de l'auteur et la date de composition. Je ne rentrerais pas dans cette problématique sans grand intérêt pour nous (mais que, pour ma part, j'apprécie beaucoup). Ceux que cela intéresse peuvent partir sur Internet à la recherche improbable de l'identité de Pétrone (Wikipédia peut être une porte d'entrée dans ce débat multiple, mais, comme souvent, un peu catégorique en faveur d'une hypothèse)

Il existe probablement beaucoup de lectures de ce roman, mais je veux rappeler une évidence : tout ce que l'on peut en lire s'ordonne autour des tribulations amoureuses et sexuelles d'un couple d'hommes : Encolpe et Giton. Certes, nous sommes dans une relation antique : différence d'âge, relation érotique teinté de protection, voire de possession, dissymétrie des rôles sexuels, etc. Cependant, n'y voir qu'une relation pédérastique du type grec, entre l'éraste et l'éromène masquerait la qualité et la force de leur amour. Deux citations pour illustrer cela. Avant, rappelons que le narrateur, le "je" est Encolpe et que l'ouvrage est divisé en 141 courts chapitres, qui me serviront à référencer les citations.

La première citation, lors de retrouvailles d'Encolpe et Giton (XCI) :
"Je baisai cette poitrine pleine de sapience. J'entourai son col de mes bras et, pour qu'il entendît aisément que je le recevais à merci, que de la meilleure foi mon amour était reviviscente, longuement, je l'étreignis sur mon cœur."

La deuxième, alors qu'ils sont sur le point de périr dans un naufrage (CXIV) :
"Dépouillant sa robe, Giton s'enveloppe de ma tunique, offre ses lèvres à ma bouche, et, pour que la mer envieuse ne puisse rompre un si doux embrassement, il nous attache l'un à l'autre dans les replis d'une ceinture et : - Que nul espoir ne nous reste ! les vagues nous emporteront unis pour toujours. Peut-être, miséricordieusement, nous déposeront-elles sur un même rivage. Peut-être qu'un passant ému de furtive compassion nous jettera quelques pierres; enfin, suprême espoir, grâce aux flots insensés, l'arène [le sable] ondoyante nous ensevelira".

Mais, richesse et saveur de l'évocation des amours antiques, les simples plaisirs de l'amour ne sont pas oubliés. Dès le début de l'ouvrage (XI) :
"Giton me baisa de tout son cœur. Moi, liant le cher enfant dans une étreinte robuste, je goûtai de mes vœux la jouissance plénière, et mes transports furent dignes d'envie. Nos délices n'étaient pas encore épuisées, que revenu à pas de loup et brisant avec fureur la porte, Ascyltos me trouva folâtrant avec mon frère. De rires, de bravos, il emplit notre cambuse, et soulevant le balandras où nous étions tapis: - Que faisais-tu là, dit-il, citoyen très pudibond? Quoi ! vous voilà tous deux sous la même couverture !"

Ce passage permet aussi d'introduire un des thèmes dominants du livre : la rivalité sexuelle, dont Giton devient l'objet mais aussi l'acteur. Ascyltos, "l'infatigable" en grec, n'aura de cesse de vouloir ravir Giton à Enclope. Au passage, on apprend que le dit Ascyltos "avait des agréments d'un tel poids que l'homme tout entier semblait une dépendance infime de sa mentule [sexe] prodigieuse" (XCII). Cela lui vaut d'ailleurs qu'un "certain chevalier romain, qui passe pour un bougre distingué, le couvrit de son manteau et l'emmena chez soi, apparemment aux fins, seul, d'accaparer, à lui, un mérite si énorme." Ces anecdotes permettent de comprendre que ce roman a pu être assimilé à un livre licencieux, et donc interdit. On reconnaîtra que cet interdit est un peu affadi. Ce qui l'est moins, c'est cette "sérénité dans l'impudeur", autrement dit, cette simplicité dans l'évocation des tribulations sexuelles de nos héros, leurs capacités, au delà de la forte relation homosexuelle qui les lie, de goûter des aventures sexuelles avec ce qui s'offre à eux, hommes ou femmes, le tout avec une simplicité et un naturel qui restent désarmants pour nous.

Je ne vais pas entrer aujourd'hui dans une analyse plus approfondie de ce roman. Sachez que malgré son aspect très fragmentaire, il est riche tant par les péripéties romanesques que par la psychologie et les sentiments des personnages. Il offre plusieurs niveaux de lecture, même encore pour un lecteur moderne. Même si j'ai un peu insisté sur la dimensions homosexuelle et érotique de l'ouvrage, il ne faut surtout par le réduire à cela.

Aujourd'hui, je souhaite seulement présenter une belle édition illustrée. Disons tout de suite que, de mon point de vue et à ma connaissance, il n'existe pas d'édition illustrée de ce roman qui soit à la hauteur de l'histoire et de ce qui en fait la force pour nous. Pour celui qui ne découvrirait le livre que par les illustrations, il ne soupçonnerait même pas qu'il s'agit d'un roman homosexuel. Mais avant de présenter cet ouvrage, il faut dire quelques mots de la traduction présentée.



En 1901, Laurent Tailhade, journaliste et homme de lettres libertaire, publie un article incendiaire contre la visite du tsar Nicolas II en France, véritable appel au meurtre. Cela lui vaut une condamnation à un an de prison. Il met à profit ce loisir forcé pour proposer une nouvelle traduction du Satyricon, très personnelle, où il donne libre court à son goût pour une langue précieuse, voire un peu absconse. Les extraits cités ci-dessus ont peut-être surpris par quelques tournures de phrases étranges, voire difficilement compréhensibles. La traduction regorge de mots rares et même inventés : mérétrice, engeigner, subhaster, spatolocinède, vérécondie, etc. C'est pourtant cette traduction qui a été le plus reproduite, probablement parce qu'elle se distingue par cette langue vivante, riche et foisonnante, à la différence de beaucoup de traductions un peu plates et froides. De plus, elle s'appuie sur une version du Satyricon qui a été enrichie au XVIIeme siècle par des fragments prétendument retrouvées qui redonnent une unité au texte. Cette supercherie, connue comme la version de Nodot, a permis de donner un texte plus continue et donc plus lisible.




En 1910, l'éditeur Louis Conard publie à faible tirage (171 exemplaires) une nouvelle édition de cette traduction largement illustrée par Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938), un très prolifique illustrateur et peintre orientaliste. L'ouvrage ne contient que 4 grandes compositions. La première, en frontispice (voir ci-dessus), représente probablement Giton, un Giton très androgyne, dans une pose lascive.

La seconde illustre l'épisode des "épousailles" de la jeune Pannychis avec Giton (XXV).



La troisième représente un peu confusément le banquet de Trimalcion.



Enfin, la quatrième rappelle un épisode de la fin de l'ouvrage, alors qu'Encolpe est affecté d'une impuissance tenace (même Giton n'arrive plus à réveiller ses ardeurs). La scène représentée est le traitement de cette impuissance par les deux vieilles : "la sorcière maupiteuse badigeonne l'intérieur de mes cuisses avec le même linement. Ensuite, elle compose un suc de cresson et d'aurone dont elle arrose mon pénis; elle saisit un fagot d'orties vertes et me flagelle doucement depuis l'ombilic" (CXXXVIII).


Rochegrossse s'est abstenu de représenter le traitement préalable : "A ces mots, elle apporte un phallus de cuir, le graisse d'un oingt composé d'huile, de poivre concassé, de graine d'ortie en poudre et, peu à peu, me l'insère dans l'anus".

Le reste de l'illustration est composé d'une multitude de petites vignettes dans le texte (38 dont 6 plus grandes, en bandeau). La majorité sont purement décoratives. Cette image d'une page donnera une idée de la composition et de la richesse de la décoration qui encadre le texte. Cet encadrement se retrouve à toutes les pages.



Pour ceux qui voudraient découvrir ce texte, je conseille d'éviter la traduction de Tailhade. Elle est plus instructive sur une certaine façon d'écrire le français à la fin du XIXe siècle que sur la mise en valeur d'un texte antique. Il existe une honnête traduction de Pierre Grimal (Livre de poche). Dans tous les cas, je conseille de "sauter" tout le passage connu comme le banquet de Trimalcion. Bien qu'étant un des morceaux les plus connus, il ne permet pas d'appréhender la profonde unité de l'ouvrage, construit autour de l'amour entre Encolpe et Giton. Il peut intéresser ceux qu'ils veulent découvrir ce qu'était un riche banquet à la romaine. Mais, cela risque d'ennuyer beaucoup de lecteurs, surtout qu'il est nécessaire de se référer à de nombreuses notes, si l'on veut comprendre le texte. Pour ma part, j'aime le récit qui débute à partir du chapitre 79, qui présente alors une grande unité et illustre parfaitement l'importance de l'amoure entre Encolpe et Giton, avec ces luttes faites de désirs et de jalousie à propos de la "possession" de Giton.

Une traduction agréable à lire est celle de Jean-Claude Féray, qui a justement pris le parti de supprimer ce passage banquet (Edition Qunites-Feuilles). Pour cela, il a renommé l'ouvrage : "Encolpe et Giton". Cette traduction est complétée d'une étude historique qui analyse l'ouvrage comme un roman pédérastique, cela au prix d'un artifice sur l'âge de Giton. Cette analyse ne m'a pas convaincu. En effet, Giton a 16 ans, comme l'indique le texte, ce qui empêche de voir dans la relation Encolpe et Giton, une relation pédérastique au sens strict, selon les mœurs grecs. Nous sommes vraiment dans un monde romain et dans une histoire d'amours entre hommes (Encolpe doit être guère plus âgé. 20 ans peut-être ?). Autre attrait de cette édition, une très belle traduction anonyme et inédite de la fin du XVIIe siècle, qui permet de goûter le charme de ce texte dans une langue magnifique et subtile. Il existe beaucoup d'autres traductions, que je vous laisse découvrir.


Pour ceux intéressés par l'histoire de ce texte et les nombreuses hypothèses et discussions qui l'entoure, je conseille de lire l'introduction de l'édition du Satyricon dans la collection Garnier Flammarion. François Desbordes prend le sage parti de ne pas prendre position, tout en présentant les différentes hypothèses. Malheureusement, la traduction est celle de Tailhade, qui risque de rebuter quelques lecteurs modernes.

Pour mémoire, il existe aussi le film de Fellini, Satyricon, sorti en 1969.

Pour finir ce message, ces quelques vers d'Encolpe, après une nuit d'amour avec Giton :
"Ce que fut cette nuit, ô Dieux ! ô Déesses !
Combien doux ce lit ! Une étreinte de feux !
Et nous transfusions, çà et là, dans nos lèvres ardentes,
Nos âmes vagabondes. Fuyez soucis
Mortels ! Je me meurs de plaisir !"

Une petite note personnelle

J'ai découvert ce texte à 19 ans, grâce à un livre de poche d'occasion que j'avais acheté à Lyon. A côté des beaux livres que je collectionne, j'ai plaisir à conserver ces exemplaires modestes qui m'ont ouvert les portes de la culture homosexuelle :



Description de l'ouvrage

Pétrone
Le Satyricon
Traduction de Laurent Tailhade. Illustrations de Rochegrosse.
Paris, Louis Conard, Libraire-éditeur (Imprimerie Nationale), 1910, in-4° (304 x 228 mm), [8]-296-[1] pp., 4 grandes illustrations en couleurs dans le texte, dont une frontispice, 38 vignettes dans le texte, encadrement du texte par un motif décoratif en couleurs.

Justification du tirage : 170 exemplaires, dont
- un exemplaire sur Japon Impérial
- 20 exemplaires sur Japon
- 150 exemplaires sur papier vélin teinté.
Celui-ci est le n° 136. Il est signé des initiales de l'éditeur.



L'exemplaire est relié en plein parchemin.



Dans les bibliothèques publiques françaises, il n'existe qu'un seul exemplaire, dans la réserve des livres rares de la BNF (RES G-Z-45).


Quelques liens

Sur Wikipédia :
Le Satyricon
Laurent Tailhade
Georges-Antoine Rochegrosse
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samedi 24 juillet 2010

Chants secrets, Jean Genet, 1945
"Le Condamné à Mort"

Amour viens sur ma bouche! Amour ouvre tes portes!
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l'escalier, plus souple qu'un berger,
Plus soutenu par l'air qu'un vol de feuilles mortes.

Ô traverse les murs; s'il le faut marche au bord
Des toits, des océans; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate une heure avant ma mort.



Alors qu'il est incarcéré à Fresnes pour des vols de livres, en septembre 1942, Jean Genet compose son premier poème, Le condamné à mort. Ce long poème en alexandrins est dédié : "à Maurice Pilorge, assassin de vingt ans" : "J'ai dédié ce poème à la mémoire de mon ami Maurice Pilorge dont le corps et le visage radieux hantent mes nuits sans sommeil. En esprit je revis avec lui les quarante derniers jours qu'il passa, les chaînes aux pieds et parfois aux poignets, dans la cellule des condamnés à mort de la prison de Saint-Brieuc. [...] Pour moi, qui l'ai connu et qui l'ai aimé, je veux ici, le plus doucement possible, tendrement, affirmer qu'il fut digne, par la double et unique splendeur de son âme et de son corps, d'avoir le bénéfice d'une telle mort."

Jean Genet fait imprimer le poème par un codétenu, typographe de son état, condamné pour fabrication de fausses cartes de rationnement. Ce premier tirage estimé à 100 exemplaires a été diffusé par Jean Genet auprès du cercle d'admirateurs qui commençaient à se former autour de lui : Jean Cocteau, François Sentein, etc.

En novembre 1943, Jean Genet fait la connaissance de Marc Barbezat, un industriel lyonnais qui publiait une revue littéraire L'Arbalète. C'est Olga Barbezat qui a fait connaître Genet à son mari, après avoir lu ce poème. Dès janvier 1944, Jean Genet propose à Marc Barbezat de publier Le condamné à mort, avec un autre poème inédit, Marche funèbre, sous le titre général de Chants secrets. Ce projet ne se concrétisera qu'en 1945. Auparavant, Marce Barbezat publie un chapitre de Notre-Dame-des-Fleurs dans sa revue. Il fait ensuite imprimer en mars 1945 Chants secrets à 402 exemplaires, dans la belle typographie aérée qui caractérise tous les ouvrages des éditions de L'Arbalète, en particulier la belle harmonie des impressions en rouge et noir. Marc Barbezat choisit un peintre et poète, Emile Picq, pour illustrer la couverture.



Le poème tout entier mériterait d'être cité. Il contient ce mélange propre à Jean Genet de fascination pour le mal et le crime et d'érotisation homosexuelle du corps de l'assassin qui devient objet de fantasme et d'amour : " le spectre d'un tueur à la lourde braguette".

Cependant, ne voir dans ce poème que cet alliage, devenu un peu banal, du crime et de l'érotisme, est une vision réductrice. C'est d'abord un très beau texte. La lecture en est envoutante. On y retrouve cette langue unique de Genet qui sait si bien combiner la pureté d'une langue parfois un peu précieuse avec la crudité et la liberté des scènes évoquées :

Élève-toi dans l'air de la lune ô ma gosse.
Viens couler dans ma bouche un peu du sperme lourd
Qui roule de ta gorge à tes dents, mon Amour,
Pour féconder enfin nos adorables noces.

Colle ton corps ravi contre le mien qui meurt
D'enculer la plus tendre et douce des fripouilles.
En soupesant charmé tes rondes, blondes couilles,
Mon vit de marbre noir t'enfile jusqu'au cœur.

Cette évocation crue voisine avec ce rêve poétique d'évasion et d'amour :

O viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d'Espagne
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d'ici battre notre campagne.

Le ciel peut s'éveiller, les étoiles fleurir,
Et les fleurs soupirer, et des prés l'herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner: moi seul je vais mourir.

O viens mon ciel de rose, O ma corbeille blonde!
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens! Pose ta joue contre ma tête ronde.

Nous n'avions pas fini de nous parler d'amour.
Nous n'avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les Cours condamnent
Un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour.

Autre extrait et illustration de la manière de Jean Genet : la fascination, en même temps religieuse et païenne, pour le bel adolescent, que le meurtre et le prochain châtiment auréolent d'une attraction devenue presque surnaturelle :

Et les vieux assassins se pressant pour le rite
Accroupis dan le soir tirent d'un bâton sec
Un peu de feu que vole, actif, le petit mec
Plus émouvant et pur qu'une émouvante bite.

Le bandit le plus dur, dans ses muscles polis
Se courbe de respect devant ce gamin frêle.
Monte la lune au ciel. S'apaise une querelle.
Bougent du drapeau noir les mystérieux plis.

T’enveloppent si fin, tes gestes de dentelle!
Une épaule appuyée au palmier rougissant
Tu fumes. La fumée en ta gorge descend
Tandis que les bagnards, en danse solennelle,

Graves, silencieux, à tour de rôle, enfant,
Vont prendre sur ta bouche une goutte embaumée,
Une goutte, pas deux, de la ronde fumée
Que leur coule ta langue. O frangin triomphant,

Cette richesse d'évocations, de sentiments, qui appartiennent traditionnellement à des registres différents, loin de former un ensemble hétéroclite, est au contraire d'une très grande unité, cimentée par cette langue unique qui en fait un seul et long poème à la gloire de la beauté et de la fascination des hommes.

Le deuxième poème, Marche funèbre est aussi consacré à Maurice Pilorge.

L'illustration de couverture donne un cachet particulier à cette édition. Elle est signée d'Emile Picq. Je n'ai malheureusement pas réussir à trouver beaucoup d'informations le concernant. Il était illustrateur, peintre et poète. Francis Ponge lui a consacré un article paru en mai 1944 dans l'Atelier contemporain au sein du recueil Le peintre à l'étude, Paris, Gallimard, NRF, 1948.
On trouve un seul livre de lui à la BNF :
Fièvre des souvenirs d'exil. Avec des dessins de l'auteur. Mystère joyeux. Sainte Cohorte. D'une ville perdue. Départ pour l'exil. Jardin du cri du coeur. La Forêt songe.
Paris, A. Henneuse, 1942, in-16, 105 p.

L'ensemble des poèmes de Jean Genet a été publié dans la collection Poésie/Gallimard :


Pour ceux qui veulent aller plus loin sur Jean Genet, une des biographies de référence est celle d'Edmund White.


Elle fourmille d'informations, précises et factuelles. La majorité des renseignements, très résumés, sur ces poèmes et cette édition en proviennent.

Enfin, je conseille ce coffret (DVD+CD+livret). Non seulement, il contient le film Un chant d'amour, qu'il est indispensable d'avoir vu pour tous ceux qui sont fascinés par l'univers de Genet, mais aussi des entretiens avec et sur Jean Genet. Le livret contient une reproduction du manuscrit du Condamné à mort


Une petite note personnelle

L'œuvre de Jean Genet, en particulier de Notre-Dame-des-Fleurs, été une grande découverte, j'irais presque jusqu'à dire une illumination, de mon adolescence. Avec d'autres œuvres littéraires, elle a contribué à la formation de ma conscience homosexuelle. Ce n'est pas tant l'aspect subversif (un tantinet éventé aujourd'hui), voire sulfureux, qui m'a enrichi, mais plutôt la fascination de Genet pour l'homme et l'amour homosexuel. Cette fascination ainsi exprimée à l'état brut, m'a aidé à comprendre et mieux vivre ma propre fascination, qui, aujourd'hui, trente ans après, reste inentamée ni amoindrie.

Le plus étonnant est que je viens de découvrir la poésie de Genet, en particulier ce poème, tout cela parce que j'ai d'abord été séduit par ce bel ouvrage, ce bel exemplaire. Lorsque je dis que l'amour des livres rejoint l'amour des garçons, c'est aussi que l'amour des livres me permet d'approfondir mon amour des hommes.

Description de l'ouvrage

Chants secrets
[Lyon], L'Arbalète, in-4° (284 x 192 mm), [1945], 45-[2] pp, couverture rempliée ornée d'une illustration.


Une petite particularité de cet ouvrage est que le nom de l'auteur, avec l'illustration, se trouve sur la première couverture, et le titre se trouve au quatrième de couverture :


Tirage 402 exemplaires :
- 400 exemplaires numérotés sur pur fil Lafuma, tous réservés aux souscripteurs numérotés de 1 à 400.
- 2 exemplaires sur vieux japon réimposés.


La BNF possède pas moins de 5 exemplaires, certains dans la réserve des livres rares :
RES. FOL-NFY-14, exemplaire de Pierre Leroy
RES 4-Z DON-220 (17), exemplaire de Alberto Magnelli (1888-1971), donné par Susi Magnelli
RES 4-Z PAB BIBL-43, don de Pierre-André Benoit, (1921-1993)
RES M- YE- 529

Dans les autres bibliothèques publiques en France (CCFr), je n'ai repéré qu'un seul exemplaire à la bibliothèque Jacques Doucet (n° 172).

Quelques liens

Sur ce site en espagnol, très bien fait, un message est consacré au poème Le condamné à mort, avec la transcription complète, en français, du poème :

Ce poème a été mis en musique et chanté par Hélène Martin :




Il a été aussi repris par Etienne Daho :