La rentrée littéraire a été marquée par deux publications d'inédits : le journal de Julien Green, dont je parlerai, et des nouvelles de jeunesse de Marcel Proust.
Grand lecteur de Proust, j'attendais avec impatience la publication de ces textes inédits de Proust. Je m'étonnais d'ailleurs qu'il ait fallu tant de temps pour les voir apparaître, alors qu'ils étaient connus depuis longtemps. Les manuscrits inédits appartenaient à Bernard de Fallois, qui les avait récupérés de la nièce de Proust. A la lecture de ces quelques nouvelles, je comprends mieux que Bernard de Fallois ait préféré ne pas les publier. Ma déception est à la hauteur de mes attentes. En définitive, ce sont neuf textes, parfois incomplets, qui constituent ce recueil. Certes, on y voit une évocation de l'homosexualité de façon plus directe que dans la Recherche, comme dans la nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage : Le mystérieux correspondant. La nouvelle Souvenir d'un capitaine est un récit à la première personne sur un échange visuel amoureux, qui préfigure ce que le narrateur observera, cette fois-ci comme témoin externe, dans les grandes scènes de séduction de la Recherche, comme la rencontre de Charlus et Jupien. C'est d'ailleurs de cette nouvelle que j'ai extrait ce passage :
Je sentis que le brigadier m'écoutait, et il avait levé sur nous d’exquis yeux calmes, qu'il baissa vers son journal quand je le regardai. Passionnément désireux (pourquoi?) qu'il me regardât je mis mon monocle et affectai de regarder partout, évitant de regarder dans sa direction. L'heure avançait, il fallait partir. Je ne pouvais plus prolonger l'entretien avec mon ordonnance. Je lui dis au revoir avec une amitié tempérée tout exprès de fierté à cause du brigadier et regardant une seconde le brigadier qui rassis sur sa borne tenait levés vers nous ses exquis yeux calmes, je [le] saluai du chapeau et de la
tête, en lui souriant un peu. Il se leva tout debout et tint sans plus la laisser retomber, comme on fait au bout d’une seconde pour le salut militaire, sa main droite ouverte contre la visière de son képi, me regardant fixement, comme c’est le règlement, avec un trouble extraordinaire. Alors tout en faisant partir mon cheval je le saluai tout à fait et c'était comme déjà à un ancien ami que je lui disais dans mon regard et dans mon sourire des choses infiniment affectueuses. Et oubliant la réalité, par cet enchantement mystérieux des regards qui sont comme des âmes et nous transportent dans leur mystique royaume où toutes les impossibilités sont abolies, je restai nu-tête déjà emporté assez loin par le cheval la tête tournée vers lui jusqu’à ce que je ne le vis[se] plus du tout. Lui saluait toujours et vraiment deux regards d'amitié, comme en dehors du temps et de l’espace, d'amitié déjà confiante et reposée, s'étaient croisés.
Je dînai tristement, et restai deux jours vraiment angoissé, avec dans mes rêves cette figure qui tout à coup m'apparaissait, me secouant de frissons. Naturellement je ne l’ai jamais revu et je ne le reverrai jamais. Mais d’ailleurs maintenant vous voyez je ne me rappelle plus très bien la figure, et cela m'apparaît seulement comme très doux dans cette place toute chaude et blonde de la lumière du soir, un peu triste pourtant, à cause de son mystère et de son inachèvement.
J'aime l'incise « Pourquoi ? » dans cette phrase :
« Passionnément désireux (pourquoi?) qu'il me regardât ».
Je crois surtout que cette publication satisfait les proustiens impénitents et autres spécialistes, qui prendront plaisir à découvrir, au fil des nouvelles, l'émergence des thèmes qui se déploieront complètement dans la Recherche. C'est d'ailleurs tout le propos du texte introductif de Luc Fraisse, que j'ai parfois trouvé un peu obscur. C'est probablement dû à ma connaissance lacunaire de l’univers proustien. Si on veut y trouver un plaisir littéraire, je pense que l'on peut passer son chemin. Alors que Proust aura atteint sa maturité stylistique dans la Recherche, dans ses essais de jeunesse, il en est encore loin.