samedi 23 décembre 2023

Le Temps d'aimer

Dans la très (trop ?) riche production de films et de séries LGBT, j’ai eu envie de voir Le Temps d’aimer, de Katell Quillévéré, avec Vincent Lacoste et Anaïs Demoustier. Pourquoi ? Parce que ce film traite d’un pan de l’histoire homosexuelle de la fin de la dernière guerre jusqu’aux années soixante. En deux mots, l’histoire est celle de Madeleine, serveuse dans un hôtel-restaurant et mère d'un petit garçon qu’elle a eu d’un officier allemand disparu. Elle rencontre François, un jeune étudiant riche et cultivé, dont on finit par apprendre qu’il a déjà vécu une expérience homosexuelle. Ces deux êtres avec leurs secrets et le poids de l’opprobre publique unissent leurs destins. Ensuite, c’est la vie chaotique de ce couple où Madeleine vit une relation difficile, entre amour et déni, pour son fils Daniel et où François, malgré l’amour qu’il porte à sa femme, continue à être habité par son attirance pour les hommes, jusqu’à la « chute » tragique de la fin du film.


C’est un beau film, que j’ai eu du plaisir et de l’émotion à voir, même si j’ai trouvé que tout y était trop sage : trop sage la mise en scène, trop sages les idées un peu convenues de cette histoire, trop sage le jeu des acteurs. En définitive, une démonstration trop sage de conflits intimes dans une France puritaine à la sortie de la guerre et de la collaboration. Probablement que le choix de Vincent Lacoste était le plus mauvais possible pour incarner François. Cet acteur inexpressif est incapable de rendre la violence du conflit intime qui habite son personnage. Au passage, je ne comprends pas l’estime dont il bénéficie. Certes, dans Plaire, aimer et courir vite, Vincent Lacoste était dans le ton, mais ce n’était pas difficile car son rôle collait à sa personnalité d’acteur. Heureusement, la grâce rayonnante d’Anaïs Demoustier est là pour donner de la vie à ce film. Et, Paul Beaurepaire, jeune acteur qui incarne Daniel à la fin du film nous apporte aussi sa beauté et son charme auxquels je n’ai pas été insensible.


Malgré tout, j’ai été gêné par quelques négligences ou approximations dans ce film qui se veut en même temps cultivé et historique. Détail, mais lorsque François explique qu’il est archéologue et montre, pour appuyer son propos, un fossile, on se dit que le scénariste confond l’archéologie et la paléontologie. Détail, mais lorsque François présente un sarcophage en expliquant que la scène sculptée sur le côté est la trahison de saint Pierre, on se dit que le scénariste ne sait pas qu’il s’agit en réalité du reniement de saint Pierre (et pour ceux que la culture religieuse intéresse encore, c’est Judas qui trahit le Christ et non saint Pierre). Ce manque de rigueur culmine dans une scène où un policier affirme que l’homosexualité est un délit. Et ce n’est pas un détail. Il faut probablement encore répéter que l’homosexualité n’a jamais été un délit en France. Lorsque François est poursuivi par la police dans le film, c’est au titre de l’excitation habituelle d’un mineur à la débauche, aggravée par l’application du décret de Vichy qui fixait une majorité sexuelle spécifique à vingt-et-un ans dans le cas des relations homosexuelles alors qu'elle était auparavant à quinze. Certes, c’est un peu plus compliqué à expliquer que de dire de façon abrupte que l’homosexualité est un délit en France. Pourtant, de nombreux historiens travaillent et ont travaillé sur la répression de l'homosexualité masculine. Je renvoie à cet article de Régis Revenin qui est une bonne synthèse sur ce sujet, au sein d’une étude intéressante sur le vécu homosexuel des jeunes hommes des classes populaires à cette même époque : Les jeunes « pédés » parisiens d’avant 1968. On peut aussi citer les travaux en cours de R. Schlagdenhauffen sur la répression policière et pénale de l’homosexualité, en l’absence d’un délit correspondant. Le sujet a été récemment évoqué dans une émission de France-Culture consacrée au vote par le Sénat d'une loi de réparation : Quelle réparation pour les politiques de criminalisation de l'homosexualité ? Autre ouvrage, très intéressant et documenté, de Romain Jaouen : L’inspecteur & l’« inverti ». La police face aux sexualités masculines à Paris, 1919-1940, qui explique bien comment, sur une période antérieure à celle qui nous intéresse aujourd’hui, l’utilisation abusive, voire dévoyée, de l’outrage public à la pudeur et de l’excitation habituelle des mineurs à la débauche représentait déjà un arsenal juridique suffisant pour poursuivre les manifestations des amours homosexuelles dès qu’elles sortaient de la chambre à coucher et qu'elles ne concernaient pas deux adultes majeurs. Pour finir sur ce thème, vous pouvez aussi consulter les billets d'Antoine Idier sur son blog : ici. C’est aussi en cela que je trouve le film trop sage. Il ne cherche pas à restituer la complexité du réel et préfère les raccourcis faciles.

Je rappelle à ce propos que j’aborde aussi ce sujet dans mon dernier livre, la réédition d'Adonis-Bar, de Maurice Duplay, paru en 1928, dont j'ai pris en charge la présentation, les notes et, surtout, un dossier important sur La Petite Chaumière  (1921-1939), le premier cabaret de travestis à Paris. J'y aborde la répression policière et juridique qu'a subie le cabaret et tous les moyens légaux ou illégaux utilisés pour cela. Ce titre est toujours disponible aux éditions GayKitschCamp, comme le reste du catalogue:

https://www.helloasso.com/associations/gaykitschcamp-cardon/boutiques/catalogue


Dernière petite remarque, le filme passe un peu vite sur les obstacles qu’il fallait vaincre en 1947 (et probablement encore plus aujourd’hui), pour qu’un fils d’industriel du Nord épouse une serveuse fille-mère de Bretagne. Rien que cela aurait suffi à constituer le sujet d’un film.

Une fois n'est pas coutume :


dimanche 3 décembre 2023

Der Mann in der Photographie. I, Le Cercle, 1954

En 1952, la revue homosexuelle suisse Der Kreis (Le Cercle) fête ses vingt ans d'existence. Publiée à Zürich depuis 1932, elle est devenue plus spécifiquement consacrée à l'homosexualité masculine depuis 1942, lorsque l'acteur Karl Meier, sous le pseudonyme de Rolf, en devient le rédacteur en chef. A l'occasion de cet anniversaire, la revue publie à destination exclusive de ses lecteurs, une sélection de 100 photos sous forme d'un ouvrage, sous le titre allemand de Der Mann in der Photographie.

Un texte en 4 langues (allemand, français, italien et anglais), en avant-propos, présente l'ouvrage :

Au terme de la vingtième année de parution de notre périodique « Le Cercle », nous vous offrons une collection des plus belles photos publiées durant ces dix dernières années. Ce recueil ne doit pas être considéré comme une publication indépendante mais, au contraire, comme la réunion en une sorte de bouquet d'anniversaire des clichés particulièrement artistiques présentés par notre revue.[...]
Ce livre ne sera pas vendu en librairie et doit demeurer une publication privée et réservée à nos amis du monde entier. Nous devons aussi insister sur le fait qu'il ne faut pas considérer les modèles comme appartenant à notre sphère. Ils ont été choisis uniquement pour illustrer la grâce de l'adolescence et la beauté masculines. Nous croyons que, dans leur diversité, ces images apportent leur contribution à l'Hymne au corps masculin qui, depuis l'Antiquité jusqu'à nos temps modernes ne cesse d’être chanté par les poètes.

La jaquette de couverture est illustrée par une photo de Roberto Rolf, qui est le pseudonyme de George Platt Lynes (1907-1955). C'est le photographe le plus représenté dans cette sélection, avec vingt-et-une photos sur cent. Il est suivi par Tan Hin Kong, d'Amsterdam, avec sept photos et la Western Photography Guild, de Denver, avec quatre photos.

Pour ma part, j'ai choisi douze photos parmi les cent, qui sont celles qui m'ont le plus touché. J'y ai ajouté la n° 25, peut-être moins belle, mais qui montre une certaine diversité dans les styles et les situations des photos publiées dans la revue. On constatera qu'à côté de quelques noms encore célèbres, Der Kreis n'hésitait pas à ouvrir ses pages à des amateurs talentueux.

10 : Roberto Rolf (George Platt Lynes), New York

11 : Roberto Rolf (George Platt Lynes), New York

22 : Prof. Rudolf Koppitz, Allemagne

24 : Tan Hin Kong, Amsterdam

25 : Jos. Nemeth, Budapest

33 :  photographe amateur, Suisse

53 : Schweiz, Pressephoto

65 : photographe inconnu américain

67 : photographe amateur, Allemagne

79 : Roberto Rolf (George Platt Lynes), New York  

96 : Albert, Johannesburg

99 : M. Bourke-White, USA  

Il existe un excellent film sur Le Cercle (Der Kreis) sorti en 2014, qui porte le même nom. Il raconte le destin de deux jeunes homosexuels, à Zürich en 1958, l'un étant professeur et l'autre coiffeur, et surtout chanteur travesti (drag-queen, en français), dans un cabaret zurichois. Ils appartiennent tous deux au Cercle et le film permet de faire quelques portraits d'homosexuels de ces années-là, dont celui de Rolf, pseudonyme de l'acteur Karl Meier, l'animateur de cette association et de sa revue. L'originalité de ce film est d'être à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. La trame de l'histoire est celle de ces deux hommes, Ernst Ostertag et Röbi Rapp, qui interviennent aussi dans des séquences actuelles de témoignage. Ces allers-retours entre le passé reconstitué et le présent des entretiens est très intelligemment fait. Il permet de mesurer le chemin parcouru et aussi la permanence des engagements de ces deux hommes depuis l'époque de leur jeunesse jusqu'à nos jours, engagement pour la lutte homosexuelle et engagement mutuel dans une histoire d'amour de plus de soixante ans. Dans une séquence, Röbi Rapp, âgé de plus de quatre-vingts ans, reprend, en travesti, la chanson qu'il interprétait dans les années cinquante et qui est aussi interprétées par Sven Schelker, le jeune acteur qui le joue. Une telle confrontation aurait pu être artificielle, maladroite, voire gênante. Il n'en est rien, au contraire. C'est un beau pont lancé à travers le temps. Ce film permet de mesurer le poids de la répression alors subie par les homosexuels, même lorsqu'aucune loi ne réprimait ni ne punissait l'homosexualité. La simple pression policière faite de descentes de police, d'interrogatoires, de contrôles d'identité suffisait à créer une atmosphère d'insécurité et, pour les plus fragiles, de terreur qui, dans un cas, conduit jusqu'à la mort. Il montre bien la dissimulation et la double-vie que devaient mener ces hommes, avec toutes les nuances depuis Röbi Rapp qui est presque officiellement admis comme homosexuel, y compris par sa mère (jouée par une revenante, Marianne Sägebrecht), jusqu'au proviseur qui mène clandestinement une vie de drague dans les pissotières alors qu'il a une femme et des enfants et une stature sociale. Ernst Ostertag est dans une position intermédiaire. Il se dissimule, ce qui est lui indispensable pour obtenir sa titularisation de professeur et vit dans le non-dit avec ses parents et sa sœur, mais, par ailleurs, il s'assume comme homosexuel aussi bien par sa participation à l'association Le Cercle que dans ses amitiés et ses amours. Il ne s'invente pas une vie honorable.

Röbi Rapp et Ernst Ostertag

Pour faire un lien avec ce message, au début du film, lorsque Ernst Ostertag se rend pour la première fois dans les locaux du Cercle, Rolf lui montre la bibliothèque et lui présente un des livres de photographies de cette série qu'Ernst feuillette. On y distingue rapidement quelques-unes des photos en noir et blanc qui illustrent le volume, en tout point similaires par le style à celles de ce premier volume.

Description de l'ouvrage


Der Mann in der Photographie. I
100 photos 1941-1952
Zürich, Lesezirkel « Der Kreis », 1954, in-8° (225 x 155 mm), [8] p. - 100 planches photographiques en noir et blanc - [4] p.
Couverture entoilée verte de l’éditeur sous jaquette illustrée.


Une citation de Novalis introduit l'ouvrage :
Es gibt nur einen Tempel in der Welt
und das ist der menschliche Körper.
Nichts ist heiliger als diese hohe Gestalt.
Man berührt den Himmel, wenn man
einen Menschenleib berührt.

« Il n’y a qu’un seul temple au monde et c’est le corps humain. Rien n’est plus sacré que cette forme sublime. […] C’est le ciel que l’on touche lorsque l’on touche le corps humain. »
Cette première publication a été suivie de trois autres volumes :
- Der Mann in der Photographie, II, 1942-1954, 1954.
- Der Mann in der Photographie, III, 1955-1958, 1958.
- Der Mann in der Photographie, IV, 1959-1961, 1962.
De ce que j'ai pu voir des exemplaires en vente sur Internet, ils sont tous sur le même modèle, certains étant sous couverture souple comme l'exemplaire qui est montré dans le film (qui n'a pas sa jaquette). 

Si vous souhaitez consulter un de ses livres, il faudra franchir les frontières pour aller à Dresde qui semble être la seule bibliothèque au monde qui possède les quatre (selon Worldcat). Quelques autres bibliothèques en détiennent des exemplaires, mais aucune en France…

mardi 21 novembre 2023

Une gravure d'Elie Grekoff

Cette gravure vient de rejoindre ma collection : 


Il s'agit d'un tirage numéroté (83/100), non signé. Le style évoque immédiatement Elie Grekoff qui a illustré, entre autres, le Tirésias de Marcel Jouhandeau. Je vous laisse juge en la comparant à la vignette qui sert, en quelque sorte, de logo à ce site, sur la droite, ou aux autres gravures du même livre que vous pouvez voir ici : Tirésias. La forme du visage, le traitement de la chevelure et de la musculature et, surtout, les aréoles des tétons en forme d'étoile sont presque des signatures. Allant plus loin, on pourrait imaginer qu'il s'agit d'un dessin non retenu pour l'ouvrage, peut-être parce que, à la différence des autres, on y voit un sexe en érection.

Après avois posé cette première hypothèse, j'ai poursuivi mes recherches. En définitive, il s'agirait peut-être d'un dessin prévu pour ce recueil, aussi illustré par Elie Grekoff : Erotopægnia. Choix de poëmes latins suivis d'une nouvelle traduction française, publié vers 1956, dont les gravures, comme celle-ci, sont encore plus proches par le style :




vendredi 3 novembre 2023

L’Homosexualité en Allemagne, d'Henri de Weindel, 1908

Mais je n'ai compris que plus tard ce qu'était l'homosexualité. J'avais presque dix-sept ans et en me rendant de Guéret à Limoges avec ma mère, j'ai aperçu un livre en devanture dont le titre m'a bouleversé « L'Homosexualité en Allemagne ». Je l'ai acheté. On y parlait de familiers de Guillaume II qui avaient été proscrits de Ia cour lorsqu'on avait découvert leurs mœurs. J'ai tout compris à ce moment-là de la passion que j'avais connue à treize ans. C'était mon premier amour en quelque sorte. Cela reste dans ma vie comme un monument.

Dans cet extrait d’un entretien donné par Marcel Jouhandeau aux Nouvelles Littéraires, en novembre 1971, on prend pleinement conscience de la difficulté pour un homosexuel du début du XXe siècle pour comprendre la nature des sentiments qu’il ressentait et pouvoir mettre des mots dessus. Ce qu’il ne dit pas mais que l’on perçoit, c’est que son esprit en éveil était à la recherche de ces sources d’informations qui lui manquaient tant. Et c’est un livre dans une devanture, « dont le titre m'avait intrigué », qui a répondu à son attente. Il dit par ailleurs que le sens du mot « homosexualité  » lui était étranger (Entretiens avec Élise et Marcel Jouhandeau, 1966).


Le livre dont parle Marcel Jouhandeau vient de rejoindre ma bibliothèque. Il s’agit de L’Homosexualité en Allemagne. Étude documentaire & anecdotique, par Henri de Weindel et F.-P. Fischer, paru le 6 février 1908, quelques semaines après le premier procès de l’affaire Harden-Eulenburg. Cette affaire dont les péripéties et les différents procès sont bien expliqués dans la notice Wikipédia (Affaire Harden-Eulenburg) concernait des accusations d’homosexualité à l’encontre d’une personnalité très proche de l’empereur Guillaume II, Philipp zu Eulenburg. Cette accusation, alors très grave dans un état qui condamnait les relations homosexuelles entre hommes au titre du paragraphe 175 du code pénal, était d’autant plus retentissante qu’elle affectait des proches de l’empereur et une « camarilla » qui l’entourait. Son impact en Allemagne n’est pas dans mon propos. En France, sur fond d’une germanophobie bien installée depuis la défaite de 1870, elle a contribué à asseoir ou renforcer dans les esprits que l’homosexualité était un « vice allemand » comme il avait pu être italien à une époque. Cette affaire a été très largement couverte par la presse de l’époque (article sur le traitement de l’affaire Eulenburg dans la presse française) et, comme il était d’usage alors, a donné lieu à de très nombreuses caricatures. John Grand-Carteret les a rassemblées dans un ouvrage paru en 1908 : L’Homosexualité en Allemagne, Derrière « Lui » (« Lui » étant évidemment l’empereur d’Allemagne). Dans le livre que je présente ici, moins connu et aujourd’hui plus difficile à trouver, le journaliste Henri de Weindel a choisi de traiter ce même sujet en évitant le côté goguenard et graveleux qui était alors de mise dans la presse. Cela nous vaut donc un ouvrage d’analyses et d’explications sur l’homosexualité masculine, d’autant plus précieux auprès du grand public qu’il n’y en avait pas d’autres à disposition, hormis la littérature médicale, plus confidentielle ou plus difficile d’accès. 

Homosexualité !... C'était un mot nouveau pour les oreilles françaises, lorsque, en octobre 1907, il rebondit, lancé depuis les marches du trône allemand, jusque parmi les colonnes des gazettes, dans un grand tumulte de scandale.
Qu'est-ce donc que ces homosexuels, qui firent tant parler d'eux depuis cette époque et qui provoquèrent l’indignation de l’Europe entière et, aussi, de la vertueuse Amérique ?
Quelles sont exactement les mœurs de ces hommes, dont le pourcentage n'atteint pas à moins de 2,2 % de la masse de leurs concitoyens, et qui se livrent à la culture d’un sentiment, dont le nom, au moins, n’était guère répandu, en dehors des frontières allemandes, avant que l’affaire Harden éclatât ?

C’est pour répondre à cette question qu’Henri de Weindel publie ce livre, dont la table des matières montre qu’il souhaite l’aborder sous tous ses aspects. Il s’agit bien d’une « étude documentaire » comme l’annonce le sous-titre, on pourrait presque parler d’une étude scientifique.


Assez curieusement, dès le début de l’ouvrage, il introduit une distinction entre les homosexuels « sensuels » et « intellectuels » :

L'homosexualité, donc, d’après Krafft-Ebing et d’après maints autres docteurs germains qui se sont spécialisés dans cette question, n'implique pas obligatoirement des relations charnelles entre ceux qui se livrent à cette passion contre nature. Les homosexuels allemands se divisent ainsi en deux catégories bien distinctes : les sensuels, qui vont au commerce de la chair ; les intellectuels, qui se limitent, en l’accompagnant de caresses sans doute, mais point de caresses définitives, au contact de l'esprit et qui s’exaltent dans le sens du lyrisme.

Plus loin, il reprend cette distinction en d’autres termes, entre l’homosexuel militant (il dit aussi l’inverti sexuel) et l’homosexuel sentimental. Il faut entendre le mort « militant » dans le sens de « pratiquant ». Comme il le dit dans le texte ci-dessus, cette séparation en deux classes d’homosexuels masculins est propre à l’Allemagne. Il l’utilisera tout au long de l’ouvrage, tout en reconnaissant que l’homosexualité « sentimentale » lui paraît « mal compréhensible pour les cerveaux français ».

Dès le début de l’ouvrage, il place aussi son propos dans le cadre des actions pour l’abolition du paragraphe 175. Même s’il garde volontiers une distance vis-à-vis de son sujet, il apparaît assez clairement qu’il penche du côté des abolitionnistes, même s’il est plus motivé par des considérations pratiques que par une volonté de défense et de protection des homosexuels.

Un des intérêts majeurs de ce livre est de s’appuyer sur les études statistiques menées en Allemagne pour décrire plus précisément le niveau de l’homosexualité masculine dans la société. Il y consacre un chapitre entier, le chapitre IV, « Un peu de statistique ». Il utilise les travaux du Comité scientifique humanitaire de Magnus Hirschfeld (Wissenschaftlich-humanitäre Komitee) à qui il rend, dans une certaine mesure, hommage pour son travail de statisticien et ses actions en faveur de l’abolition du paragraphe 175.


Comme on le constate, les catégories de populations choisies peuvent paraître aujourd’hui curieuses. Mais elles mettent en évidence que l’homosexualité n’est propre à aucune classe sociale, ni à aucune activité particulière. Un tel tableau vu par un jeune homosexuel en recherche d’informations sur ce qu’il vit lui permet de constater qu’il n’est pas une exception, quelle que soit la catégorie à laquelle il appartient, même s’il doit comprendre qu’il est membre d’une minorité. Reconnaissons que partager une telle statistique au grand public, en 1907, est méritoire. Malheureusement en France, il n’y a pas, à ma connaissance, de statistiques contemporaines de la même précision ou, s’il en existait, elles n’étaient pas partagées avec le public.

Ce livre est très riche sur la vie homosexuelle en Allemagne. Même si, parfois, apparaissent des formulations qui trahissent des jugements de valeurs (« les anormaux », « l’état morbide des homosexuels », « la conviction que leur anormalité est normale apparaît telle chez ces exaltés »), le ton général choisi par l’auteur est une forme de distance scientifique à l’égard de son sujet. Cela lui permet donc d’aborder tous les aspects de la vie homosexuelle, soit en ce qu’elle peut avoir de commune à tous les pays, soit en ce qu’elle peut avoir de propre à l’Allemagne du début du siècle. Sur ce dernier point, au fil de la lecture, dans le chapitre sur la prostitution, l’usage de certains prostitués de se travestir en femmes pour exercer leur « commerce » , les annonces dans la presse, dont il reproduit quelques exemples, les couples réguliers, les noms savoureux que l’on donne aux prostitués militaires selon leur spécialité (Ulanenjuste : Augusta, des Uhlans ; Dragonerbraut : la fiancée des Dragons ; Kürassieranna : Anna, des Cuirassiers ; Kanoniersche : l’« Artilleuse » ; Schiesschulsche : celle de l’École de Tir, etc.) apparaissent plus particulièrement propres à l’Allemagne selon Weindel.


Parmi les apports de ce livre, un des plus importants est de faire un sort à un préjugé communément admis à l’époque qui était de cantonner l’homosexualité à certains métiers ou à certaines classes sociales, souvent en y associant un jugement de valeur. Pour donner un exemple de préjugé : l’homosexualité est répandue chez les aristocrates « des races épuisées dans leur sang et parvenues à un maximum de culture intellectuelle. » Au passage, remarquons que ce type de commentaires a fleuri au moment de l’affaire Fersen en France. Le savoureux témoignage du prêtre de campagne bat en brèche ces idées préconçues :

« J'ai confessé, écrit-il, des milliers de gens, enfants et vieillards, hommes et femmes, paysans et citadins, aristocrates et plébéiens, et je puis certifier ceci, en pleine connaissance des faits de la cause, c’est qu'il existe un phénomène que nous devons considérer comme un fait acquis, à savoir que l'amour charnel n'est pas lié exclusivement à la fréquentation du sexe opposé.
« Dans quelle classe de la société ai-je rencontré le plus d’homosexuels ? Je ne saurais jamais le dire. Je n’ai trouvé entre les puissants et les humbles, entre les hommes des villes et les hommes des champs, entre les riches et les pauvres, aucune différence appréciable à cet égard. Si on me demande encore lequel, du penchant normal ou du penchant homosexuel, pousse, le plus impérieusement, à l'action sensuelle, je devrai répondre, à mon vif regret, que c’est au penchant homosexuel, que l'individu a le plus de peine à résister.
« Voici, du reste, quelques exemples que les pénitents, m'ayant fait confession des faits que vous allez lire, m'ont autorisé à citer :
[Un jeune homme de vingt ans qui a des relations avec un autre homme habitant la même maison]
« — Quelquefois [j’ai essayé de résister], surtout au début, mais il ne cède pas. Il dit que sous la menace de la guillotine ou de la potence, il viendrait quand même vers moi. Et il se traîne à mes genoux, et il me supplie, les mains jointes, et... je ne sais plus lui résister. »
« Le deuxième cas que je désire citer, concerne un paysan âgé. Il est marié et père de plusieurs enfants. Peut-être ne dédaigne-t-il pas assez les appels de l'alcool, mais en dehors de ce défaut, c’est un homme très honnête, très loyal et très droit.
[…]
« — Le sexe féminin ne vous tenta donc pas ?
« — Aucunement… Jamais il ne m'a tenté.

Si ce livre aide à réviser quelques idées préconçues sur l’homosexualité masculine, il adhère cependant à la conception largement partagée à l’époque que l’homosexuel est en réalité une femme, comme H. de Weindel l’avance de manière assez catégorique dans le chapitre « Galerie d’ancêtres » : les homosexuels « sont tout à fait des femmes si l’on ne considère que leurs sentiments, leurs aspirations et jusqu’à leurs manières. » Il termine d’ailleurs le chapitre par « C’est une âme féminine dans un corps masculin. » Reconnaissons que cette manière de voir a longtemps perduré. Pour revenir sur un message précédent, Proust fait de la théorie des « hommes-femmes » le pivot de sa description de l’inversion dans la Recherche

Il y a chez Weindel un goût pour les catégorisations – on pourrait parler de taxinomie – qui, avec notre regard d’aujourd’hui, peuvent paraître simplistes, voire simplificatrices à outrance. La distinction entre les homosexualités matérielle (ou militante, ou pratiquante) et intellectuelle (ou sentimentale) en est un bon exemple. Cette démarche d’analyse montre cependant un désir sincère de comprendre et ensuite d’expliquer et exposer. Elle lui permet de présenter quelques personnalités d’homosexuels dans la « galerie d’ancêtres ». Les principaux sont Platen, Winckelmann et Louis II, qu’il considère, à l’instar de Platen, comme « la figure la plus caractéristique » de sa galerie, entre autres parce qu’il allie en lui les deux « manifestations » qui lui servent de fil rouge dans son portrait de l’homosexuel allemand : « l’homosexualité matérielle et l’homosexualité sentimentale ». Cette démarche d’analyse lui évite le risque des discours vagues ou généraux qui ne font que masquer la diversité et la richesse du monde homosexuel. Appliquée à la littérature, elle lui permet d’introduire son chapitre sur la « Littérature homosexuelle » : 

On peut la classer, tout de suite, en trois grandes catégories : la littérature — généralement médicale ou juridique, — qui traite des faits d’homosexualité ; la littérature comportant des allusions à l'homosexualité ou des épisodes homosexuels ; la littérature purement homosexuelle, basée, dans son imagination, sur des faits d'homosexualité, et due, en majeure partie, à des homosexuels.

Ce livre se veut aussi une analyse de l’impact de l’affaire Eulenburg sur l’image de l’homosexualité en Allemagne et sur les actions des différents comités, et plus particulièrement sur celui d’Hirschfeld, pour l’abolition du paragraphe 175. Il semble conclure que cette affaire, plutôt que favoriser une prise de conscience, a eu l’effet inverse sur le jugement des Allemands, comme le souligne le dernier paragraphe du livre. H. de Weindel se montre même sévère avec les erreurs de Hirschfeld lors de son témoignage au procès de Moltke ou avec les « excès » des suiveurs de Hirschfeld (il cite Adolf Brand). Il semble convaincu qu’il faut abolir le paragraphe 175. Tout son livre va dans ce sens. Il semble admettre que l’homosexualité existe, partout et dans toutes les classes de la société. En revanche, on le sent réticent, et parfois hostile, selon les passages, à une vision de l’homosexualité qui serait non plus vue comme quelque chose d’anormal, mais seulement comme une variante des conduites amoureuses et sexuelles. Le chemin est peut-être trop difficile, trop long et trop loin de ce que la société acceptait d’entendre. C’est aussi ce qui rend ce livre attachant – je l'ai lu avec passion cet été – , c’est qu’il est toujours sur le fil du rasoir, pouvant d’un côté tomber dans une dénonciation virulente de l’homosexualité ou, d'un autre côté, promouvoir une vision apaisée. Le temps viendra bien plus tard pour cela.   

La parution du livre est annoncée par des encarts comme celui-ci publié dans Le Rire, du 15 février 1908. 


Cela démontre, une fois de plus, que le thème de l’homosexualité n’était pas aussi « tabou » que l’on aime à le croire. Certes, par son prix (3 fr. 50, mais pas différent de celui d’autres ouvrages), un tel livre n’était pas accessible à tous. Mais, comme nous le raconte Jouhandeau, il était possible de l’acheter à la gare de Limoges. De plus, juste après sa parution, le contenu de l’ouvrage a paru en feuilleton dans le Supplément du journal La Lanterne, en 44 livraisons entre le 12 mai 1908 et le 20 août 1908 (Notice sur La Lanterne). À cette époque, ce journal tirait à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Autant dire que l’étude d’Henri de Weindel était assez largement diffusée et accessible. Pourtant, hormis cette mention de Marcel Jouhandeau, cet ouvrage semble avoir eu peu d’influence et de répercussion, probablement parce que l’abord « scientifique » du sujet, l’abondance des chiffres et des enquêtes devaient rebuter un public plus enclin à voir traiter ce sujet plus « légèrement ». Sans tomber dans des caractériologies nationales trop faciles et réductrices, l’approche allemande du sujet par Henri de Weindel, c’est-à-dire méthodique et scientifique, va à l’encontre de la légèreté et de la gauloiserie qui sont, paraît-il, des caractéristiques de l’esprit français. Cela peut sembler une explication un peu simpliste du peu d’écho de ce livre. Pourtant, au même moment, l’approche par la caricature, de John Grand-Carteret, a obtenu un plus grand succès public. S’il en fallait une preuve, il suffit de comparer les exemplaires disponibles des deux livres soit en bibliothèques, soit sur le marché du livre d’occasion. Et enfin, plus tardivement, le Troisième sexe de Willy me semble totalement ressortir de cet « esprit » français, ou prétendument français, fait de gaudriole et de goguenardise.


Henri de Weindel (1868-1944) est un journaliste et homme de lettres français, longtemps rédacteur en chef de L'Excelsior. Sans réelle formation universitaire, il commence sa carrière de journaliste à l’âge de dix-huit ans et gravit peu à peu tous les échelons. Il s’engage fermement en faveur du capitaine Dreyfus, combat le boulangisme et l’antisémitisme. Il souhaite se faire un nom dans le théâtre et, pour cela, publie une douzaine de pièces. Mais c’est surtout la création du journal L’Excelsior, « premier illustré quotidien français », en 1910, qui lui permet de se faire connaître. Plus tard, il dirigera la Comédie des Champs-Élysées. En 1917, il revient comme rédacteur en chef de L’Excelsior. Ces quelques informations sont extraites d’une notice biographique qui lui est consacrée sur le site de l’Institut histoire et lumières de la pensée (lien). La liste des collaborateurs qu’on y trouve montre la qualité et l’importance des contributeurs et des personnalités qu’Henri de Weindel a su attirer autour de ce journal et autour de lui. En 1907-1908, lorsqu’il rédige ce livre, il collabore alors à La Lanterne et à La Vie illustrée. Hormis les pièces de théâtres, il a déjà publié en 1905, chez le même éditeur (Félix Juven), François-Joseph intime. Rien dans sa vie ne peut laisser présager un intérêt particulier pour l’homosexualité. C’est plutôt la conjonction d’un intérêt certain pour le monde germanique et du souhait d’éclairer l’actualité qui me semble être la raison de cette soudaine, et passagère, curiosité (intellectuelle) pour l’homosexualité. Peut-être voulait-il se faire un nom à cette époque comme spécialiste de l’Allemagne, avant de bifurquer vers d’autres préoccupations et activités. Le seul autre essai dans sa production est une Histoire des Soviets, publiée sous sa direction en 1922, là-aussi, probablement avec la volonté d’éclairer le public sur un sujet d’actualité.

Malgré mes recherches, je n’ai pas réussi à identifier F.-P. Fischer et rien dans l’ouvrage ne permet de le faire. Je suis enclin à penser qu’il s’agit de l’informateur d’Henri de Weindel en Allemagne qui lui a fourni les données qu’il a commentées et publiées dans son livre. Peut-être s’agissait-il d’un journaliste ou d’un membre du Comité scientifique humanitaire de Magnus Hirschfeld.

Pour les esprits précis :

Il y a une incohérence de dates dans les propos de Marcel Jouhandeau puisqu’il dit qu’il « avai[t] presque dix-sept ans » lorsqu’il a découvert le livre, soit dans la première moitié de 1905, alors que le livre n’a paru qu’au début de 1908, alors que Marcel Jouhandeau avait presque vingt ans.

Selon un usage courant en français, le nom d’Eulenburg a été en parti francisé en Eulenbourg dans les articles et les livres parus à l’époque, ce qui fait que l’on peut encore trouver cette forme lorsqu’on parle de l’affaire. Il est préférable de garder l’orthographe originale, au risque d’avoir une cohabitation des deux formes lorsque on cite des textes de l’époque.

Un outil de Google permet d’identifier les occurrences du mot « homosexuel » dans les ouvrages et la presse en France. Comme on le constate, jusque vers 1940, ce mot était très peu utilisé. On comprend mieux le propos d'Henri de Weindel en introduction et la remarque de Marcel Jouhandeau sur la faible connaissance du mot au moment de l'affaire et comment celle-ci a contribué à le faire entrer dans l'usage.



Description de l'ouvrage

Henri de Weindel & F.-P. Fischer
L’Homosexualité en Allemagne.
Étude documentaire & anecdotique.

Paris, Société d’Édition et de Publications, Librairie Félix Juven, [1908], in-8° (190 x 120 mm), [4]-319 p.


Ce livre est accessible en version numérisée sur 
Google Books : lien.

Il est présent à la Bibliothèque nationale, à l'Arsenal, à la Bibliothèque inter-universitaire de Médecine de Paris, dans le fonds franc-comtois de la bibliothèque de Lons-le-Saunier et le fonds Hérelle de la médiathèque de Troyes.

Il existe peu de recensions de cet ouvrage au moment de sa parution. Dans un journal où on ne l'attendrait pas, Le Signal de Madagascar et dépendances, un long article en première page d'Henri de Busschère se montre très favorable au livre et, indirectement par la publicité qui en est faite, plutôt ouvert sur la question de l'homosexualité (Lien vers l'article).

Signalons que L’Homosexualité en Allemagne, Derrière « Lui », de John Grand-Carteret  a été réédité par les éditions GayKitschCamp : cliquez-ici.


Enfin, cette même année 1908, probablement en lien avec l'intérêt suscité par la situation des homosexuels en Allemagne, est publiée en France une traduction d'un ouvrage de Magnus Hirschfeld : Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin., Paris, Librairie médicale et scientifique Jules Rousset, 1908. J'en ai parlé sur ce site : Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin.



samedi 21 octobre 2023

Glane : Leonor Fini

Je reprends la tradition des « glanes » que j'avais un peu délaissée ces derniers temps. C'est ce beau portrait de Leonor Fini qui m'a donné l'envie de partager cette découverte.

Portrait d'Antonio Ruiz Soler, 1950 

J'aime l'œuvre de Leonor Fini et j'aime ses portraits, toujours un peu raides, presque un peu gauches, qui savent admirablement rendre toutes les ambiguïtés des personnalités (je pense en particulier au beau portrait de Jean Genet). Elle sait faire surgir la part de douceur, de fragilité, je dirais même de tendresse, que l'on peut déceler dans un visage comme celui-ci. C'est une œuvre à redécouvrir. Quelques dessins d'elle sont montrés à Beaubourg, dans l'exposition Over the Rainbow. Ils illustrent La Galère, de Jean Genet. Je les avais présentés sur ce site : La Galère.  (Autre article sur la plaquette de Jean Genet : Lettre à Leonor Fini).

Sur Antonio Ruiz Soler, je reprends la notice du catalogue de vente :

Antonio Ruiz Soler est l’un des danseurs les plus réputés du XXe siècle, mêlant tous les courants de la danse ibérique. Enfant prodige, il entame rapidement des tournées en Europe et Amérique latine avec sa partenaire Rosario dont il se sépare en 1952 pour entamer une carrière solo. Ce portrait par Léonor Fini est un rare témoignage de sa présence en France. Il illustre la première de couverture du livret du Ballet Espagnol au théâtre de l’Empire. Fini est en effet très proche du milieu du spectacle, pour lequel elle livre des dessins de costumes. 

mardi 10 octobre 2023

Proust, roman familial, de Laure Murat

Un livre fait l’événement dans le petit monde des proustiens, voire parfois des proustinolâtres. C’est le dernier essai de Laure Murat, Proust, roman familial


J’avais beaucoup apprécié ses premiers ouvrages, sur le docteur Blanche (La Maison du docteur Blanche), sur Adrienne Monnier (Passage de l’Odéon) et, surtout, sur le « 3e sexe » (La Loi du genre : une histoire culturelle du troisième sexe). Tiré de sa thèse, cet ouvrage me semble appartenir à ces synthèses dont je regrettais l’absence dans mon message sur l’exposition Over the Rainbow. Laure Murat allie la rigueur de l’érudition à la qualité du style. Dans son dernier essai qui vient de paraître, le propos est différent et plus personnel, car c’est un peu de sa famille et de son milieu qu’elle a trouvés chez Marcel Proust. Il ne m’était jamais venu à l’idée de faire un lien entre son nom de famille et le célèbre maréchal du Premier Empire, Joachim Murat, qui était aussi le beau-frère de Napoléon par son mariage avec Caroline Bonaparte. Pourtant, Laure Murat est en même temps la fille d’un prince Murat et d’une représentante d’une ancienne et prestigieuse famille de la noblesse française, les Luynes. Née et élevée dans ce milieu aristocratique, sa lecture de Proust en a été doublement différente de celle des lecteurs que nous sommes pour la grande majorité. La première différence, plus anecdotique, est la proximité de certains personnages de la Recherche avec des membres de sa famille. Dans son roman, Proust parle des valets Murat, Saint-Loup est inspiré de Louis d’Albufera, un de ses arrière-grands-oncles, etc. L’autre différence, plus profonde et plus personnelle, est que Proust lui a permis de mettre à jour, décrypter, expliquer le monde dans lequel elle a vécu les premières années de sa vie. En plus de lui apporter une explication, il lui a permis de trouver sa propre voie, en démystifiant à ses yeux ce que ce monde pouvait avoir de factice. Elle a d’ailleurs des mots très durs sur ce milieu aristocratique, mais elle fait remarquer, à juste titre, que Proust est l’auteur qui a le mieux démonter les rouages ou les mœurs de l'aristocratie. C’est en partie grâce à cela qu’elle peut dire, à la fin de l’ouvrage : « Proust m’a sauvée ». 

Si je dis en partie, c’est que le livre est beaucoup plus riche que cela. Dans de nombreux commentaires ou critiques que j’ai pu lire, dans une émission intéressante de France Culture ("J'en ai marre qu'on dise que Proust est difficile"), dans les avis des critiques du Masque et la Plume, lors d’une rencontre à laquelle j’ai participé à l’Hôtel littéraire Le Swann à Paris, cet aspect que je viens d'évoquer est très (trop ?) largement cité, semblant réduire ce livre à cette parenté entre l'univers personnel de Laure Murat et l'univers proustien. S’il n’y avait que cela, il est probable que ce livre m’aurait seulement intéressé. En réalité, il m’a touché, pour deux raisons qui en font pour moi, et j’espère pour d’autres, toute la valeur. C’est d’abord un magnifique livre sur le pouvoir de la littérature. Pouvoir d’un écrivain comme Proust qui, par la richesse de son œuvre, la précision de son style, sa capacité à mettre à jour tous les ressorts de la psyché humaine offre à chacun – et pas seulement à ceux qui se reconnaissent dans son monde – un formidable outil pour se connaître, se construire, être au monde. Mais aussi pouvoir plus général de la littérature comme « outil » pour explorer les profondeurs, voire les obscurités, de l’esprit humain. Dans un très beau chapitre, probablement un de ceux qui m’a le plus ému (car ce livre n'est pas seulement un essai, c'est surtout une œuvre littéraire qui active tous les sentiments et toutes les émotions qui peuvent naître d'une lecture), Laure Murat évoque la figure de son père dont elle nous trace un beau portrait. Elle met en valeur sa culture littéraire et ses qualités de lecteur, ce qui visiblement le singularise dans ce milieu. Elle s’interroge sur ce roman qu’il n’a pas pu, pas voulu écrire, peut-être par « nonchalance » ou par peur, et donc sur la place de la littérature dans la vie de son père qui se serait révélée être plus une échappatoire que l’exploration exigeante de « l’obscurité intérieure » ou « la porte d’entrée vers les profondeurs. ». Et c’est là que ce livre prend aussi une dimension personnelle pour chacun – cela a évidemment été le cas pour moi – en se questionnant : « Et pour moi, qu’est-ce que la littérature ? » Si je m’étais permis, et si le contexte s’y était prêté, j’aurais volontiers posé la question à Laure Murat de savoir si elle considérait ses essais comme répondant à son exigence littéraire ou, au contraire, si, dans son cheminement d’écrivain, après cet essai, viendrait le temps du roman, comme une forme d’aboutissement. J’ai cru comprendre qu’elle avait écrit un roman sous le pseudonyme d'Iris Castor, mais la moue qu’elle a faite lorsqu’il a été évoqué lors de cette rencontre me fait penser qu’elle ne le voit pas comme un aboutissement.

Cet essai est aussi une belle réhabilitation du rôle et de l’importance de Marcel Proust dans l’histoire de la visibilité et de la place de l’homosexuel dans la société. Comme un écho à ma remarque sur son absence totale dans l’exposition Over the Rainbow, il est de bon ton de brocarder une forme d’homophobie chez lui, de trouver que sa présentation des « invertis » est bien ambigüe en paraissant ridiculiser, voire stigmatiser, ceux-là mêmes qu’il veut faire exister littérairement. Et sa « théorie » des hommes-femmes, dont le baron de Charlus semble l’archétype, est bien datée et guère opérante pour se construire comme homosexuel. Et pourtant, comme le dit si bien Laure Murat (quoique de manière un peu jargonneuse), en répondant à cette question : « Comment concevoir qu’une fresque aussi négative, parfois dégradante, souvent cruellement drôle, puisse transmettre tant de force et d’énergie ? » :

Secondaire, décalé, anecdotique par rapport à la norme et à la majorité, l’homosexuel-le, jusque-là cantonné-e à la couleur locale des amours spéciales et des comportements contrenature, gagne avec Proust le statut de sujet. Qu’importent les jugements de valeur d’une Recherche passablement homophobe, Proust change de façon radicale le régime du sujet minoritaire, en le débarrassant de sa condition particulière pour le faire accéder à l’universalité.

Et rien que pour cela, Proust reste important dans l’histoire littéraire de la visibilité homosexuelle. Si je peux me permettre un souvenir personnel, j’ai découvert La Recherche du temps perdu en 1980-1982, pendant que j’étais en classes préparatoires scientifiques. J’ai lui Sodome et Gomorrhe durant l’été 1981, l’été de mes dix-huit ans. Et j’en garde un souvenir ébloui. Pour une phrase comme celle-ci qui qualifie la scène de la rencontre entre le baron de Charlus et Jupien, qui « était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beauté allait croissant », alors que l’on doit se découvrir et accepter sa différence, à une époque où l’accès à l’information, aux références et même aux modèles d’identification et de confrontation pour un jeune homosexuel me paraît avoir été plus difficile qu’aujourd’hui, pouvoir lire cela a été pour moi d’une grande aide. Et cette fameuse théorie des hommes-femmes a eu une forte influence sur moi, même si, quarante ans plus tard, je m’en suis dépris. Mais, peu importe, et cela aussi est une leçon de Proust, nous sommes formés de la sédimentation de ce que nous avons vécu, pensé, senti. De ce passé, de la femme que j’ai pu imaginer abriter en moi et que je ne pense pas abriter en réalité (je crois d’ailleurs que c’est une question mal posée et qui n’a pas grand sens), il en reste tout de même quelque chose. De même, le deuxième grand auteur qui m’a marqué dans cette étape de ma vie est Jean Genet. Là aussi, Proust nous apprend que rien n’est figé, que l’on peut ou que l'on doit s’ouvrir aux possibles qui s’offrent, qu’il faut accepter la fluidité des sentiments, des goûts, des opinions, des situations, que le côté de Guermantes peut rejoindre le côté de Méséglise comme Proust peut rencontrer Genet, aussi improbable que celui puisse paraître pour des auteurs, en apparence, aussi dissemblables.

Et je crois que ce livre m’a donné l’envie de relire la Recherche du temps perdu.

Hasard de mes lectures, dans le lot d'ouvrages parmi lesquels se trouvait L’Exilé de Capri, dont j’ai parlé récemment, j’ai découvert une petite curiosité : C’est un Charlus !, un livre sur l’homosexualité dans la Recherche, par un certain Bernard Meyer. Livre intéressant qui donne une vision complète et factuelle du sujet, sans convoquer aucune théorie, mais au plus près du texte. Visiblement, c’est un ouvrage rare (il n’est même pas à la BNF) qui présente la curieuse particularité d’avoir été publié et imprimé à Phnom Penh, en République Khmère, en 1974. Proust et ses commentateurs ne cesseront jamais de nous impressionner !


Pour finir ce message, et ne pas oublier que ce blog se veut aussi une célébration de la beauté masculine, j’ai cherché en vain la photo d’un beau et désirable valet Murat. Je n’ai rien trouvé. Je me suis donc rabattu sur ce personnage de la série Downton Abbey, le valet de pied Andrew, interprété par Michael Fox, que j’ai toujours trouvé très séduisant. Et cela fait un autre lien avec l’objet de mon message car Laure Murat explique dans le premier paragraphe de son livre qu’une scène de cette série, celle « où le maître d’hôtel sort un mètre devant la table dressée pour le dîner afin de mesurer la distance entre la fourchette et le couteau et de s’assurer que l’écart entre les couverts est le même pour chaque convive » a été en quelque sorte sa propre madeleine de Proust (c'est moi qui le dit) en lui faisant revenir à la mémoire tout un pan de son passé et de son enfance.


Addenda :
Un lecteur m'a envoyé une petite bio de Bernard Meyer, en 4e de couverture de son livre Sur les Derniers vers, douze lectures de Rimbaud (1997).

mercredi 27 septembre 2023

L'Exilé de Capri, de Roger Peyrefitte, 1959

Je n’avais jamais lu la biographie que Roger Peyrefitte a consacrée à Jacques d’Adelswärd-Fersen, L’Exilé de Capri, parue en 1959. Pourtant, cela fait déjà quelques années que je m’intéresse à cette personnalité, tant pour son œuvre littéraire (je pense au beau Baiser de Narcisse, illustré par Ernest Brisset), que pour la première revue homosexuelle française qu’il a lancée en 1909, Akadémos. J’ai d’ailleurs contribué à la réédition récente. Enfin, j’ai écrit un texte sur Fersen pour un des livres de Nicole Canet, Plaisirs et Débauches au Masculin. 1780-1940. La seule biographie que j’ai lue est celle, bien documentée, richement illustrée et très agréable à lire, de Jacques Perot et Viveka Adelswärd : Jacques d'Adelswärd-Fersen, l'insoumis de Capri, parue en 2018 (voir une recension sur ce blog).

Jacques d'Adelswärd-Fersen (1880-1923), en 1903

Possédant depuis peu un exemplaire dédicacé de l’Exilé de Capri, j’ai donc eu l’occasion de découvrir ce texte. C’est un livre qu’il est difficile de classer. S’agit-il d’une biographie historique ? Dans ce cas, il lui manque le minimum de rigueur et de méthode scientifiques. Pas de références, pas de sources, qui permettent soit d’aller plus loin, soit de connaître l’origine des informations avancées. S’agit-il d’un roman ? La forme choisie pour le récit, l’abondance des dialogues peuvent le laisser penser. Roger Peyrefitte a probablement voulu que son livre marie l’histoire et le roman pour donner plus de chair aux personnages et plus de vie aux faits rapportés. Cela aurait pu être un choix judicieux. C’est celui, récent, d’Olivier Charneux pour son roman sur Jean Desbordes et Jean Cocteau : Le glorieux et le maudit, qui vient de paraître (et, qu’au passage, je vous recommande). Dans le cas de l’Exilé de Capri, le résultat me semble bien en-deçà de ce que l’on pourrait espérer.

La forme romanesque aurait pu être l’occasion de nous décrire ou d’imaginer les sentiments, les pensées ou les émotions de Fersen au moment de l’affaire des « messes noires » et de l’humiliation publique vécue par un homme qui se croyait intouchable. Las ! Le récit est plat et sans émotion, comme si l’on parlait ici d’une simple péripétie, certes désagréable, dans la vie d’un homme. Et pourtant, il y a dans l’histoire de Fersen, un avant et un après. Nous aurions aimé que Roger Peyrefitte nous décrive comment cet homme a pu, dans le même temps, rester fidèle à lui-même et se réinventer pour exister dignement, comment il a pu retrouver le respect de soi, l’estime de soi, qui permettent de surmonter une telle épreuve et de continuer à aller de l’avant. Fersen a bien dû traverser cette étape difficile pour poursuivre son travail d’écrivain, à moins que le travail d’écrivain est ce qui lui a permis de franchir cette étape. Il a dû en rester une blessure secrète qui l’a peut-être conduit à mettre fin à ses jours en 1923. Là-aussi la forme romanesque aurait pu aider à pénétrer, ou à défaut imaginer, les méandres psychologiques du personnage, ce qui l’a amené au suicide alors que tout semblait lui réussir. Malheureusement, Roger Peyrefitte n’a pas l’étoffe pour brosser un tel portrait. Le récit reste à la surface du personnage, tel que l’on peut le connaître d’après les témoins et les chroniques de l’époque. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, il aurait été plus sage, pertinent et judicieux de privilégier le récit historique plutôt que l'œuvre romanesque. Cela aurait pu suppléer à un manque certain d'imagination. Nous aurions alors eu en mains une fresque des événements vécus par Fersen, ses faits et gestes, avec un parti-pris de distanciation vis-à-vis de son sujet et une garantie que tous les renseignements sont fiables et incontestables et peuvent être ensuite utilisés.

Roger Peyrefitte se targue d’avoir obtenu beaucoup d’informations de contemporains. C’est une chance dont n’ont pas bénéficié les biographes récents. Mais quelle valeur attribuer à ce qu’il rapporte, quand il n’y a aucune source ou référence aux informations apportées et que le tout est inséré dans un récit romanesque ? Comme Jacques Pérot, on peut régler l’affaire en disant que c’est « un ouvrage fortement romancé ». On n’a donc pas à s’interroger sur ce que rapporte Roger Peyrefitte. Pourtant, quand il raconte que Fersen fréquentait les mauvais lieux de Montmartre comme le Scarabée d’Or, le Maurice’s Bar, de la rue Duperré et, plus tard, le Palmyre, de la place Blanche, est-ce seulement une invention romanesque de Roger Peyrefitte ou cela se fonde sur des faits avérés ? Dans ce cas, l’image de Fersen n’est plus tout à fait la même si cet homme pouvait concilier son milieu d’origine, mondain, esthète et raffiné, avec des milieux plus interlopes. Sauf erreur de ma part, seul le premier monde est généralement cité quand on parle de lui, en accord avec l'image qui lui est associée. Imaginer Fersen à Montmartre est presque de l'ordre de l'impensable. Autre exemple, Roger Peyrefitte attribue à Achille Essebac, une influence importante sur Fersen. L’auteur de Dédé, Partenza et Luc lui aurait fait connaître l'existence des garçons du Parc Monceau, futurs visiteurs de sa garçonnière de l’avenue de Friedland. Il lui aurait fait découvrir le photographe Gloeden. Enfin, influence majeure, le choix de Capri pour son refuge serait la conséquence directe d’une phrase d’Essebac :
Jacques songeait qu’à l’origine même de son goût pour Capri, dont sa rencontre avec Nino était la conséquence, il y avait une phrase de ce brave homme sur « les éphèbes de Tibère ».
Une telle influence ne peut pas avoir été totalement inventée par Roger Peyrefitte. Il y là sûrement quelque chose à creuser dans cette rencontre, certes improbable, entre Fersen et Essabac, qui vivaient dans deux mondes différents, presque opposés, et que seuls des goûts communs rapprochaient.

Enfin, à propos d’Akadémos, Roger Peyrefitte rapporte le rôle majeur du compositeur Jean Nouguès, comme inspirateur de la revue, tout du moins au moment de sa création :
Il espérait que cet ouvrage [Et le feu s'éteignit sur la mer...] relancerait une carrière à laquelle n’avait même pas profité le scandale et il ne voulait rien négliger pour cela. Aussi avait-il décidé d’aller à Paris sonner les cloches. Nouguès, venu chez lui faire un opéra de Quo vadis ? lui suggérait de fonder une revue : c’était un moyen d'imposer au monde des lettres el d’aider la carrière d’un livre. Cette idée le séduisit. Il se donnait déjà l’illusion de jouer un rôle par le seul fait d’être abonné à presque toutes les revues de l’Europe : lequel ne jouerait-il pas, s’il en dirigeait une ? Oui, il fonderait une revue, la plus indépendante des revues : elle serait mensuelle, illustrée, luxueuse et s’appellerait Akadémos. Ce nom évoquerait la villa Lysis, en évoquant celui de Platon, qui n’en pouvait mais.
Il partit pour Paris, avec Jean Nouguès et Nino, s'installa d’abord à l'hôtel Chatham et fut enchanté de ses premières tentatives.
C’est plausible et, là-aussi, je ne vois guère pourquoi Roger Peyrefitte aurait inventé cela. Pourtant, comme dans les deux cas précédents, plus personne n’utilise cette information et creuse cette piste et cette influence. On pourrait multiplier les exemples. C’est la limite ou la faiblesse du choix de l’auteur de ne pas avoir tranché entre la forme romanesque et la biographie historique (je ne parle même pas de biographie scientifique). En définitive, son ouvrage, par sa forme hybride, n’est ni vraiment de l’histoire, ni vraiment du roman. Il ne peut guère servir pour une vie de Fersen. C’est dommage.

La première édition de 1959 contient une préface de Jean Cocteau, un peu désinvolte, qui montre une profonde antipathie, voire du mépris, pour Fersen :
Être privé de génie, lorsqu’on en rêve, doit être le pire des supplices.
On devine que des faibles s’imaginent trouver dans cet écart sexuel et le faste de mauvais aloi qu’il entraîne, un dérivatif à leur impuissance créatrice. 
[…] j’ai toujours eu vive répulsion pour une certaine petite fleur bleue des enfers.
Fersen reste l’exemple de ce bric-à-brac gréco-préraphaélitico-modern’style.
Roger Peyrefitte s’en explique dans Propos secrets (p. 157-158). Il aurait demande l’appui de Jean Cocteau, en espérant un article ou des déclarations. Celui-ci lui proposa cette préface qu’il ne pouvait refuser. Dès qu’il le put, il la supprima des éditions ultérieures. Jean Cocteau se serait vanté de n’avoir lu ce livre « que d’un œil ».

Enfin, dans Propos secrets 2 (p. 353-364), il présente quelques-uns de ses informateurs pour écrire cette biographie, que ce soit à Paris (il cite surtout Guillot de Saix et Paul Morand), ou à Capri. Visiblement, il a rencontré beaucoup de personnes. Il s‘est document sur le Gay Paris 1900 pour restituer l’atmosphère dans laquelle a vécu Fersen. Malheureusement, entre le matériau brut qu’il a recueilli et la biographie qui en a résulté, il ne nous donne aucune information sur sa « fabrique » de l’histoire. C’est d’autant plus dommage qu’il a sûrement eu accès à des informations et des confidences que lui seul a obtenues et qu’il a sûrement utilisées pour son ouvrage. Cela me conforte dans mes sentiments mêlés vis-à-vis de ce livre. Il y a probablement quelque chose de vrai dans ce qu’il raconte – et qui a souvent été totalement occulté par les biographes successifs, à l’exception notable de Will H.L. Ogrinc, dans sa remarquable étude : Frère Jacques : A Shrine To Love And Sorrow. Jacques d’Adelswärd-Fersen (1880-1923) (2006) – mais comment faire la part des choses pour ensuite l’utiliser pour écrire l’histoire de Fersen ?

Dans Propos secrets, 2, Roger Peyrefitte raconte  sa découverte de Fersen lorsqu’il était adolescent. Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est grâce à un ouvrage du pamphlétaire et journaliste maître-chanteur Georges-Anquetil, Satan conduit le bal, paru en 1925. Ce livre, comme l'indique le sous-titre, se voulait une dénonciation violente des mœurs de l’après-guerre. Parmi les « dépravations » qu’il fustige, l’homosexualité se trouve en bonne place, dans un long chapitre « La pédérastie à Paris » (pp. 226-250).


On y retrouve des extraits de nombreux auteurs, ce qui, paradoxalement, fait de cet ouvrage une bonne source de références sur l’homosexualité de l’entre-deux-guerres. Et, comme on le voit par la confidence de Roger Peyrefitte qui n'avait pas d'autres ouvrages à disposition, ce livre homophobe devient une source d’informations sur l’homosexualité pour une jeune homme provincial comme il l’était alors. Avec cet exemple, on mesure l'écart en cent ans sur les moyens de se construire en tant qu'homosexuel.

Description de l'ouvrage

Roger Peyrefitte
L'Exilé de Capri
Avant-propos de Jean Cocteau, de l'Académie française
Paris, Flammarion, Éditeur, 1959, in-8°, 345 p.


J'ai trouvé un exemplaire du tirage de tête, sur papier alfa (un papier que j'aime particulièrement pour la douceur de son toucher, papier qui semble avoir disparu de l'usage). Il porte un bel envoi à une personne proche 
« admirable compagnon de voyage au pays de l'Exil » (j'ai masqué le nom du dédicataire) :



Édition de 1974

En 1974, Roger Peyrefitte donne une édition définitive de cette biographie, dans la collection du livre de poche, avec une couverture de Gaston Goor, qui était bien dans l'esprit du temps (et plus du tout dans le nôtre).


Dans le texte de présentation, il est de nouveau précisé : « Ce livre est une biographie romancée. Tous ses personnages ont réellement existé. » A la lecture, il apparaît que les modifications sont peu nombreuses. Un chapitre a été ajouté à propos des Mémoires du baron Jacques, un ouvrage érotique du docteur A. S. Lagail, pseudonyme d'Alphonse Gallais, qui a largement brodé (fantasmé ?) sur les mésaventures de Fersen. Dans les chapitres sur les « messes noires », Roger Peyrefitte s'est montré un tout petit peu plus explicite sur ce qu'il s'y passait. En 1959, il avait voulu ménager la sœur encore vivante de Jacques d'Adelswärd-Fersen. En 1974, il pouvait se permettre d'en dire plus. On jugera :
[Édition de 1959] :
Jacques ne prétendait pas pervertir les garçons qui le fréquentaient, mais les rendre heureux par la découverte de la beauté et de la liberté. [...] Lorsqu'il voyait l’effet du feu qu’il soufflait, il rappelait aux catéchumènes que sa maison était un temple et il les dirigeait vers la garçonnière ou frissonnière d’Hamelin de Warren. Ce qui se passait entre ces murs-là, ne le regardait pas.

[Édition de 1974]
Jacques ne prétendait pas pervertir les garçons qui le fréquentaient, mais les mettre à l'aise dans leur perversion. [...] Lorsqu'il voyait l'effet du feu qu'il soufflait, il dirigeait les catéchumènes vers sa salle de bains ou donnait secrètement rendez-vous à l’un d'eux dans la garçonnière ou frissonnière d'Hamelin de Warren.
Plus loin, dans l'édition de 1974, il ajoute : « C'était évidemment avec plus de désinvolture que les petits amis de Jacques sortaient de sa salle de bains. »

On laissera le soin au lecteur d'imaginer ce qu'il s'y passait. Si vous voulez le savoir, vous pouvez aussi vous reporter aux Propos secrets, 2, de Roger Peyrefitte (p. 362) où les mots sont mis sur les choses.

Pour finir, il est étonnant que Roger Peyrefitte qui se piquait d'exactitude et n'hésitait pas à fustiger les négligences des autres n'ait jamais écrit correctement Adelswärd, avec le tréma, que ce soit dans l'édition de 1959, mais non plus dans celle de 1974.