dimanche 23 décembre 2018

Une Folle à sa fenêtre, de Michel Cressole

Les éditions GayKitschCamp viennent de publier une nouvelle édition d'Une Folle à sa fenêtre, de Michel Cressole. Il s'agit d'un recueil de chroniques parues sous ce titre dans Un Autre journal, entre 1990 et 1992, date du décès de Michel Cressole du SIDA.



Je conseille la lecture de ces chroniques d'un autre temps. J'ai particulièrement aimé celle-ci que je me permets de reproduire. Il se trouve aussi que c'est la dernière qu'il a écrite.
En 1991,
elle fut folle des guerriers maraudeurs du Libéria sous leur perruque de travers, nègres vénitiens dont la torche serait un fusil-mitrailleur. Elle aima presque autant les miliciens serbes adolescents aux joues de sorbet, enroulés dans la fourrure du renard dont le jeune Spartiate de la légende a supporté la morsure. Il lui semblait barbare de ne voir en eux que des barbares. Ils avaient poussé sauvages parce que sa bouture leur manquait. Puisqu'ils faisaient figure d'affreux et qu'ils servaient de repoussoir, elle avait l'exclusivité sur leur beauté et leurs charmes ne jouaient que pour elle. 1991 : année impossible, où la Folle fut portée à l'adoration des garçons les moins disposés à l'apprécier. Où elle se sentait vengée par eux, tout en sachant qu'ils ne manqueraient pas de la piétiner à son tour. Elle entendait qu'on parlait d'elle chaque fois qu'il était question d'offrir aux vagabonds l'abri d'une « tente chauffée ».
À l'instant, juste avant d'en arriver là, la Folle a croisé dans le métro un de ces garçons qu'on dit perdus parce qu'ils ne lui tiennent pas la main. Un voyou de velours, blond coron, les lèvres comme deux carambar à la framboise. Il était furibard. Un pied dans le plâtre, il descendait les marches une à une embarrassé par deux béquilles. Mauvais comme une femme qui porte un bébé qui hurle. Son plâtre donnait un air inachevé à sa statue. Il en faisait l'offrande à chaque marche pailletée, où il déposait son fardeau comme s'il risquait d'exploser. Intouchable, il devenait le comble de la disponibilité, dans son ralenti de cassette porno, ligoté au portique de ses béquilles. La Folle, à son habitude, a vécu son histoire avec lui dans un coup d'œil de quatre secondes. Elle était au bas de l'escalier, quand il lui cria : « Tu m'as regardé, je vais te planter ». C'était comique, comme s'il lui demandait de l'attendre. Comme s'il allait jeter ses béquilles pour dévaler les marches à sa poursuite, comme si la Folle faisait des miracles, d'un seul regard.


Cette édition contient un beau texte d'Hélène Hazera sur Michel Cressole, mais aussi sur elle-même et sur une époque. Elle avait d'ailleurs écrit son portrait dans Libération, le lendemain de son décès :
Michel Cressole, journaliste à «Libération», est mort hier du sida. Le journal de Michel s'est achevé.
Vers la fin des années 70, Michel Cressole avait livré dans une revue des nouvelles d'une si jolie facture qu'elles lui valurent les compliments de Roland Barthes. Plus tard, quand il se fut engagé dans le journalisme, des amis lui reprochèrent: n'aurait-il pas fait mieux de poursuivre une vraie œuvre «littéraire». Michel, grand collectionneur de journaux intimes, répondait qu'être journaliste c'était justement tenir un journal. Qu'en retrouvant ses vieux articles, on pourrait retracer ses intérêts, ses curiosités, au fil des jours.
Avant d'esquisser le portrait du journaliste, il faut parler de Michel. Il est né en 1948 dans un petit village du Bourbonnais, à une vingtaine de kilomètres de Roanne. Un ami d'enfance se souvient de lui organisant des séances de guignol très élaborées dans son jardin. A dix ans, on l'envoie en pension à Roanne. Adolescent, il y découvrira les amours masculines, elles seront exotiques: l'autre garçon est vietnamien.
Quand viendra le moment du choix, Michel choisira de monter à Paris plutôt que Lyon. Ceux qui connaissent l'austérité de Michel ne s'étonneront pas d'apprendre qu'il a milité un moment dans les rangs trotskistes de Voix ouvrière... mais Jean Genet le marque plus que Marx.
A Paris où il suit des études de lettres, Michel jette sa gourme et choisit de ne pas cacher ses goûts. Dans la vague libertaire de Mai 68, des féministes et des homosexuels créent le Front homosexuel d'action révolutionaire (Fhar). Michel s'y précipite. C'est là qu'il rencontre ¬ entre autres amis ¬ Guy Hocquenghem: chacun était intéressé par l'amant de l'autre. Il n'y aura jamais de commerce charnel entre Michel et Guy, mais une longue et parfois orageuse amitié. L'appartement de Michel, vers Odéon, devient une petite annexe du Fhar. Toutes sortes de conduites délictueuses s'y épanouissent, au milieu de cubes design pleins de livres. Michel poursuit ses études, fait le prof à l'université, grande mèche blonde et boucle d'oreille en plastique, travaille pour des encyclopédies, voyage, parfois avec Guy. Chineur il se constitue une bibliothèque étonnante, autour de l'exotisme, du monde noir, de l'homosexualité, de l'aristocratie...
C'est Guy Hocquenghem qui fit entrer Michel à Libération, en 1978; pour l'aider à tenir la rubrique télévision, qui, vite, devint une des pages les plus prisées du journal. Michel tenait à ce que l'on sache que Roland Barthes, rencontré dans un sauna devant un show de Claude François à la télévision mais qui ne fut qu'un ami, lui avait prodigué de très pertinentes leçons d'écriture.
Michel ricana quand quelqu'un écrivit de lui «le journaliste homosexuel Michel Cressole». Comme s'il était le seul! Simplement, comme un Jean Lorrain jadis, Michel ne cachait pas ce qui n'a pas à être caché: ses goûts devenaient une grille de lecture du monde. Qui d'autre que lui aurait pu écrire ces pages sur Haïti au derniers temps du duvalierisme («Haïti chérie et maudite»), avec notamment une description féroce d'une maison de passe pour touristes blancs amateurs de garçons noirs. Parce qu'il sut écrire extrêmement bien de la mode, certains pensent d'abord à lui pour ça. Mais une plongée dans les archives de Libération oppose un démenti. Michel a écrit les premiers articles parus en France dans la presse quotidienne sur V.S. Naipaul, en qui il retrouvait la même haine des clichés tiers-mondistes sur l'Afrique et les pays en voie de développement. Michel Cressole a réalisé un grand reportage sur les sans-abris à New-York, avec son amie la photographe Martine Barrat, il faisait régulièrement partager ses lectures à la rubrique livre du journal... Michel a écrit sur les aristocrates qui le fascinaient, sur le cinéma, sur les jardins, sur la voix de Piaf, sur Barbara, sur Bayreuth, sur la décoration, sur la cuisine, sur le sport (notamment il a suivi tout un Tour de France...), réalisé un numéro spécial sur Jean Cocteau, revenant souvent sur l'Afrique...
Ceux qui n'ont jamais essayé de décrire une robe en quelques lignes, ceux qui ne se sont pas heurté au pouvoir corrupteur du monde de la mode, ne peuvent pas évaluer le travail qu'a effectué Michel. Dans un milieu où l'on passe son temps à déchirer tout un chacun, Michel a su se faire respecter de tous. Michel était fier d'avoir écrit le premier article jamais paru sur Azzedine Alaïa, quand celui-ci était juste une bonne adresse que se refilaient les rédactrices de mode en se gardant bien d'en parler. Ca a aussi à voir avec le journalisme: Michel aimait aider le talent, Michel savait le débusquer, lui donner sa chance, et même à l'occasion le discipliner.
Michel a demandé qu'on ne mette pas sur ses faire-part «Michel Cressole, journaliste». «Je ne veux pas mourir dans la peau d'un journaliste.» Pourtant, tant que ses pas ont pu le porter il est venu travailler au journal.
Il a fait partie de la grande vague d'avant la prévention, qui a emporté tant de ses amis et de ses amants. L'annonce de sa séropositivité, après Hocquenghem, après Copi, après tant d'autres, ne l'a pas surpris. Dans une chronique qu'il tint un moment à l'Autre Journal (Une folle à sa fenêtre) Michel témoignait avec humour et discrétion des humeurs d'une folle ¬ il n'avait pas peur du mot ¬, d'une folle atteinte. Quand le masque de la maladie s'est posé sur lui, il a su le porter avec hauteur. Pour certains, son état de santé fut une raison de l'oublier, d'autres furent fidèles. Mais avec la maladie vint la plus belle des histoires d'amour avec un jeune couturier, Victor. Michel est mort dans ses bras mardi matin. Depuis 1986 c'est le neuvième collaborateur de Libération emporté par le sida.
Il a publié: Deleuze aux Editions Universitaires 1974. Qu'est-ce qu'ils ont de plus que nous aux Cahiers du cinéma 1983. Les Grands Chefs de Rhône-Alpes chez Glénat, 1987. Une folle à sa fenêtre aux Cahiers Gay-Kitsch-Camp 1990. Sur les traces de l'Afrique fantôme aux Editions Maeght, 1991.

dimanche 9 décembre 2018

Au gré de mes découvertes



Firmin Massot (1766-1849) : 
Portrait présumé du prince Paul Antoine III Esterházy
Présenté par la galerie Hubert Duchemin : voir notice.


Charles Malfray (1887-1940) :
La douleur d'Orphée dit " le Chant du Poète "
Modèle de 1914


Jean Jacques Feuchère (1807-1852) : Satan, l'Ange déchu 1833



dimanche 2 décembre 2018

Jeunesse, Julien Green, 1974

Partir à la recherche des beaux livres n'est pas seulement le plaisir de trouver un bel exemplaire. C'est aussi renouer avec tous ces textes que j'ai aimés et qui ont peu à peu construit la personne que je suis aujourd'hui. Dimanche dernier, j'ai fait l'acquisition d'un exemplaire de l'édition originale de Jeunesse, de Julien Green, dans une reliure soignée et surprenante, avec ce beau papier coloré sur les plats. Jeunesse, publié en 1974, forme avec Partir avant le jour, Mille chemins ouverts et Terre lointaine, l'autobiographie de Julien Green qui a ensuite été publiée sous le titre : Jeunes années.


En achetant de beaux exemplaires de ces livres que je présente sur ce site, c'est pour moi une façon de m'approprier ou me réapproprier des textes que j'ai aimés et que j'ai parfois oubliés. Au plaisir de trouver un bel exemplaire, qui est déjà en soi un but à cette quête, tant il est agréable d'avoir en mains le beau résultat du travail soigné d'un imprimeur et d'un relieur, il y a le plaisir encore plus indicible de matérialiser des sentiments, des impressions.  C'est en cela qu'une bibliothèque n'est pas seulement une collection de livres, mais une sorte de musée tangible, mais seulement pour moi, de ce que j'ai été et de ce que je suis. Et quand je reprends en mains ces livres, que je les touche dans leur matérialité, c'est comme si je donnais corps à ces sensations perdues qui m'avaient habité à la lecture de ces textes.

Ces souvenirs ravivés à l'occasion de l'acquisition de cet ouvrage peuvent aussi me revenir à la mémoire à la seule vue des livres de poche dans lesquels j'ai découvert ces belles pages de Julien Green. C'est ainsi que j'ai exhumé les deux modestes livres de poche que j'ai achetés à l'été 1985, comme l'atteste une note de ma main. Aussi curieux que cela puisse paraître à certains, ces deux couvertures sont, en elles-mêmes, partie intégrante du souvenir. N'ont-elles pas, par l'intelligence de leur choix, participé au plaisir que j'ai eu à lire ces livres et à la puissance du souvenir que j'en ai gardé ? Il s'agit de deux peintures de Paul Cézanne, la première représentant son fils Paul et la seconde les Baigneurs.





Autant que je m'en souvienne, j'ai lu ces deux tomes avec avidité, comme je lisais à l'époque. Je ne les ai pas rouverts depuis, mais je garde vivantes en moi les impressions que j'ai ressenties à l'époque. Le temps a passé, mais le souvenir reste présent.

Feuilletant l'ouvrage, j'ai trouvé ce passage, qui me restitue tellement ce que j'ai aimé lorsque j'ai lu ces pages il y a plus de 30 ans.
Un jour de printemps, une lettre m'arriva qui me fit battre le cœur à grands coups. Je la lus plusieurs fois dans ma chambre. Mark allait venir à Paris. Il comptait passer plusieurs mois en France et je pouvais m'attendre à le voir au début de juillet. J'eus l'impression subite qu'il était devant moi et que j'entendais sa voix en lisant les phrases de cette lettre. Sans doute porterait-il son costume marron et sa chemise assez largement ouverte pour laisser voir son cou rond, lisse et blanc. Le désordre qui se fit dans ma tête, je ne peux plus que l'imaginer, mais je me souviens qu'il me fallut du temps pour me remettre et que la journée se perdit en rêves.
A présent, j'étais sûr que je trouverais le courage de lui avouer mon amour. Il apportait une lumière dans ma vie. Désormais je ne courrais plus. Il me guérirait du vice, il me sauverait. Je lui écrivis une lettre, mais elle était délirante et je la mis de côté. Une autre plus calme, plus raisonnable, me parut froide et fut déchirée. Après une dizaine de brouillons, je produisis une page d'un ton cordial et viril que je jugeai idiote et qui partit néanmoins. Comment saurait-il que j'avais moulé l'adresse et particulièrement son nom avec un soin frénétique, si ces mots peuvent s'allier, et que j'avais porté l'enveloppe à ma bouche et à mon cœur plus de fois que je n'aurais osé dire ?
Il y avait, hélas ! une ombre sur tout cela. Mark ne venait pas seul. Je connaissais à peine son compagnon. Comment ferais-je pour l'éloigner? Je ne pouvais espérer qu'en mon étoile. Or, je croyais en elle avec force.

Ce style et ces sentiments un peu surannés avaient, à l'époque, une très grande force sur moi. Aujourd'hui, c'est avec émotion que je retrouve ces sentiments perdus. En relisant ces lignes, je me dis qu'il y a une forme de fidélité à soi-même à travers le temps. J'aime aussi que le hasard qui m'a fait croiser ce bel exemplaire de Jeunesse, soit pour moi l'occasion de rouvrir ces pages que je n'ai pas lues depuis cet été de ma propre jeunesse.