Un passage à Rochefort lors de mes pérégrinations
vacancières m’a conduit à m’intéresser de nouveau à Pierre Loti. Il est de ces écrivains
dont je me suis approché, sans jamais prendre le temps de mieux les connaître.
J’ai déjà eu l’occasion d’en parler sur ce blog, car il fait
partie de ces auteurs que ceux qui s’intéressent à la culture littéraire
homosexuelle finissent par croiser, et d’autant plus lorsque on aime la
littérature fin-de-siècle.
En relisant l’article que je lui avais consacré, je me rends
compte que je parlais alors plus de l’illustration de son livre
Mon frère Yves,
que de Pierre Loti lui-même (
cliquez-ici).
Rochefort aurait pu être une étape lotienne (je ne sais si
le mot existe). Malheureusement, sa maison est fermée pour travaux. Je me suis
contenté d’acheter son livre de souvenir, Le Roman d’un enfant, édité avec
Prime jeunesse. Le premier est le récit de sa vie jusqu’à sa décision de
s’engager dans la marine et de quitter sa ville natale, Rochefort, pour
préparer Navale à Paris. Le second couvre les années parisiennes, son
intégration à l’École navale et son embarquement sur le Borda. Cette lecture
a été une découverte. D’abord une découverte à propos du style. Pierre Loti écrit bien.
Il a l’art de transcrire les sensations, nous faisant ainsi revivre l’atmosphère
très particulière de la campagne rochefortaise. Lorsqu’il découvre le sud, à
Bretenoux (Lot), et ses lumières, c’est la chaleur des journées d’été qu’il
sait nous transmettre. Au passage, son évocation des forêts profondes et sombres
m’a immédiatement fait penser à Augiéras et à son univers de forêts mystérieuse
de l’Apprenti sorcier ou du Voyage au Mont-Athos. Pour revenir à
Loti, c’est aussi un conteur, qui nous fait découvrir sa famille, les nombreuses
femmes qui l’ont entouré : sa mère, ses grands-mères, ses tantes, sa sœur,
son amie Jeanne. Nous pénétrons au cœur d’une
famille de la petite bourgeoisie de province, protestante de surcroit. On
remarquera que les hommes sont absents de son univers. Le père est rarement
évoqué. Le frère absent n’existe que par le souvenir et les lettres qu’il
envoie. Quant aux camarades de classe, on les sent étrangement absents, car il
semble appartenir à un monde hostile.
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Couverture de l'édition de poche. Il ne s'agit pas d'un portrait de Pierre Loti. |
L'homosexualité de Pierre Loti est en même temps un mystère
et une évidence. Cela semble une évidence qui n'est aujourd'hui remise en cause
par personne. Pourtant, en regard, les « preuves » – si on me permet
ce mot – sont bien minces. Quelques amitiés passionnées pour de jeune marins,
une phrase, fielleuse comme il se doit, d'un frère Goncourt. Mais, aucun
témoignage ne vient corroborer cela.
Lui-même, dans ses souvenirs de jeunesse, ne laisse filtrer
aucune allusion, hormis peut-être une camaraderie d’école avec un « levantin »
lors de sa préparation à Navale. Ce qui est patent est son impossibilité à s’intégrer dans les codes
de la masculinité de son époque. Passer sa jeunesse à imaginer des décors pour
le conte Peau d’Âne n’est pas, me semble-t-il, la preuve d’une acceptation
totale de la virilité collégienne, telle qu’elle s’exprimait à l’époque dans
les lycées (et probablement encore aujourd’hui).
La lecture de l’excellente biographie d’Alain Quella-Villéger, Pierre Loti, une vie de roman, n’apporte guère plus d’éléments. C’est
d’ailleurs plus une histoire de l’œuvre de Pierre Loti qu’une biographie
exhaustive. Les sources sur sa vie sont essentiellement les écrits de Pierre Loti
lui-même : ses souvenirs d’enfance et son journal. A défaut de disposer d’informations
nouvelles, Alain Quella-Villéger traite rapidement du sujet. Il rapporte, comme
beaucoup, la remarque d'Edmond de Goncourt, à propos de son roman Aziyadé :
« L'appétit idéal moral de cet auteur, dont l'amante, dans son premier roman, est un monsieur ». Une médisance n’a jamais fait une preuve. On y retrouve
aussi la succession de ses amitiés masculines avec des hommes virils, issues
de milieux populaires, en particulier des marins bretons. Patrick Dubuis,
dans son article sur Pierre Loti, dans Amours secrètes, donne une bonne
synthèse, bien illustrée, de ces amitiés que je qualifierais d’homoérotiques,
plutôt qu’homosexuelles, en l’absence de plus d’informations.
Enfin, il existe ce beau dessin, souvent reproduit, qui
montre la fascination de Pierre Loti pour le corps masculin, lorsqu’il est
musclé et bien découplé.
Pierre Loti n’a pas eu la chance d’avoir des héritiers intelligents
comme Julien Green. Son journal a été expurgé de tout ce que la famille ne
voulait pas voir publier. On en est réduit à des conjectures sur le contenu
détruit. On peut penser qu’il en révélait plus sur son homosexualité.
Vous pourriez me dire que tout cela n'a pas beaucoup
d'importance, car cela reste du domaine de l'intime. Il ne s’agit pas seulement
d’une curiosité, voire d’un voyeurisme. Je pense que le sujet mérite plus
d'intérêt car Pierre Loti a été un personnage marquant et reconnu de son
époque.
Il s’agit de comprendre toutes les facettes de cette
personnalité. Pierre Loti était un adepte des déguisements et des travestissements.
Par son attitude, ses choix vestimentaires, son maquillage, il aimait se situer
à la marge de la masculinité que paradoxalement, il essayait de renforcer par
le travail de son corps. Il aimait ainsi brouiller les lignes entre les genres.
Ce qui le distingue de Jean Lorrain, auquel il s’apparentait par son
comportement, c’est qu’il était un militaire, commandant de navires de guerre.
Il a été élu très jeune à l'Académie française en 1892, à l'âge de 42 ans, où
il a été opposé à Émile Zola. Ses ouvrages ont été des succès de librairies. Il
était une personnalité notable, reçue dans de multiples milieux. Il semble d’ailleurs
avoir été un peu snob. Son amour de la Turquie en a fait un de ses plus fervents
défenseurs et il y était accueilli avec les honneurs. Ce statut de personnalité
publique est à mettre en regard de ses travestissements et des ambiguïtés qu'il
s'est toujours plu à cultiver.
Lorsqu’on imagine le personnage public, cette photo de
Pierre Loti fait apparaître un contraste saisissant. Il semble d’autant plus accentuer
sa pose ambigüe, qu’il est à côté de Pierre Le Cor, le marin breton ami/amant
qui a servi de modèle à Mon frère Yves. Nous sommes dans les années qui
suivent la défaite de 1870, où prévalaient des discours militaristes, aux
relents virils. Comment pouvaient être perçus ces comportements un peu « folle »,
alors qu’il ne s’agissait pas d’un artiste comme Jean Lorrain, d’un aristocrate dandy
comme Montesquiou, mais d’un notable militaire, parfois chargé de missions
diplomatiques pour le compte de la France ? Certes, il y a eu des railleries,
comme celles de Clemenceau, mais il n’a jamais
été ostracisé, ce qui implique un certain niveau d’acceptation.
Ainsi, entre le personnage public et la personnalité privée
dont les goûts ont toujours effleuré à la surface, il y
un espace qui doit nous interroger sur la réception d'un comportement homosexuel
par la société de son époque.
Si les discussions sur l’homosexualité de Pierre Loti vous
paraissent oiseuses, cela ne doit pas vous détourner de lire ce très beau livre
Le Roman d’un enfant.
Pour terminer, plutôt que m’efforcer de résumer la vie de
Pierre Loti, je reproduis ici la notice de Laure Murat dans Le Dictionnaire
des cultures gays et lesbiennes. Portrait saisissant où toutes les ambivalences du
personnage sont bien mises en valeur.
Écrivain adulé et « sublime illettré » (Anatole
France), voyageur impénitent toujours nostalgique des rives qu'il vient de
quitter, protestant hanté par l'islam, Julien Viaud, alias Pierre Loti, est un
personnage complexe, insaisissable, dont la bisexualité tapageuse et le goût du
travestissement donnent peut-être la mesure.
Né dans une famille huguenote basée à Rochefort, il
s'oriente dès l'âge de quinze ans vers la marine, où il fera toute sa carrière.
Sa passion pour la mer, pour les voyages et la vie d'officier se double d'une
attirance sans équivoque pour les matelots bien bâtis, lui dont le physique
insipide et la très petite taille seront une souffrance éternelle. Très doué
pour le dessin, il a laissé des marins quelques croquis éloquents où l'on
reconnaît son goût pour la plastique virile, qualité qu'il apprécie notamment
chez Joseph Bernard, son premier camarade « adoré », Pierre Le Cor
(modèle de Mon frère Yves, 1883) ou le « beau Léo », qui
deviendra son inséparable compagnon. Mais si Loti se laisse envoûter par les
beautés des deux sexes, ce sont les femmes, en particulier orientales, qu'il
chante dans ses grands romans d'amour, où Sodome n'a droit qu'à quelques
allusions voilées, comme en témoignent Aziyadé (1879), le Mariage de
Loti (1880), le Roman d'un spahi (1881), Madame Chrysanthème
(1887), Ramuntcho (1897), les Désenchantées (1906).
Parallèlement, il consacre plusieurs livres au courage des travailleurs de la
mer, en forme d'hommages, tels que Mon frère Yves, Pêcheur d'Islande
(1886, son plus grand succès) ou Matelot (1893).
Aussi extravagant qu'attaché aux traditions, Pierre Loti se
résout à se marier en 1886 avec une protestante, Blanche de Ferrière, dont il
aura un fils. Quelques années plus tard, il installe à Rochefort une jeune
Basque, qui va former, avec les trois fils qu'elle aura de lui, une deuxième
famille. À cette double vie, il faut ajouter ses escapades masculines ;
son fils aîné s'ingéniera à en faire disparaître les preuves, mais on en trouve
les traces dans son Journal Intime, dont une version expurgée paraîtra
en 1925 et 1929.
Célébré dans le monde entier, élu à l'Académie française en
1892, Loti n'est pas devenu pour autant une figure respectable dans la société
: son goût des frasques, des décors exotiques opulents (il s'est fait
construire une mosquée à l'intérieur de sa maison), ses fuites vers l'Orient
mais surtout sa passion du déguisement et du maquillage (on le voyait
fréquemment poudré et du rouge aux joues) le font échapper à toute définition.
Du jeune homme qui partait danser la java en compagnie de jeunes gymnastes à
l'écrivain repenti sur le tard, Pierre Loti, le « magicien » des
lettres, n'aura cessé de se grimer, de jouer avec toutes les identités,
notamment sexuelles. Visage fardé, juché sur de hauts talons, ne résumait-il
pas lui-même la quête de toute sa vie d'une phrase : « Je n'étais pas mon
genre. »
La biographie récente de Pierre Loti, par Alain Quella-Villéger :
Les photos qui illustrent cet article sont extraites d'une évocation des liens entre Pierre Loti et le Japon : Pierre Loti et le Japon, par Jean-Pierre Montier.
Pour
clore ce message, une photo plus sage – en apparence du moins – de Pierre Loti
et Pierre Le Cor.