Un livre fait l’événement dans le petit monde des proustiens, voire parfois des proustinolâtres. C’est le dernier essai de Laure Murat, Proust, roman familial.
Si je dis en partie, c’est que le livre est beaucoup plus riche que cela. Dans de nombreux commentaires ou critiques que j’ai pu lire, dans une émission intéressante de France Culture ("J'en ai marre qu'on dise que Proust est difficile"), dans les avis des critiques du Masque et la Plume, lors d’une rencontre à laquelle j’ai participé à l’Hôtel littéraire Le Swann à Paris, cet aspect que je viens d'évoquer est très (trop ?) largement cité, semblant réduire ce livre à cette parenté entre l'univers personnel de Laure Murat et l'univers proustien. S’il n’y avait que cela, il est probable que ce livre m’aurait seulement intéressé. En réalité, il m’a touché, pour deux raisons qui en font pour moi, et j’espère pour d’autres, toute la valeur. C’est d’abord un magnifique livre sur le pouvoir de la littérature. Pouvoir d’un écrivain comme Proust qui, par la richesse de son œuvre, la précision de son style, sa capacité à mettre à jour tous les ressorts de la psyché humaine offre à chacun – et pas seulement à ceux qui se reconnaissent dans son monde – un formidable outil pour se connaître, se construire, être au monde. Mais aussi pouvoir plus général de la littérature comme « outil » pour explorer les profondeurs, voire les obscurités, de l’esprit humain. Dans un très beau chapitre, probablement un de ceux qui m’a le plus ému (car ce livre n'est pas seulement un essai, c'est surtout une œuvre littéraire qui active tous les sentiments et toutes les émotions qui peuvent naître d'une lecture), Laure Murat évoque la figure de son père dont elle nous trace un beau portrait. Elle met en valeur sa culture littéraire et ses qualités de lecteur, ce qui visiblement le singularise dans ce milieu. Elle s’interroge sur ce roman qu’il n’a pas pu, pas voulu écrire, peut-être par « nonchalance » ou par peur, et donc sur la place de la littérature dans la vie de son père qui se serait révélée être plus une échappatoire que l’exploration exigeante de « l’obscurité intérieure » ou « la porte d’entrée vers les profondeurs. ». Et c’est là que ce livre prend aussi une dimension personnelle pour chacun – cela a évidemment été le cas pour moi – en se questionnant : « Et pour moi, qu’est-ce que la littérature ? » Si je m’étais permis, et si le contexte s’y était prêté, j’aurais volontiers posé la question à Laure Murat de savoir si elle considérait ses essais comme répondant à son exigence littéraire ou, au contraire, si, dans son cheminement d’écrivain, après cet essai, viendrait le temps du roman, comme une forme d’aboutissement. J’ai cru comprendre qu’elle avait écrit un roman sous le pseudonyme d'Iris Castor, mais la moue qu’elle a faite lorsqu’il a été évoqué lors de cette rencontre me fait penser qu’elle ne le voit pas comme un aboutissement.
Cet essai est aussi une belle réhabilitation du rôle et de l’importance de Marcel Proust dans l’histoire de la visibilité et de la place de l’homosexuel dans la société. Comme un écho à ma remarque sur son absence totale dans l’exposition Over the Rainbow, il est de bon ton de brocarder une forme d’homophobie chez lui, de trouver que sa présentation des « invertis » est bien ambigüe en paraissant ridiculiser, voire stigmatiser, ceux-là mêmes qu’il veut faire exister littérairement. Et sa « théorie » des hommes-femmes, dont le baron de Charlus semble l’archétype, est bien datée et guère opérante pour se construire comme homosexuel. Et pourtant, comme le dit si bien Laure Murat (quoique de manière un peu jargonneuse), en répondant à cette question : « Comment concevoir qu’une fresque aussi négative, parfois dégradante, souvent cruellement drôle, puisse transmettre tant de force et d’énergie ? » :
Secondaire, décalé, anecdotique par rapport à la norme et à la majorité, l’homosexuel-le, jusque-là cantonné-e à la couleur locale des amours spéciales et des comportements contrenature, gagne avec Proust le statut de sujet. Qu’importent les jugements de valeur d’une Recherche passablement homophobe, Proust change de façon radicale le régime du sujet minoritaire, en le débarrassant de sa condition particulière pour le faire accéder à l’universalité.
Et je crois que ce livre m’a donné l’envie de relire la Recherche du temps perdu.
Hasard de mes lectures, dans le lot d'ouvrages parmi lesquels se trouvait L’Exilé de Capri, dont j’ai parlé récemment, j’ai découvert une petite curiosité : C’est un Charlus !, un livre sur l’homosexualité dans la Recherche, par un certain Bernard Meyer. Livre intéressant qui donne une vision complète et factuelle du sujet, sans convoquer aucune théorie, mais au plus près du texte. Visiblement, c’est un ouvrage rare (il n’est même pas à la BNF) qui présente la curieuse particularité d’avoir été publié et imprimé à Phnom Penh, en République Khmère, en 1974. Proust et ses commentateurs ne cesseront jamais de nous impressionner !
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