Jean Cocteau, Soldat endormi, 1948-1950 |
Après un début d’exposition consacré au Paris lesbien de l’entre-deux-guerres, « Portrait du Paris-Lesbos », le premier artiste gay à l’honneur est Jean Cocteau. Comme souvent, tout au long du parcours, certaines personnalités sont mises en avant, sans que les choix (et donc les absences) soient expliqués et justifiés. Ceci étant dit, il est heureux de rappeler l’importance de Jean Cocteau pour la visibilité homosexuelle dans les années 1920, même si, me semble-t-il, André Gide a probablement été plus déterminant pour cette cause. Pour évoquer ce dernier, seul un des rares exemplaires du Corydon est présenté, à côté du Livre blanc, de Cocteau. On pourrait aussi parler de l’absence totale de Proust.
Dans cette même section, une belle vitrine nous rappelle qu’à côté de ces quelques monstres sacrés, des auteurs comme René Crevel ou Pierre de Massot ont aussi, à leur niveau, défendu la sensibilité homosexuelle. Un beau choix de livres du premier est là pour illustrer cette littérature.
Le cartel de présentation n’occulte pas qu’il a été « la cible régulière d’une critique littéraire homophobe, notamment de gauche ». Il aurait été judicieux de rappeler que René Crevel a souffert dans sa chair de cette homophobie, en particulier de celle de ses « amis » surréalistes. Il l’a payé au prix de sa vie.
Probablement à cause de ma fibre littéraire et bibliophilique, j’ai été particulièrement sensible à tous ces livres, souvent rares et introuvables, mis à l’honneur. L’exposition ne se résume pas à cela. Ces quelques photos illustrent ce qui a retenu mon attention, m’a plu, m’a même ému.
Quelques photos, dont Voinquel |
Une vitrine consacrée au bal de Magic-City et aux photos de Brassaï. |
Affiches du film Querelle, par Andy Warhol |
Vitrine Jean Genet |
Vitrine Jouhandeau et Arcadie |
Un inédit de François-Paul Alibert : La Couronne de pines |
Section consacrée à Jean Boullet |
Jean Boullet : portrait de Kenneth Anger |
Amateur de Jean Boullet dont j’ai souvent parlé ici, j’ai apprécié cette belle vitrine en son honneur et ces quelques peintures. S'il mérite d’être connu et reconnu, la large place qui lui est faite dans l’exposition est bien supérieure à son impact et à son influence réels, somme toute faibles, sur la visibilité homosexuelle.
Sur cette première partie, on peut tout de même regretter que la sélection d’œuvres présentées reste, si j’ose dire, bien classique : Cocteau, Genet, le Magic City, Voinquel, etc. comme si, au-delà ou à côté de ces personnalités ou événements bien connus, il n’avait pas existé – et je ne parle que de la France – un foisonnement d’initiatives, d’œuvres, d’artistes, de lieux qui ont, à leur manière, plus secrètement, travaillé à donner une plus grande visibilité au monde « inverti », pour utiliser un mot de l’époque. Peut-être que mes travaux récents sur la subculture gay des années 20-30 ou sur La Petite Chaumière, le premier cabaret de travestis de Paris, m’ont ouvert à cette redécouverte des sensibilités homosexuelles des années d’entre-deux-guerres. La seule exception à ce que je viens de dire est une riche section consacrée à la chanson de cette même époque.
À mi-parcours, l’exposition change assez brutalement dans la nature des documents présentés. Cela correspond à la période 1960-1970 avec l’apparition d’un militantisme plus politique, la « libération homosexuelle », puis le militantisme lié à l’épidémie du SIDA. C'est aussi le moment où apparaît la culture queer, comme une culture avec ses propres règles et son identité. Là-aussi, il est difficile de savoir si c’est un choix délibéré, mais, d’une première partie centrée sur les œuvres littéraires, d’expression française, on bascule vers les supports éphémères : journaux, revues, fanzines, tracts, etc., dont beaucoup sont en anglais. C’est un choix judicieux car cela nous rappelle que les messages peuvent passer par d’autres médias que le livre, avec une diffusion plus large. La conséquence est qu’on finit par oublier que la littérature, les essais, les « queer studies » ont continué à accompagner ce mouvement de visibilité et, parfois, de lutte de la cause homosexuelle jusqu'à aujourd'hui. Ces quelques photos sont là pour illustrer mon propos sur ce changement dans les documents présentés :
Le catalogue est à l’image de l’exposition par ses choix et ses absences, même s'il est beaucoup plus riche. Il est organisé en courts chapitres illustrés qui reprennent, en les approfondissant, les thèmes ou documents présentés. Dans l'introduction, Nicolas Liucci-Goutnikov donne probablement la réponse aux principes qui ont prévalu dans la sélection des œuvres exposées :
Il en va sans doute de même des œuvres dont la vaste, quoique souterraine, constellation se dessine ici : elles n’ont pas nécessairement d’« élément commun », mais elles répondent, chacune dans son propre idiome, aux poncifs homophobes, et produisent des contre-représentations susceptibles de combler les insuffisances de l'imaginaire collectif et de permettre ainsi de fécondes identifications pour les « minorités érotiques ».
Le mot « constellation » me semble particulièrement bien choisi pour exprimer en même temps l'idée de diversité, de liens ou passerelles à créer entre les documents et les époques, mais aussi d'apparent désordre. Une constellation n'a pas vocation à représenter la totalité du sujet qu'elle traite. Elle doit permettre de « fécondes identifications » à chacun.
Pour quelqu’un qui découvrirait cette culture homosexuelle, le catalogue ouvre des portes, des pistes pour aller plus loin. Ce n'est pas un catalogue scientifique de l'exposition, mais plutôt l'utile et bien illustré complément à la visite. Il ne faut pas y chercher une synthèse sur l’expression homosexuelle écrite et graphique de 1920 à nos jours, ni même d’ailleurs sur l’histoire de l’homosexualité. Ce n'est pas son objectif, même si, au passage, notons que cette synthèse reste à faire.
En résumé, une très belle exposition, nécessaire pour nous rappeler la richesse et la diversité des cultures homosexuelles, de belles pièces exposées, un plaisir pour les yeux.
Tableau de Jean Boullet |
P.S. :
Comme l’explique la présentation de l’exposition, les pièces présentées proviennent essentiellement des collections de la Bibliothèque Kandinsky, qui se sont récemment enrichies de plusieurs centaines d’items, « grâce au soutien institutionnel de Gilead Sciences ». Pour ceux qui l'ignorent, il s'agit d'un grand groupe pharmaceutique américain qui pèse près de 30 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Malgré mes recherches, je n’ai pas trouvé le motif de la « générosité » de cette entreprise, ni la nature exacte des liens avec le centre Beaubourg.
5 commentaires:
Merci pour ce beau compte-rendu ! Je vais certainement commander le catalogue...
Merci pour cet article
La visite s'impose.
Merci pour vos commentaires.
@Silvano : après cette visite qui s'impose, j'aurais plaisir à échanger et partager nos impressions.
j'ai eu la chance de montrer et vendre ce beau tableau de Jean Boullet titré par lui-même "ESCALE", 1953, dans ma galerie Au Bonheur du Jour, en 2001.
Etant une grande "fan" de Jean Boullet, je suis heureuse qu'il fasse partie de l'exposition au Centre Pompidou. Il était déjà présenté dans ce Musée, en 2001
dans une des salles de conférence où le thème était "Mauvais Genres", animé et conçu par François Angelier (France culture) avec tout le cercle "Jean Boullet"
Piéral, Philippe Druillet, Bruno le tatoueur, etc. et quelques-uns du cinéma.
Et bien sûr, le biographe Denis Chollet, du reste, qui signait sa biographie le soir du vernissage dans ma galerie.A titre d'information, nous attendons sa 2ème biographie différente de la 1ère et plus complète. j'ai aussi le livre "Jean Boullet "Passion et Subversion", faisant partie de mes éditions et disponible dans ma galerie ou bien sur mon site Internet.
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