Il y a presque douze ans, je présentais une des premières études sur l'homosexualité publiée en 1861 par Octave Delepierre : Un point curieux des mœurs privées de la Grèce (cliquez-ici). J'en donnais alors une lecture qui mettait en avant la neutralité et la bienveillance de l'auteur à l'égard de cette « anomalie », pour reprendre son mot. Aujourd'hui, j'ai toujours cette même lecture du texte. En revanche, Octave Delepierre a refondu et enrichi ce premier ouvrage qui a ensuite été publié juste après sa mort, en 1879 : Dissertation sur les idées morales des Grecs et sur le danger de lire Platon. Dès le titre, on comprend que l'ouvrage se montrera moins bienveillant et moins neutre vis-à-vis de l'homosexualité.
Octave Delepierre (1802-1879) |
Il ne s’agit pas d’une réédition de son ouvrage précédent, mais d’une réécriture ou d’une refonte. On y retrouve des passages identiques, par exemple toute la discussion sur Sapho et sur la réalité de ses relations féminines. Les deux textes débutent par une introduction similaire, où l'on retrouve le mot « anomalie » pour désigner les mœurs homosexuelles :
Un point curieux… (p. 7) :
Dans toutes les histoires complètes de la Grèce ancienne, on s'est occupé de l'étrange anomalie que présentent, en certains cas, les mœurs de ce pays, si on les compare aux idées que nous nous formons d'un peuple parvenu à un si haut degré de civilisation. Assez de passages nous restent, dans les écrits des philosophes et des poëtes, pour prouver que l'amour était compris chez les Grecs d'une tout autre manière que chez nous, tant entre les hommes qu'entre les femmes.
Dissertation… (p. 1) :
Une étrange anomalie que présentent les mœurs de la Grèce, d'autant plus étrange qu'elle était pour ainsi dire parvenue à être une sorte d'institution nationale, a attiré l'attention des plus célèbres écrivains de l'antiquité.
L’organisation générale de l’exposé est similaire, les exemples utilisés sont souvent les mêmes, par exemple, la tentative de séduction de Socrate par Alcibiade (p. 16 dans les deux ouvrages). Dans les deux textes, l'auteur rapporte le mythe de l'Androgyne (respectivement, p. 14 et p. 15). Cependant, la Dissertation contient des références supplémentaires, avec plus de précisions et des notes de bas de page.
La différence majeure porte sur les conclusions. Dans Un point curieux, dès la fin de la discussion sur Sapho, Octave Delepierre passe à ce qui a motivé son étude : « Les détails des mœurs qu'on vient de lire nous montrent que ce qui est raconté dans l'Alcibiade fanciullo n'est pas une complète fiction, et que l'auteur, quel qu'il soit (car nous n'avons pu le découvrir), a traité la question d'après des éléments que l'on trouve dans les écrits des philosoques [sic] les plus respectés. » (p. 27). La conclusion de la Dissertation est beaucoup plus développée et, surtout, garde beaucoup moins de distance par rapport à son sujet. Comme l’annonce le titre, l’auteur s’attaque aux erreurs de Platon et à la mauvaise influence que sa lecture peut avoir sur la jeunesse :
Si les rapports entre les sexes eussent suivi leur cours naturel dans les époques postérieures à celle d'Homère, peut-être que nous n'aurions pas eu à déplorer la dégradation où se vautrèrent les Romains de l'Empire, ni les horreurs que rapportent Juvénal et Martial. La dégradation de la femme entraîne fatalement la chute des États.
On se demande comment Platon a pu oublier un pareil principe ! Comment un philosophe comme lui, qui avait devancé son siècle sur tant de points, est-il resté en arrière sur celui-ci ? Cela prouve que quelque grand que soit un génie, il reflète toujours par un côté l'esprit de son siècle, et qu'il est des vérités qui restent pour lui impénétrables. (p. 18-19)
Après les extraits qu'on vient de lire, n'a-t-on pas lieu d'être grandement étonné que plusieurs doctes et pieux écrivains aient considéré Platon comme une sorte de précurseur du Christianisme ?
C'est du reste une des fatalités qui s'attachent à ce qu'on appelle les études classiques, et à la dangereuse influence qu'elles exercent sur l'esprit de la jeunesse. On propose aux jeunes gens, comme modèles, des caractères impossibles aujourd'hui, des vertus qui sont plutôt des vices, des sentiments exagérés ou d'une métaphysique alambiquée. (p. 19-20)
Ces tableaux ne peuvent inspirer que des idées erronées sur nos devoirs et nos obligations morales, et faire naître chez les jeunes gens l'ambition de devenir des citoyens célèbres plutôt que des membres utiles de la société. (p.20)
S’il fallait résumer, le premier ouvrage, Un point curieux, est une étude rapide qui répond à une interrogation née de la lecture de l'Alcibiade fanciullo. Elle se conclut par le constat de l’existence de ces mœurs. Le second est une étude plus complète sur l’homosexualité en Grèce, qui développe le travail publié en 1861, et y ajoute des réflexions critiques sur la lecture de Platon dans le cursus des études classiques.
On peut s'interroger sur les raisons de l'auteur pour revenir sur son travail. La première, la plus évidente, est de revoir le texte pour le compléter des nouvelles informations qu'il a collectées depuis la première édition. Démarche classique d'un érudit dont la connaissance s'enrichit au fil de ses recherches et qui souhaite en faire bénéficier ses lecteurs. La deuxième raison est probablement à mettre directement en relation avec la condamnation de son édition de 1861. Malgré les précautions d'usage, les juges avaient bien vu que la somme d'informations et de références pouvait permettre à un lecteur d'y trouver une justification à ses propres « mœurs privées ». Dans cette nouvelle édition, cette somme s'est enrichie. Il y a d'autant plus de matière pour argumenter et justifier son homosexualité en s'appuyant sur le précédent des mœurs grecques. Octave Delepierre s'est probablement alarmé de cet usage possible de son livre et prémunis contre ce risque, ce qui expliquerait les conclusions de l'auteur. En définitive, quelle était sa position vis-à-vis de ce sujet ? Difficile à dire. D'un côté, il peut avoir voulu atténuer ce que son premier livre pouvait avoir de trop « complaisant ». D'un autre côté, pourquoi avoir remis sur le métier ce sujet, alors que les premières éditions n'avaient pas eu une diffusion importante, ce qui en atténuait le « danger ». On serait donc tenté de penser qu'au-delà du travail d'érudition, il y avait un engagement personnel de l'auteur à traiter ce sujet, même si rien de ce que l'on sait de sa vie ne permet d'en tirer la moindre conclusion. Il est vrai que les seules informations que l'on possède sur l'homme et sa vie privée proviennent d'une plaquette biographique publiée immédiatement après sa mort par son gendre Nicolas Trübner, Joseph Octave Delepierre. Born, 12 March, 1802 ; died, 18 August, 1879. In memoriam. For a few friends only.
Dans la revue Le Livre (1880), le critique a bien vu que, malgré la conclusion, cet ouvrage est une mine d’informations, contenant « trop de faits et d'indications funestes pour des esprits jeunes, faibles ou encore mal prémunis contre les lectures dangereuses ». On y retrouve toujours la même crainte qu'en parlant du sujet, on en favorise la diffusion. On n'est pas loin de l'accusation de « prosélytisme » dont sont régulièrement suspectés ceux qui écrivent sur l'homosexualité, même si le mot n'est pas prononcé.
Les deux textes d’Octave Delpierre ont été publiés, avec des notes, en annexes de : Richard Burton, Les Mille et Une Nuits, La Zone sotadique, traduit et annoté par Jean-Claude Bouyard, GayKitschCamp, 2018 :
- Un point curieux… : p. 136-147.
- Dissertation… : p. 148-159.
Description de l'ouvrage
M. Audé [Octave Delepierre]
Dissertation sur les idées morales des Grecs et sur le danger de lire Platon, par M. Audé, bibliophile
Rouen, J. Lemonnyer, Libraire, 1879, in-12 (182 x 120 mm), [4]-20 p., vignette au titre, bandeaux, cul de lampe.
Tirage de 300 exemplaires, dont :
- 10 exemplaires sur papier de couleur : 1 à 10
- 50 exemplaires sur papier wathman : 11 à 60
- 240 exemplaires sur beau papier vélin teinté : 61 à 300
Il y a six exemplaires dans les bibliothèques publiques en France, dont un exemplaire dans le fonds Georges Hérelle de la médiathèque de Troyes et un exemplaire dans la réserve des livres rares de la BNF.
2 commentaires:
Bonjour,
Toujours très heureux et intéressé de visiter vos pages découvertes il y a ...mois, je me permets de vous adresser ce mot.
Ou plutôt quelques mots à propos d'un poète disparu en 1976. Il habitait alors mon coin de terre (...très loin de Paris !)
Il m'arrivait de le croiser lors de ses interminables promenades dans le Jorat.
Il avait fait quelque bruit, jadis, pour ses photos de moissonneurs ou de faucheurs de la région. Très souvent torse nu. Et avait, semble-t-il été amoureux (chaste ?...) de l'un d'eux toute sa vie.
Il s'appelait Gustave Roux...
...et Bruno Pellegrino lui a consacré un livre paru en 2019 aux éditions Zoé: "Là-bas, Août est un mois d'automne"
Et c'est avec beaucoup d'émotion que j'ai retrouvé dans ces pages, ce marcheur solitaire et souvent nocturne.
C'est ce que je tenais à vous dire, en vous remerciant de la qualité de vos recherches et partages.
Philippe
Bonjour
Merci pour ce sympathique commentaire.
J'ai découvert l'écrivain Gustave Roud il y a à peur près un an, même si je connaissais ses photos depuis plus longtemps. J'ai un très bel exemplaire de "Pour un moissonneur", paru en 1941. J'ai poursuivi ma découverte en achetant quelques plaquettes au printemps dernier, de lui et sur lui, dont "Essai pour un paradis" et "Haut-Jorat". J'ai ainsi appris l'existence de ce coin de terre de la Suisse.
L'actualité éditoriale de Gustave Roud est riche. Ses oeuvres complètes ont paru récemment et je vous recommande "Gustave Roud. L’univers pluriel de la poésie" qui explore toutes les facettes de son oeuvre.
Je ne connais pas l'ouvrage que vous citez. Je vais me le procurer.
Gustave Roud est un auteur rare, avec une très belle écriture. Et j'aime sa fascination muette pour le corps des paysans et son goût de la pérégrination solitaire.
J'en parlerai un jour sur ce blog.
Jean-Marc
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