Guy Lévis Mano est un poète discret. En 1924, agé de 19 ans à peine, il publie un recueil de poésies d'amours homosexuelles dans une revue qu'il a fondée avec quelques amis : La Revue sans Titre.
Ce recueil contient 13 poèmes, précédés d'une préface signée de Guy Lévis Mano et datée du 10 janvier 1924. Placé sous l'égide de Baudelaire et d'Oscar Wilde, il présente son livre comme un devoir de mémoire. Un ami espagnol qu'il a aimé s'est suicidé. Il publie les poèmes qu'il a laissés :
Je connus son corps impeccable, tout ce que contient d'épuisant, d'âpre, la caresse de mâle à mâle.
Il a mis dans ses poèmes toute sa sensualité frémissante, tout le tumulte des spasmes qui s'impatientaient en lui.
J'ai fait mon œuvre d'ami.
Maintenant, je vous laisse entrer dans cette œuvre, avec quelques extraits que j'ai choisis, et les 10 gravures sur bois de Lucien Lovel (Gaston Poulain) qui illustrent ces poèmes. Je vous laisse goûter la grâce un peu triste et la légèreté de ces poèmes, poèmes sur l'amour et la séparation, sur le désir et la lassitude, sur l'oubli et le retour. En les lisant, rappelons-nous qu'ils ont été écrits par un jeune homme de 18 ans, voire même 17 ans pour certains d'entre eux. Je vous laisse aussi goûter le charme de ces dessins de jeunes gens alanguis au style très années 20. Chaque gravure est l'écho d'un des poèmes.
Pessimisme
Demain ou après demain...
un jour... nous nous croiserons sur le même chemin.
Tu pinceras avec effort tes lèvres...
sur ta joue, rien... peut-être une rougeur brêve...
Tu me cacheras froidement ton regard,
oubliant que nos corps pleins de désirs hagards
se sont connus, que le spasme suprême
a fait profondément vibrer de la même
étreinte, nos chairs et nos membres collés,
que dans nos bouches crispées, se sont mêlés
les soupirs de nos deux êtres énervés,
que nos haleines n'en faisaient qu'une
sous le halètement des jouissances communes.
Tu oublieras tout cela... Tu diras, penchant
vers ton compagnon, sans doute mon remplaçant,
ton mélancolique et gracieux visage :
"Tu sais, celui-là, c'est un ancien collage."
Ainsi on donne le plus intime de son moi,
le plus fragile de son être : sa foi,
pour arriver à ça!... Dieu que c'est bête!
Allons ne te fâches pas, laisse ta tête
sur moi... Dire qu'un jour je ne serai rien
pour toi, rien qu'un peu de ton passé... Allons, viens,
donne-moi tes lèvres.. . Je suis méchant, hein!
Pardonne-moi, c'est un peu de nervosité.
Ne pensons plus qu'à la seule volupté
de nous sentir nous aimer... J'éteins la lumière?...
Mais oui, je te crois, il faut bien, puisque je t'aime.
Je plaisantai, vois-tu. Je ne pense pas un mot
de ce que je viens de dire... Suis-je sot!
Mais si, je suis un sot... Embrasse-moi encore...
Tu m'aimes bien?... vrai !... Moi, tu sais, je t'adore,
et nous nous aimerons longtemps tu verras,
aussi longtemps que nous pourrons, pas?...
L'hermaphrodite
I1 rêve des splendeurs de la Rome impériale,
aux éphèbes équivoques, aux fougueux Césars,
aux Maîtres se donnant à leurs officiers mâles
le carmin sur la lèvre et sur la joue le fard.
Il rêve à l'auguste succube Héliogabale,
élevant un autel magnifique au phallus,
à l'ignoble Néron, aux amours idéales :
Hadrien pleurant son esclave Antinoüs.
Il rêve aux jeunes gens efféminés d'Athènes,
s'appuyant fiers, aux bras des guerriers vigoureux...
L'adolescent ferme les yeux... la nuit est pleine
du désir extasié des parfums fiévreux.
Ah ! parmi les senteurs en liesse dans le parc,
avoir en cette solitude ample et sereine,
sur ses yeux la tendresse exaltée d'un regard,
sur sa bouche la passion chaude d'une haleine!...
L'adolescent rêve d'un homme merveilleux,
doux infiniment et viril comme le faune.
Il dort un lac immense dans ses larges yeux
qui ont la couleur triste et fanée de l'automne...
L'homme caresse sa tête de ses doigts longs,
et lentement, ardemment, ses lèvres qui savent
font tressaillir dans sa chair les spasmes profonds,
et disent à son cœur un délire suave...
Spasme
Non, ne crains rien, je n'aurai pas froid,
qu'importe que je sois découvert,
puisque ton corps est tout près de moi,
et que je sens fièvreuse ta chair...
Allons laisse...donne-moi ta bouche.
Non, pas comme çà, tu es brutal.
Je ne veux pas les baisers farouches
ce soir, les caresses qui font mal.
Mais donne-moi tes lèvres encor...
J'aime lorsque ton souffle halète!
J'aime ton souffle. Dedans y dort
un peu de ta douce âme inquiète.
Dedans y dort un peu de ton âme,
mais c'est dans tes céruléens yeux,
dessous tes paupières qui se pâment
qu'elle se reflète encor le mieux !
[...]
Oh ! ce soir infiniment je t'aime.
Mais si, toujours je t'aime beaucoup.
Ce soir tes yeux sont comme des gemmes,
et leur éclat rend mon désir fou.
Et je veux dans l'éphémère mort
ineffablement oublier tout...
Ah ! serre-moi fort contre ton corps...
Félio !... Félio !.....
Et puis un jour...
Et puis un jour irrémédiablement, vois-tu,
nous ne serons plus ensemble, c'est prévu...
Nos étreintes chaudes et passionnées
auront été éphémères comme les feuilles fanées...
Le Passé aura leur couleur morte...
Et nos cœurs seront vibrants de rêves tout autres...
Tes lèvres auront perdu leur goût de roses,
dans le tumulte des souvenances moroses...
Tu auras oublié que les miennes furent bonnes,
Et ce sera les mêmes lascifs gestes,
appelant d'autres lèvres, d'autres étreintes...
Et pourtant tu es là câlin et frémissant,
et nos corps sont unis, pour éternellement
on dirait...
Et nous ne nous aimerons plus!...
Il n 'y aura plus la tendresse de nos chairs émues...
Il n'y aura plus - c'est irrémédiable -
que le parfum lancinant des choses ineffables
qui ne furent ineffables qu'un temps...
Il y aura peut-être aussi le remords
d'avoir trahi un peu de soi-même
qui gémira tout bas de ne point être mort !...
Illusions
Il viendrait lui qui n'est plus venu,
il viendrait, et de sa voix nonchalante
qui semble chanter maniérée et menue,
il me dirait les paroles troublantes,
les choses douces et subtiles qui savent
jusqu'au cœur glisser leur caresse grave...
Puis voyant sur mes cils baissés
la trace des larmes encore humide,
il dirait, et sa voix serait mélancolique,
mélancolique comme du rossignol
le thrêne vespéral... il dirait :
"Petit Guyto, tes yeux sont rouges, tu es triste,
et c'est moi qui t'ai fait pleurer...
Mais plus jamais tu ne seras triste
je te le jure, petit Guyto... Je reviens.
Pardonne-moi... j'étais fou... Va, je t'aime bien."...
Et moi, j'aurais mal à mes yeux
de refouler les larmes qui insistent
devant son regard couleur des cieux...
Guy Lévis Mano (1904-1980), habituellement connu sous ses initiales GLM, a été aussi un éditeur actif, fondateur de nombreuses revues, publiant de nombreux poètes de son temps. Dans son travail, il s'attachait à la qualité de la typographie, n'hésitant pas à innover et explorer des voies nouvelles, veillant à l'alliance du texte et de l'illustration.
Tout comme l'homme, l'homosexualité de Guy Lévis Mano est restée discrète. Ce premier recueil de poésies restera unique dans sa carrière. C'est probablement pour cela que ni l'homme ni son œuvre ne sont habituellement cités, même si les principales bibliographies homosexuelles ne l'oublient pas. Et pourtant, dans le littérature française, la poésie homosexuelle, et surtout celle qui s'affirmait comme telle, restait encore très marginale en ce début de XXe siècle. Guy Lévis Mano fait donc œuvre de pionnier, au moment même où une nouvelle conscience homosexuelle, plus affirmée, est en train de naître après la première guerre mondiale. Proust venait de mourir et Sodome et Gomorrhe avait paru en 1921. André Gide, puis Jean Cocteau, allaient publier leurs œuvres où s'affirmaient clairement une homosexualité qui se voulait visible, qui commençait à vouloir "oser dire son nom". Mais, Guy Lévis Mano était alors un parfait inconnu, ce recueil a probablement était imprimé à très petit nombre, avec une diffusion très confidentielle. Ensuite, Guy Lévis Mano semble être resté à l'écart des cénacles très actifs du Paris Gay de l'entre-deux guerre. Pour preuve, Gilles Barbedette et Michel Carassou ne le cite pas dans leur bibliographie de Paris Gay 1925. Il est aussi resté à l'écart du mouvement surréaliste, ce qui explique probablement sa renommée discrète encore aujourd'hui. Il a cependant ses admirateurs et continue de susciter un grand intérêt chez ceux qui s'intéressent à tous les artisans du texte et du livre.
L'illustrateur Gaston Poulain, qui signe ses dessins sous le nom de Lucien Lovel, appartenait au cercle d'amis de Guy Lévis-Mano. Je n'ai pas réussi à en savoir plus.
Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur le travail et l’œuvre de Guy Lévis-Mano, le site de l'Association Guy Lévis-Mano est une mine d'informations. On constatera aussi le peu de place que l'homosexualité tient dans son parcours de vie, du moins publiquement : cliquez-ici.
J'en ai extrait cette belle photographie :
Description de l'ouvrage
Paris, La Revue sans titre, Editeur, 1924, in-12 carré, XII-81-[5] pp., 10 illustrations pleine page dans le texte dont une en frontispice, double couvertures, première couverture illustrée.
Ce livre est particulièrement rare. La mention de 3e édition sur la couverture ne doit pas induire en erreur. C'est une mention factice. Il n'existe que deux exemplaires dans les bibliothèques publiques en France : un à la BNF et l'autre à la bibliothèque de l'Arsenal.
La Revue sans titre, publiée par GLM, ne semble avoir eu que 2 numéros.
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