Je sors d'un assez long silence pour
partager ma dernière découverte avec mes lecteurs :
Escal-Vigor, de l'écrivain
belge Georges Eekhoud. Je connaissais évidemment ce
roman,mais je n'avais jamais eu l'occasion de le lire. J'ai été
subjugué. Ce roman publié en 1899 par la Mercure de France
est maintenant reconnu comme le premier roman dont les personnages principaux sont
homosexuels et qui porte un message positif et ouvert sur
l'homosexualité. Mais, au delà de cet aspect historique, important
pour moi, il y surtout un beau texte au service d'une belle histoire,
malgré la fin tragique.
D'abord, l'histoire, que je résume :
Henry de Kehlmark revient s'installer
dans son château d'Escal-Vigor, au bout d'une île imaginaire d'un
pays du nord de l'Europe. Il est accompagné d'une gouvernante,
Blandine, femme avec qui il a eu une brève liaison. Elle lui voue
une admiration et un dévouement sans bornes. Au cours d'une fête
mêlant peuple et notable, il rencontre Guidon, le jeune fils (18
ans) d'un notable du coin, garçon rebelle et sauvage. Il en tombe
amoureux et n'aura de cesse de l'approcher, s'en faisant d'abord son
professeur, son maître, lui révélant ses talents pour l'art,
jusqu'à le faire venir vivre avec lui, dans son château. Ils
partagent un amour serein et épanoui. Dans le même temps, son
argent et son titre attirent la convoitise de Claudie, la sœur de
Guidon, qui voudrait l'épouser. Cette âme basse ne
ménage pas ses manœuvres pour y arriver. Autre personnage trouble de son
entourage, le cocher Landrillon, « une âme rapace et
trigaude. », qui pour sa part convoite Blandine, n'hésite pas
à utiliser le chantage – il est le seul à avoir complètement
compris la nature de la relation entre Kehlmark et Guidon – pour
arriver à ses fins. La tension entre ces êtres conduit Kehlmark à
expliquer ses mœurs à Blandine et à les lui faire accepter. Lors
d'une kermesse du village, le peuple des femmes d'abord, puis des
hommes, conduit et aiguillonné par Claudie et Landrillon
« lynchent » Guidon, puis Kehlmark, qui meurent dans les
bras l'un de l'autre, sous le regard de Blandine.
Ce qui m'a frappé à la lecture de
toute la scène finale où le peuple en furie moleste, bat et viole
Guidon, c'est que le motif de l'homosexualité n'est pas celui qui
est mis en avant. Alors que la violence est déjà déchaînée, l'accusation d'homosexualité est seulement utilisée par Landrillon pour attiser une peu plus la
violence des femmes. En fait, ce qui met ce peuple en furie, c'est la
frustration. La frustration sexuelle d'abord. Cette kermesse est une
sorte de carnaval où les valeurs sont inversées. Ce sont les femmes
qui partent à la chasse aux hommes, dans une atmosphère
décrite de plus en plus échauffée, en particulier pour celles qui
n'ont pas trouvé l'homme (notons que la langue d'Eekhoud rend
admirablement cette montée de la tension sexuelle). Quand elles s'en
prennent à Guidon, c'est surtout à un homme qui se refuse à elle sexuellement. C'est la frustration sexuelle de Claudie qui, malgré
tous ses efforts, n'arrive pas à créer le désir chez Kehlmark.
C'est aussi la frustration sexuelle de Landrillon, qui convoite
Blandine. Certes, grâce à son chantage, elle s'est donnée à lui (pour
utiliser le vocabulaire de l'époque), mais lorsque elle se dédie,
tous ses désirs inassouvis de « posséder » cette femme
sont un carburant à sa haine. Remarquons au passage que la vision
des rapports entre les hommes et femmes chez Eekhoud me semble assez
stéréotypée. Peut-être est-ce le souhait d'opposer ces mœurs
d'une société traditionnelle à ceux qu'il veut défendre. Mais la
frustration n'est pas seulement sexuelle. Elle est sociale. L'argent,
la reconnaissance sociale, sont omniprésents dans les désirs des
protagonistes. Claudie veut l'argent et, surtout, le titre de
Kehlmark. Elle veut être la châtelaine de l'île. Landrillon veut
aussi l'argent de Blandine, mais, plus encore, la respectabilité
d'un mariage installé. C'est ce cocktail détonnant qui explose à
la vue de ce couple qui est comme une injure en face de toutes ces
frustrations. Là où il sont tous à la recherche de la satisfaction
de leurs pulsions, Kehlmark et Guidon présentent l'harmonie de leur
amour et de leurs désirs. Là où ils sont tous travaillés par
l'argent et la reconnaissance sociale, Kehlmark et Guidon présentent
leur amours des arts, la jouissance des sentiments partagés, tout
chose qui s'opposent à ces vulgarités. Quelque part, c'est leur
bonheur qui est jeté en pâture à tous ces êtres travaillés par
l'envie, le désir, la jalousie, voire la haine. Il suffit alors d'un
rien pour que le déchaînement de violence explose. C'est en cela
que ce roman m'a plu car il ne se met pas dans un schéma trop
simple d'homophobie, pour utiliser un terme moderne, mais plutôt
dans une opposition frontale entre un désir qui s'épanouit et une
frustration totale.
Il faut reconnaître que Georges
Eekhoud donne une vision du peuple pour le moins ambivalente. A
l'instar de son personnage principal, il montre de la sympathie pour
ce peuple, de la bienveillance, que l'on jugerait aujourd'hui un peu
condescendante, voire de l'intérêt pour ses mœurs, sa culture, ses
croyances, etc. A côté de cela, la vision qu'il en donne, en
particulier lors de la fête finale, est celle d'une violence
toujours prête à se mettre en mouvement, un aveuglement, une furie,
qui laisse penser qu'il voit le peuple comme un être dangereux,
incontrôlable. D'une certaine manière, il aime le peuple domestiqué
et apprivoisé, comme ce qu'il a fait avec Guidon, en regard d'un
peuple obscur, violent, insaisissable. Landrillon est le
contre-modèle de Guidon car, dans le portrait qu'il en donne, il n'y
a rien à sauver.
Ce qui fait le sel de ce livre, c'est
d'abord l'affirmation claire d'une homosexualité assumée par
Kehlmark. C'est Blandine, prise dans un dilemme insoutenable pour
cette âme pure, entre les sollicitations de Landrillon – on
parlerait aujourd'hui de harcèlement – et sa dévotion – c'est
le mot – pour Kehlmark, qui oblige celui-ci à se dévoiler. C'est
ainsi que mezzo voce, car Eekhoud doit garder une certaine
prudence, il nous est donné à lire un plaidoyer en faveur de la
reconnaissance de l'homosexualité. Plus largement, d'une sexualité
épanouie, comme le dit Kehlmark : « Avec Guidon et
Blandine, il se sentait de force à créer la religion de l'amour
absolu, aussi bien homo qu'hetérogénique. » (c'est le
vocabulaire du livre !). Au début de ma lecture, avec le style
inimitable de l'auteur, je craignais que l'on reste dans l'allusif,
l'implicite, le suggéré. Mais, non. Au milieu de ce langage
précieux, parfois affecté, on voit même apparaître le mot
« sexuelle », ce que j'aurais presque vu comme un gros
mot, en abordant ce livre.
La lecture de la scène finale de la
fête au village, qui se termine par cette violence, m'a rappelé
immédiatement un livre d'Alain Corbin : Le Village des «
cannibales », récit et étude d'un cas de violence collective des habitants d'un village de la Dordogne à
l'encontre d'un aristocrate du coin, qu'ils finiront par tuer et brûler. Les motifs sont différents,
mais la dynamique de la violence qui monte et qui se nourrit
d'elle-même, très bien décrite par Georges Eeekhoud, est la même.
Elle est très finement analysée dans cet ouvrage de Corbin.
Pour moi qui suis un peu fétichiste du
livre, ce qui a aussi redoublé mon plaisir, c'est de lire ce texte
dans un exemplaire de l'édition originale de 1899. Quand je tournais
les pages, je manipulais ces mêmes pages, qu'a lues ce premier
lecteur qui l'a acheté et fait agréablement relié. Au cœur de la
nuit (j'ai fini de lire tard cette nuit), je m'imaginais un lecteur
de la Belle époque, ayant découvert par hasard l'existence de ce
livre qui parle de ses mœurs, grâce à une chronique littéraire
d'un journal de l'époque, lui laissant deviner entre les mots tout
l'intérêt pour lui de ce texte. Peut-être comme moi, il y plus de
cent ans, il a lu avec ferveur ce livre, touchant ce même papier que
j'ai moi-même touché, tenant entre ces mains ce cuir maroquin que
j'ai moi-même tenu, et, par cela, me transmettant cette passion à
travers les ans.
Peut-être est-ce aussi à l'occasion
du procès qui lui a été attenté pour pornographie que notre
lecteur inconnu a découvert ce livre. En définitive Georges Eekhoud
a été acquitté par le tribunal de Bruges, après avoir été
défendu par de nombreuses grandes plumes de l'époque, où l'on trouve
Émile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France, etc.
Il existe plusieurs rééditions de ce
livre. Je vous conseille celle-ci : cliquez-ci, des Éditions Séguier,
par la spécialiste de Georges Eekhoud, Mirande Lucien. Il existe aussi une version numérise sur Gallica : cliquez-ici.
Il n'existe malheureusement pas
d'édition illustrée. J'ai donc puisé dans les illustrations de Mes
Communions, par Frans de Geetere. Elles rendent admirablement
l'atmosphère du livre. Il y a aussi un forme de clin d’œil, car
la nouvelle Climatérie est le récit de la jeunesse d'Henry
de Kehlmark dans le collège suisse où sa grand-mère l'avait placé (voir le message que je lui ai consacré : cliquez-ici).
Description de l'ouvrage
Escal-Vigor, Georges Eeekhoud
Paris, Mercure de France, 1899, in-8°, 261 pp.
L'édition originale de cet ouvrage est rare dans les bibliothèques publiques. Je n'ai trouvé que 3 exemplaires en France (source : CCFr) : 2 exemplaires à la BNF et un à la bibliothèque de l'Institut (fonds Lovenjoul), auxquels il faut ajouter 3 exemplaires de la 4e édition de 1900 à la BNF et un exemplaire de la 9e édition de 1923 à Limoges.
6 commentaires:
Un mot rapide pour vous dire que j ai acquis un exemplaire de l édition originale - 1899 - du roman d Eekhoud ce mardi 20 septembre chez Tajan ; ce beau volume relié d "Escal-Vigor" est enrichi d une lettre dans laquelle l auteur présente la stratégie de son avocat : il plaidera l amour platonique entre les deux hommes devant les juges de Bruges - qualifiés de "cochons"...
J'ai vu cet exemplaire car j'avais l'espoir de pouvoir l'acquérir. Mais, un moment donné, je n'ai pas voulu suivre (j'étais dans la salle). Félicitations.
Belle acquisition.
Bonjour Monsieur,
J étais aussi dans la salle, au fond à droite, et je pensais bien avoir à lutter contre vous. N ayez nul regret, j étais prêt à longuement enchérir - ainsi, le 17 juin dernier, j ai acquis à Drouot, lors d une vente à la veuve Barbezat consacrée, l exemplaire du "Condamné à mort" que Genet avait offert à son futur éditeur lors de leur première rencontre (en prison). La couverture de cet exemplaire dédicacé est reproduite dans le volume contenant la correspondance Genet/Barbezat ; je suis monté jusqu' à 11 500 euros (sans les frais) pour l obtenir.
Cordialement.
So cute!
Bonjour,
J avais oublié de vous narrer cette anecdote amusante : mon exemplaire d "Escal-Vigor" appartint naguère à un certain Jean Jacobs, un Belge, comme son nom l indique (un peu).
Eh bien figurez-vous qu il y a quelques mois un exemplaire relié de "Querelle de Brest" (avec les illustrations de Cocteau) orné de l ex-libris de ce sieur Jacobs subit le feu des enchères à Bruxelles; je fis le voyage et remportai l ouvrage (à un prix qui ferait défaillir tout bibliophile françois).
Etrange impression d à nouveau voir ces deux volumes amoureusement réunis dans ma bibliothèque après quelques décennies de séparation...
Cordialement,
Le Viking
Eh bien, j'ai lu tous vos articles sur Georges Eeckhoud avec intérêt. Escal-Vigor se trouve dans le réseau des bibliothèques de la ville (de Bruxelles), je pourrai l'emprunter(honnêtement, la fin me fait un peu peur...) et en même temps, j'ai regardé dans différentes anthologies sur la littérature belge, que je possèd, mais j'ai plus de livres sur la poésie belge que sur le roman (souvent "naturaliste".)
M. Françoise.
Enregistrer un commentaire