A son époque, François Paul Alibert (1873-1953) était connu comme poète. Proche d’André Gide, il a entretenu une correspondance soutenue avec lui. Il me semble que, comme poète, sa renommée soit bien retombée. En revanche, au titre de l’histoire littéraire homosexuelle, il est passé à la postérité pour un ouvrage érotique assez étrange : Le supplice d’une queue, paru anonymement, à très petit tirage (95 exemplaires) en 1931.
Gravure en frontispice (non signée) par Creixams.
L’histoire de l’ouvrage est relativement simple. C’est le récit, presque sous forme d’une confession, d’un homosexuel, Armand, qui est doté par la nature d’un sexe monstrueusement grand. Le récit est construit à partir d’un premier personnage, Albert, qui rencontre Armand sur un lieu de drague homosexuelle, au bord de la mer. C’est lui qui recueille la confession d’Armand. C’est aussi lui qui clôt le récit. De sa rencontre avec Armand, Albert s'interroge (et c'est ce qui introduit la confession d'Armand) :
Albert, complètement stupide, ne sut que répondre oui de la tête; et, tout en revenant, ressassait : « Pourquoi diable se marie-t-on quand on a de ces goûts, et surtout qu'on est foutu de la sorte ? »
François Paul Alibert
On peut avoir plusieurs lectures de ce texte. La première, la plus évidente, est celle d’une succession de récits érotiques, que forme la vie sexuelle d’Armand depuis l’enfance jusqu’à la maturité. On y découvre son initiation sexuelle, sa vie de collège, ses amours, en particulier avec Jacques, et, épisode central du livre, une scène d’amour à trois avec Jacques et une prostituée, Andrée, qui deviendra sa femme. Ces récits érotiques sont en même temps précis, crus et très littéraires. Il s’attache en particulier à décrire le plaisir et la jouissance masculine.
Que pouvais-je lui enfoncer, je vous le demande, puisque, ce qu'il souhaitait de tout son corps exaspéré, c'était ce glissement insidieux, cette pénétration successive qui commence par une brûlante perforation et s'achève en une dilatation triomphale, ce total envahissement à vous faire croire que vous devenez vous-même la colonne de chair, de pierre et de feu qui vous secoue, vous ébranle, et vous disloque jusque dans votre fondement le plus intime; ce hennissement de cavale défoncée par l'étalon; cette pression, presque cette succion des fesses serrées par le ventre de l'autre dont les mains réunies en ceinture pétrissent votre sexe roidi; et le double coup de foudre final qui fait de deux corps déments une seule masse bestiale convulsée et soudain retombante, où l'un embrasse une volupté sans visage, par conséquent sans déformation ni grimace, et où l'autre, encore plus extatiquement éperdu, n'adore devant lui qu'un vide immense où nage un impondérable bonheur venu de tous les points du ciel ?La jouissance de Jacques, dans leur partie à trois avec Andrée :
Ici, et grâce à la clarté de la lampe, j'en pouvais suivre au contraire sur sa figure toutes les oscillations, toutes les courbes, toutes les ondes ascendantes, tout le succès. Je n'oublierai jamais cette expression tendue, parfois extatique, toujours hagarde, et, de temps à autre, douloureuse et suppliante, mais constamment dominatrice; et quand nous sombrâmes tous trois ensemble dans l'abîme, je gardai néanmoins assez de présence d'esprit pour admirer dans la détente convulsive de tous les traits de Jacques un quelque chose d'au-delà du monde qui me parut la plus parfaite image de ce qu'on a si bien appelé la petite mort de la volupté, et qui n'avait rien de commun avec le consentement nonchalant qu'ils exprimaient, lorsque, une main passée autour de son robuste flanc, et le caressant de l'autre, je voyais, après quelques légers frôlements, le plaisir y atteindre et s'y épanouir, mais avec plus de détachement que je n'aurais souhaité ; tandis que, grâce à la même caresse, j'avais vu d'autres visages se tordre et se convulser comme sous le coup d'une fulgurante horreur. C'était maintenant une autre révélation; mais de quelle nature, je ne pouvais encore nettement le discerner.
Une autre lecture est celle de la conscience du désir homosexuel. Armand s’affirme rapidement comme homosexuel, attiré seulement par des partenaires du même sexe, sans aucun désir sexuel pour les femmes. C’est une homosexualité sûre d’elle-même, sans doute ni interrogation sur l’objet de son désir.
Personne, quand je reparus devant mes parents, se doutât le moins du monde de quoi ce soit, ni se fût aperçu, à l'expression de mon visage, de la découverte que je venais de faire, et de la plénitude de joie dont elle m'avait comblé.En revanche, la scène d’amour à trois, où il porte la femme lorsqu’elle se fait prendre par Jacques l’amène à s’interroger, à approfondir la nature exacte du désir qu’il a pour les hommes. Il finit par arriver à la conclusion assez surprenante, et, me semble-t-il, décalée par rapport à l’évidence affichée auparavant de son homosexualité, que le fond de son désir est d’être femme pour les hommes, non pas femme pour être passive dans l’acte sexuel, mais femme pour être soumise à l’homme.
Si je me suis aussi longuement étendu sur un sujet qui, aux uns paraîtrait sans importance, ou d'autres ne verraient qu'une de ces aberrations communes à bien des enfants, sachez que je n'y mets aucune complaisance; je suis sûr toutefois que, comme moi, vous êtes persuadé qu'en pareille matière, il n'est rien qui n'ait son importance, pas plus qu'il n'y a d'aberrations; mais des cas d'espèces. J'y ai surtout insisté pour bien vous faire comprendre que, malgré les apparences, c'est uniquement vers un sexe pareil au mien que mon désir amoureux m'a toujours, dès l'enfance, et jusqu'à maintenant entraîné, que je n'ai jamais imaginé ni goûté de plaisir qu'avec lui, et que si, plus tard, j'ai eu la curiosité des femmes, cette curiosité a été d'une nature tellement spécieuse que, de tout mon récit, l'explication que je vous en pourrai donner en sera peut-être la partie la plus étrange et la plus difficile.
Mais lui, cet homme [il parle de lui-même], s'il s'était, ne serait-ce que quelques secondes, fondu au feu brûlant qui émanait de la vulve de cette femme; s'il était parvenu à dompter sa nature, et à l'amener au point d'où son instinct, son goût, le tenaient diamétralement opposé, c'est qu'en pensée, du commencement à la fin, il s'était substitué à la brute gémissante et soupirante qui se démenait sous son poids; c'est qu'il aurait voulu être elle-même; c'est qu'il était elle-même et tout entier, ce vagin étalé, profond, insondable ; et qu'il se disait, les dents serrées et secoué d'une criminelle fureur : puisqu'il est dit, puisqu'il est avéré que tu jouis dix fois, vingt fois plus que celui d'entre nous qui jouit le plus, que ne puis-je être moi-même ce gouffre qui n'a ni forme, ni fond, ni limite; que ne puis-je, ainsi couché sur le dos, appeler, invoquer, provoquer le mâle, sentir sa queue glisser le long de mes cuisses; la lui empoigner et l'introduire, pour lui aider et lui faciliter l'entrée, dans mon issue bâillante et toujours plus écartée; absorber cette masse rigide qui s'enfonce lentement, puis brutalement, à croire qu'elle me traverse de part en part; puis la repousser d'un brusque mouvement pour qu'elle descende plus profondément encore; aller au-devant de cette virile pesanteur qui écrase ma faible chair; et recevoir finalement ce débordement de sperme qui me remplit, m'inonde, me bouche, m'obstrue, et me noie sous les nappes répandues par la stupide bête qui retombe sur moi, s'imaginant qu'il n'y a pas au monde plaisir comparable au sien, alors qu'il n'a été au contraire que l'aveugle instrument d'une jouissance qui dépasse la sienne de cent coudées !
- Vous dites juste, dit pensivement Albert; nous sommes tous des femmes manquées, et nous ne nous en consolons pas. Je m'en suis posé la question bien des fois, et j'aurais été incapable, sinon de la résoudre, du moins d'en établir les termes avec autant d'éloquence.
C'est là cependant, je crois, l'explication la plus vraisemblable de notre nature à tous, je dis tous ceux qui, comme vous et moi, ont le goût exclusif de l'amour viril Je ne m'égarerai pas dans des considérations digressives sur notre nature; on y a ergoté de cent façons, et personne n'en a donné d'interprétations satisfaisantes. Je crois toutefois que la mienne est valable. Plus d'une fois, il m'est arrivé, pour contenter un caprice de Jacques qui voulait me rendre la pareille, lui laissant à son tour insérer sa queue entre mes cuisses entrecroisées, de lui restituer le mode de plaisir que je lui demandais, de temps à autre. Combien le mien était alors plus vif que lorsque je le traitais ainsi de mon côté! C'est moi alors qui recevais son sexe au même endroit que si j'avais été femme; et sans doute, le bonheur dont j'étais comblé à l'instant où il s'inondait ainsi de joie contre moi, m'inclinait-il maintenant, entre les bras d'Andrée, à voir plus clair dans les raisons profondes et presque inexprimables de ce que tant de sots, ou d'hommes vertueux, ce qui revient au même, ont appelé notre inversion.
Après ces deux lectures, on reste sur un sentiment de gêne à propos de cette histoire où l’auteur a cru bon de doter le héros Armand d’un sexe si monstrueux qu’il ne peut ni pénétrer, ni même jouir manuellement facilement. Pourquoi avoir introduit cet élément presque fantastique, qui vient « brouiller » les lectures de ce texte ? Personnellement, j’ai trouvé cet élément perturbant, laissant un sentiment d’inachevé au moment de quitter ce livre. L’auteur ne s’explique pas sur ses intentions. Pour ma part, j’y vois une image de l’homosexualité comme une disgrâce (il utilise ce mot pour parler de son sexe) qui l’empêche d’avoir une sexualité complète et épanouie, en contradiction presque avec cette homosexualité sereine qu’il affiche par moment. C’est ce même sexe disproportionné qui le conduit à cette situation paradoxale d’épouser une femme qu’il n’aime pas vraiment, qu’il ne veut et ne peut pas contenter physiquement et qui, pourtant, semble représenter un aboutissement.
J'atteignais mes dix-sept ans; tel, ou à peu près, me voyez-vous aujourd'hui, tel j'étais alors. Un organe secret semblait absorber toute ma croissance et se développer indéfiniment au détriment de tout le reste de mon corps. Depuis longtemps, cette queue d'où tant d'autres auraient peut-être retiré un motif d'orgueil, et dont je ne suis pas très sûr du reste qu'à cette époque je ne me flattais pas qu'elle me mît à part des autres; cette queue, dis-je, n'était, depuis longtemps, pour mes jeunes camarades, qu'un objet de stupeur, parfois de risée, et, la plupart du temps, de terreur. Je m'apercevais déjà de l'inutilité de mes efforts, dès que je tentais de me satisfaire avec ceux d'entre eux qui voulaient bien m'accueillir, et ne pouvais arriver par eux à la volupté que grâce à des caresses détaillées et superficielles dont il fallait au surplus que j'assumasse plus de la moitié. Je ne cessais pas de m'acharner à une pénétration plus profonde qui, malgré, soit la complaisance, soit les moyens de préparation qu'ils y dépensaient, ne pouvait jamais aboutir à rien.
Je n'ignorais plus enfin que ma monstruosité me mettait à l'écart de tout le reste du genre humain, à quelque sexe qu'il appartînt. Je débordais d'une amère joie ; je tramais partout après moi je ne sais quel bonheur empoisonné. Je voyageai longtemps, en France, à l'étranger, m'entêtant contre toute évidence, multipliant des expériences qui toutes aboutissaient à la même déception.
Ce petit livre semble n’avoir eu aucun écho au moment de sa parution. Publié avec l’aide de Roland Saucier, responsable de la librairie Gallimard, la faiblesse du tirage l’empêchait d’avoir une audience, d’autant que l’anonymat complet du texte ne permettait pas de faire le lien avec François Paul Alibert, qui avait une certaine notoriété, et encore moins avec André Gide, ce qui aurait pu être une caution suffisante pour dépasser un cercle très restreint.
Inconnu pendant de nombreuses années, il a été réédité en 1991 par Jean Jacques Pauvert, avec une préface d’Hugo Marsan et une notice bibliographique qui donne de précieux renseignements sur les questions d’édition de l’ouvrage. A cette date, deux autres textes étaient connus, l’un par un manuscrit et l’autre par son seul titre Une couronne de pines. Depuis, le manuscrit a été publié par les éditions La Musardine en 2002 : Le fils de Loth. Quant au troisième texte, dont on sait que des épreuves avaient été imprimées avant d’être détruites, il n’est toujours pas réapparu.
Le manuscrit de Le supplice d’une queue est passé récemment en vente.
Description de l'ouvrage
[François Paul Alibert]
Le supplice d'une queue
[Avignon], Éditions de l'Ile de la Barthelasse, 1931, in-8° (168 x 110 mm), [2]-97-[2] pp., un gravure à la pointe-sèche en frontispice hors texte sur feuillet libre, couverture rempliée, emboîtage.
Dans les bibliothèques publiques en France, il n'existe qu'un seul exemplaire, dans la bibliothèque Jacques Doucet : J I 3 (6). C'est l'exemplaire n° 29.
1 commentaire:
Belle découverte.
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