C’est un livre stimulant qui vient de paraître : Georges Hérelle. Archéologue de l'inversion sexuelle « fin de siècle », Introduction et édition établie par Clive Thomson. Préface de Philippe Artières
Sur cette période 1870/1914, il existe déjà de nombreuses études sur l’homosexualité, qui abordent le sujet selon de nombreux points de vue : médical, littéraire (riche période !), artistique (voir le récent Plaisirs et débauches au masculin : cliquez-ici) ou tout simplement historique. Pour les études historiques, la large utilisation des archives de police apporte un éclairage intéressant, mais qui est marqué par le biais induit par la source- même. Ainsi, la prostitution masculine, la délinquance liée à l’homosexualité et les affaires de mœurs délictueuses sont surreprésentées par rapport à ce que pouvait être la vie quotidienne d’un homosexuel du temps. Dans la littérature, l’atmosphère fin-de-siècle nous dépeint souvent un univers décadent, marqué par des personnalités hors normes, en marge de la société, le plus souvent au sein de milieux aisés (je pense évidemment à Jean Lorrain, Marcel Proust, Oscar Wilde, Robert de Montesquiou, etc.). Ceux qui ont lu Sodome d’Henri d’Argis imaginent sans mal le type d’êtres décadents et débauchés qui faisaient les beaux-jours de la littérature homosexuelle, des arts et des chroniques des gazettes.
Après cette immersion, souvent passionnante, on se demande s’il existait des homosexuels « normaux » (j’utilise le mot avec prudence). Ce que j’appelle un homosexuel normal est une personne qui fait un métier standard (professeur par exemple), au sein d’une famille normale (la petite bourgeoise de province), qui a des amis, des occupations, bref, qui mène la vie de monsieur Tout-le-monde, excepté que les fées qui se sont penchés sur son berceau lui ont donné le goût pour les personnes du même sexe. En lisant ce livre, je pense l'avoir rencontrée. Cette personne, c’est Georges Hérelle. Le livre est la publication d'une partie de ses archives et de ses papiers d’érudit, dans lesquels il a consigné tout au long de sa vie des témoignages, des réflexions, des lettres au sujet de l’Amour grec, pour reprendre son expression favorite. Ce qui rend d’autant plus rare cet ouvrage, c’est que ce type de documents ne se rencontre quasiment jamais.
Georges Hérelle n’est certes pas monsieur Tout-le-monde. Né à Pougy-sur-Aube le 27 août 1849, il passe sa jeunesse à Troyes. Professeur de philosophie dans de nombreux lycées de province (Dijon, Dieppe, Vitry-le-François, Évreux, Cherbourg et enfin Bayonne), il est surtout passé à la postérité pour ses traductions de Gabriele D’Annunzio, ainsi que, de manière plus confidentielle, pour ses études des pastorales basques. En parallèle de ses nombreuses activités, il a amassé au fil du temps une documentation sur l’Amour grec. Il publie d'abord en 1900 à seulement 25 exemplaires, Aristote : Problèmes sur l'amour physique, traduits du grec en français et enrichis d'une préface et d'un commentaire par Agricola Lieberfreund. Le tirage tellement confidentiel ne lui permet pas de se faire connaître. Plusieurs décennies plus tard, toujours à l'abri d'un pseudonyme, il publie son travail le plus connu et le plus diffusé (la justification annonce 3200 exemplaires) : Histoire de l'amour grec dans l'antiquité, par M.-H.-E. Meier, augmentée d'un choix de document originaux et de plusieurs dissertations complémentaires par L.-R. de Pogey-Castries, publié en 1930 aux éditions Stendhal (cliquez-ici). Cette étude n’est qu’un pâle reflet de l’extension des études homosexuelles de Georges Hérelle. Il a ensuite l’ambition de publier des Nouvelles études sur l’amour grec, mais son décès à l’age de 86 ans le 15 décembre 1935 à Bayonne, ne lui a pas permis de mener son projet à son terme. Archiviste dans l’âme, Georges Hérelle n’a eu de cesse avant la fin de sa vie d’assurer une protection de ses archives en les donnant à différentes institutions, en fonction du sujet. Ses archives sur les pastorales basques sont restées à Bayonne. En revanche, tout ce qui concerne ses traductions, ses archives sur D'Annunzio ont été données à la bibliothèque de Troyes, sa ville d’enfance. Après avoir transmis ses premières archives, intéressantes pour une bibliothèque de province en enrichissant son fonds avec des documents inédits, il commence à tâter le terrain auprès du conservateur pour ses archives sur l’Amour grec. Il faut rendre hommage à ce conservateur, Lucien Morel-Payen, pour son ouverture d’esprit car il l'a tout de suite accepté. C’est l’exploitation de ces riches archives par Clive Thomson qui fait la matière de ce livre passionnant à plusieurs égards.
Avant d’entrer dans la description de l’ouvrage, une précision s’impose sur l’homosexualité de Georges Hérelle. Clairement, comme l’indique les titres de ses livres, il vit l’homosexualité comme une relation sentimentale et sexuelle entre un « aimant » et un « aimé », nécessairement plus jeune, souvent adolescent et d’un milieu inférieur. C’est le modèle de l’Amour grec, avec sa dimension éducative, entre l’éraste et l’éromène, qu’il veut faire revivre en cette fin-de-siècle. Il ne semble pas envisager que cette relation puisse être celle de deux êtres adultes, dans un rapport d’égalité. Lorsque il parle d’homosexuels de son âge ou de son milieu (Félix Bourget, François Le Hénaff, etc.), ce sont des confidents, mais pas des amants. Il faut dire que l’époque restait très marquée par ce modèle. J’en veux pour preuve le Corydon de Gide.
L’ouvrage débute par les lettres échangées avec les frères Paul et Félix Bourget (Paul Bourget est le célèbre écrivain, futur académicien). Les lettres de Georges Hérelle à Félix Bourget, du printemps 1873 (Georges a 23 ans et Félix 15 ans) sont très libres de ton, dans la mesure où la vie homosexuelle, les sentiments, les peines de cœur, les amours, sont très franchement discutés, même s'il n'y aucun aspect sexuel explicite (pp. 84-98). On aimerait pouvoir trouver d’autres correspondances de cette nature. Quel éclairage cela pourrait nous donner sur la vie d'un homosexuel de l’époque ! Il fallait ce concours de circonstances pour que ces lettres soient conservées.
L’ouvrage contient aussi une étude sur la prostitution en Italie, pays où il a souvent séjourné à un moment de sa vie. Cette étude, presque sociologique, laisse penser qu’il ne s’est approché de ce monde qu’à titre d’intérêt purement intellectuel…
Ce qui forme la partie centrale de l’ouvrage est le questionnaire sur l’homosexualité qu’il a soumis à quelques amis et qu’il a complété de ses propres remarques et considérations. On y voit une interrogation permanente sur la nature des sentiments, sur la pérennité des amours de ce type. En filigrane, voire de façon plus directe (on appréciera la pudeur des passages en latin pour évoquer des habitudes sexuelles), il discute ou commente la nature du plaisir sexuel, en particulier celui du pathicus, autrement dit le plaisir passif. Même si cela n’est pas mené à son terme, il y a une réflexion à la croisée entre le plaisir homosexuel, ses formes, et les sentiments amoureux. Par certains exemples qu’il cite, c’est seulement dans cette partie qu’il casse les codes de l’Amour grec au sens strict : aimant-actif-mature/aimé-passif-jeune. Signe probable de l’influence de l’âge, on le sent profondément marqué par le passage du temps et la fragilité de ces amours, quand l’aimé commence à entrer dans l’âge adulte et qu’il s’éloigne presque naturellement de l’aimant. Cette partie centrale du livre est la plus intéressante et la plus riche pour qui veut lever le voile sur ce que pouvait être un homosexuel à la fin du XIXe siècle.
Ensuite, il poursuite par un long texte de réflexions, sous le titre de Les opinions de Simplice Quilibet, qui illustre bien ce que j’entends par homosexuel normal. Même s’il ne se revendique pas de ces termes, l’exergue : "Les opinions de Simplice Quilibet, français moyen, sur lui-même et sur autrui, sur l'art et sur la littérature, sur le droit et sur la morale, sur le monde et sur Dieu", exprime bien qu’il se voit comme un homme « standard » conduit à réfléchir sur ce sujet et beaucoup d'autres.
Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est la conclusion écrite de l’ouvrage jamais paru. Il s’interroge sur le statut de l’homosexualité à son époque, qu’il met en regard de la place prise par la femme, et l’amour conjugal dans la société du temps. Il conclut que, malgré ses vœux, une renaissance de l’amour grec n’est pas possible à son époque, même s’il constate une plus grande tolérance à cet égard.
En conclusion, un livre a fortement recommander à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’homosexualité. Parmi les très nombreux documents qu’il a conservés et donnés, il y a des recueils de photos de famille, de cartes postales des lieux où il est passé, des amis, des hommes qu’il a aimés, des photos d’hommes nus, etc. Certaines sont reproduites dans le cahier central.
Avant d’entrer dans la description de l’ouvrage, une précision s’impose sur l’homosexualité de Georges Hérelle. Clairement, comme l’indique les titres de ses livres, il vit l’homosexualité comme une relation sentimentale et sexuelle entre un « aimant » et un « aimé », nécessairement plus jeune, souvent adolescent et d’un milieu inférieur. C’est le modèle de l’Amour grec, avec sa dimension éducative, entre l’éraste et l’éromène, qu’il veut faire revivre en cette fin-de-siècle. Il ne semble pas envisager que cette relation puisse être celle de deux êtres adultes, dans un rapport d’égalité. Lorsque il parle d’homosexuels de son âge ou de son milieu (Félix Bourget, François Le Hénaff, etc.), ce sont des confidents, mais pas des amants. Il faut dire que l’époque restait très marquée par ce modèle. J’en veux pour preuve le Corydon de Gide.
L’ouvrage débute par les lettres échangées avec les frères Paul et Félix Bourget (Paul Bourget est le célèbre écrivain, futur académicien). Les lettres de Georges Hérelle à Félix Bourget, du printemps 1873 (Georges a 23 ans et Félix 15 ans) sont très libres de ton, dans la mesure où la vie homosexuelle, les sentiments, les peines de cœur, les amours, sont très franchement discutés, même s'il n'y aucun aspect sexuel explicite (pp. 84-98). On aimerait pouvoir trouver d’autres correspondances de cette nature. Quel éclairage cela pourrait nous donner sur la vie d'un homosexuel de l’époque ! Il fallait ce concours de circonstances pour que ces lettres soient conservées.
L’ouvrage contient aussi une étude sur la prostitution en Italie, pays où il a souvent séjourné à un moment de sa vie. Cette étude, presque sociologique, laisse penser qu’il ne s’est approché de ce monde qu’à titre d’intérêt purement intellectuel…
Ce qui forme la partie centrale de l’ouvrage est le questionnaire sur l’homosexualité qu’il a soumis à quelques amis et qu’il a complété de ses propres remarques et considérations. On y voit une interrogation permanente sur la nature des sentiments, sur la pérennité des amours de ce type. En filigrane, voire de façon plus directe (on appréciera la pudeur des passages en latin pour évoquer des habitudes sexuelles), il discute ou commente la nature du plaisir sexuel, en particulier celui du pathicus, autrement dit le plaisir passif. Même si cela n’est pas mené à son terme, il y a une réflexion à la croisée entre le plaisir homosexuel, ses formes, et les sentiments amoureux. Par certains exemples qu’il cite, c’est seulement dans cette partie qu’il casse les codes de l’Amour grec au sens strict : aimant-actif-mature/aimé-passif-jeune. Signe probable de l’influence de l’âge, on le sent profondément marqué par le passage du temps et la fragilité de ces amours, quand l’aimé commence à entrer dans l’âge adulte et qu’il s’éloigne presque naturellement de l’aimant. Cette partie centrale du livre est la plus intéressante et la plus riche pour qui veut lever le voile sur ce que pouvait être un homosexuel à la fin du XIXe siècle.
Ensuite, il poursuite par un long texte de réflexions, sous le titre de Les opinions de Simplice Quilibet, qui illustre bien ce que j’entends par homosexuel normal. Même s’il ne se revendique pas de ces termes, l’exergue : "Les opinions de Simplice Quilibet, français moyen, sur lui-même et sur autrui, sur l'art et sur la littérature, sur le droit et sur la morale, sur le monde et sur Dieu", exprime bien qu’il se voit comme un homme « standard » conduit à réfléchir sur ce sujet et beaucoup d'autres.
Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est la conclusion écrite de l’ouvrage jamais paru. Il s’interroge sur le statut de l’homosexualité à son époque, qu’il met en regard de la place prise par la femme, et l’amour conjugal dans la société du temps. Il conclut que, malgré ses vœux, une renaissance de l’amour grec n’est pas possible à son époque, même s’il constate une plus grande tolérance à cet égard.
En conclusion, un livre a fortement recommander à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’homosexualité. Parmi les très nombreux documents qu’il a conservés et donnés, il y a des recueils de photos de famille, de cartes postales des lieux où il est passé, des amis, des hommes qu’il a aimés, des photos d’hommes nus, etc. Certaines sont reproduites dans le cahier central.
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