lundi 12 avril 2021

Jésus-la-Caille, illustré par Chas Laborde, 1920

Comme un fil rouge sur ce blog, le roman de Francis Carco, Jésus-la-Caille, me suit depuis que j'en ai parlé la première fois il y plus de six ans. J'en avais alors proposé une lecture qui s'éloignait des éternels clichés sur le Paris interlope (Pigalle, prostitué(e)s, macs et Cie), pour mettre l'accent sur l'homosexualité et le sentiment amoureux entre hommes dans le roman (cliquez-ici).

Jésus-la-Caille, dessin de Chas Laborde et gravure de Jules Germain

Parmi les nombreuses éditions de ce roman, cette édition illustrée de 1920 marque un jalon important dans l'histoire du texte. C'est en effet la première version complète de l'ouvrage. Pour en mieux comprendre l'importance, il faut rapidement revenir sur la composition de Jésus-la-Caille.

Les deux premières parties du roman ont d'abord paru dans Le Mercure de France, en janvier et février 1914, puis ont été publiées en volume aux éditions du Mercure de France en 1914. C'est l'édition originale dont j'ai déjà parlé sur ce blog dans le premier message que j'ai consacré à ce livre.

Francis Carco a ensuite complété l'histoire de Jésus-la-Caille en publiant Les Malheurs de Fernande, qui sont centrés, comme leur titre l'indique, sur Fernande. J'utilise à dessein le mot "compléter" car, selon ses dires, Francis Carco pensait ce texte, avec son titre propre, comme une suite du Jésus-la-Caille de 1914. La dimension homosexuelle de l'histoire s'en est trouvée alors atténuée au profit d'une histoire plus "classique" de prostitués et de souteneurs. Les Malheurs de Fernande ont d'abord paru dans Le Mercure de France, en deux livraisons en mars 1918, avant de faire l'objet d'un ouvrage  publié la même année, avec une couverture de Diginimont.

Ce n'est qu'en 1920 que Francis Carco a confié à l'éditeur Ronald Davis le soin de réunir les deux ouvrages en un seul volume, sous le titre de Jésus-la-Caille, qui comporte désormais trois parties, les deux premières sont celles de l'édition de 1914 et la troisième contient Les Malheurs de Fernande. Une note de l'éditeur en tête de l'ouvrage laisse entendre que certains chapitres de ce dernier livre, ajoutés lors de la publication de 1918, ont été retirés.

Fernande

Pour l'illustration, Francis Carco a fait appel à Chas Laborde, qui fournit un dessin pour chacune des parties, représentant respectivement Jésus-la-Caille, Fernande et Pépé-la-Vache. Selon les précieuses informations d'un site sur Chas Laborde (cliquez-ici), il y a eu une divergence de points de vue entre l'éditeur, d'une part, et Francis Carco et Chas Laborde d'autre part. Ce dernier ne souhaitait pas que son travail soit reproduit par la gravure sur bois, alors que l'éditeur privilégiait cette technique. Le rendu n'est pas le même et l'éditeur a eu le dernier mot, probablement parce que c'était lui qui prenait aussi le risque financier de l'édition. En définitive, c'est le graveur Jules Germain qui à taillé les bois pour l'impression. Toujours selon le même site, Francis Carco et Chas Laborde ont été déçus du résultat. Peut-être qu'une autre technique aurait rendu le portait de Jésus-la-Caille en même temps plus ambigu et plus sombre, à l'image du personnage. Tel qu'il est reproduit ici, il me plaît, même si cette gravure donne une image "gentille" du héros.

S'il fallait donner une préférence aux illustrateurs de Jésus-la-Caille, je plébisciterais sans hésitation la version d'Auguste Brouet, la plus belle, bien que la moins connue, me semble-t-il, des éditions illustrées (voir ce que j'en ai dit : cliquez-ici).

Ces aléas d'édition étant oubliés, ce petit livre est donc la première édition du texte complet de Jésus-la-Caille, même si j'ai eu l'occasion de dire que je lui préférais l'édition originale en seulement deux parties. Si vous achetez aujourd'hui une édition récente de Jésus-la-Caille, ce ne sera pas le même texte que celui de 1920. En effet, Francis Carco a revu son roman probablement pour l'édition de 1927 publiée "À la Cité des Livres", à Paris, qui est celle qui a ensuite servi de base à toutes les suivantes. Selon mes constatations (je n'ai pas fait une relecture complète des deux versions), ce ne sont que des modifications de formulation qui ne changent en rien le contenu et le sens du texte. Pour donner un exemple au tout début de l'ouvrage :

Version originale :

Pépé rejetait alors son journal, payait son verre et, poussait la porte vitrée du bar.
Dehors, la Caille avait pris à droite : il le suivit.
Version définitive :
Pépé rejeta alors son journal, paya son verre et, poussant la porte vitrée du bar, prit à droite la direction qu'avait suivie la Caille.
 
Francis Carco a aussi revu le découpage en chapitres. A l'origine, il avait privilégié des chapitres courts et nombreux. Il en a ensuite drastiquement réduit le nombre.

Cette édition de 1920 est relativement courante. Elle a été tirée à 756 exemplaires qui se décomposent en 6 exemplaires hors commerce "numérotés" A à F et 750 exemplaires numérotés de 1 à 750. Je me suis offert le petit plaisir d'acheter le premier exemplaire, le "A". Il est probable que pour nombre de mes lecteurs, cela paraît un peu vain. Mais bon..., c'est le petit plaisir du chasseur de livres. Il a aussi cette particularité d'être imprimé sur un papier de Chine, ce qui lui donne un aspect matériel un peu différent. Le papier utilisé, tant pour les éditions anciennes que pour les éditions récentes, est probablement un des aspects matériels du livre les plus désirables. Le toucher du papier, et c'est particulièrement vrai pour le papier de Chine, donne une forme de sensualité douce à la prise en main du livre. Reconnaissons que, dans l'histoire du livre, la richesse et la variété des papiers utilisés étaient autrement plus grandes qu'aujourd'hui. Qui n'a pas manipulé une beau papier du XVIIIe siècle, resté intact et frais après 250 ans, ne sait pas ce qu'est la beauté de ce matériau, noble entre tous. 

Tout cela nous éloigne de Jésus-la-Caille, qui était lui-même bien loin de ces préoccupations. Mais pour moi, le plaisir de ce texte que je place haut dans la littérature gay allié au plaisir du livre comme objet suffit à faire mon bonheur...

Description de l'ouvrage

Francis Carco
Jésus-la-Caille. Edition complète ornée de trois dessins de Chas Laborde gravés sur bois par Jules Germain.
Paris, Ronald Davis & Cie, 1920, in-12 (180 x 138 mm), [10]-194-[1] pp, trois gravures sur bois hors texte.


Notice de l'éditeur (p. V) :

La présente édition établie sur les textes de Jésus-la-Caille et des Malheurs de Fernande les réunit pour la première fois dans ce volume, d'après la forme que l'auteur rêvait de leur donner depuis déjà longtemps. Certains chapitres qui furent ajoutés aux Malheurs de Fernande, lors de la publication de cet ouvrage en librairie, ont été supprimés ; les Malheurs de Fernande étant considérés par l'auteur comme la troisième partie de Jésus-la-Caille.

Justification (p. VI) :

Cette édition de Jésus-la-Caille tirée à sept cent cinquante-six exemplaires, savoir : six exemplaires hors commerce (de A à F) et sept cent cinquante exemplaires sur papier KS. Laag sœken de Hollande numérotés de 1 à 750, a été achevé d'imprimer sur les presses de MM. Schneider frères & Mary, le trois juin 1920 ; hors-textes, tirés à la presse a bras par Aimé Jourde ; couverture dessinée et gravée sur bois par André Deslignères.


 Dédicace (VII) :

A Léopold Marchand. [Léopold-François Marchand est un dramaturge, scénariste et dialoguiste français, né le 5 février 1891 à Paris IXe et mort le 25 novembre 1952 à Paris VIIe. Il était proche de Colette.]

Sur l'éditeur Ronald Davis, on peut consulter cette notice sur le site de la Bibliothèque nationale des Pays-Bas, collection Koopman : cliquez-ici.

Pépé-la-Vache


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