samedi 28 mars 2009

"Sodome" par Henri d'Argis, 1888, avec une préface de Paul Verlaine

Sodome, d'Henri d'Argis est le premier roman homosexuel, paru en France en 1888. Il est préfacé par Paul Verlaine.

Le récit est construit sur 4 grandes périodes :
L'enfance, La retraite, Le monde, La chute.

Comme entrée en matière, il débute par un visite à un sauna près de l'Opéra, à Paris. C'est là "qu'un enfant de vingt ans apparaît, debout !" : "Il a la grâce gauche de la vierge ; son pagne, plus troublant qu'une nudité, semble glisser des hanches rondes et larges comme celles d'une femme. Les muscles peu accusés sont potelés et remplis de fossettes; la ligne du dos n'est elle-même qu'une longue fossette disparaissant dans les reins cambrés comme par le corset. Il a la poitrine grasse et bombée de l'Antinoüs du musée du Capitole, mais les attaches des membres sont plus fines, plus aristocratiques. La tête est blonde, d'un blond lumineux de gamin, le nez un peu camus des soubrettes de Louis XV; et l'absence d'une canine donne à sa bouche épaisse un air adorablement mutin..." (p. 16).

Jacques Soran découvre son goût au collège. Il fait d'ailleurs l'objet de l'attention bienveillante d'une jeune prêtre, l'abbé Gratien, qui sera pour lui un guide, sans que la nature exacte de la relation soit même suggérée (
L'enfance). Pour fuir ses tendances, il part s'installer en Belgique, achetant un château, dans lequel il mène une vie solitaire et pieuse. Il rencontre néanmoins une belle jeune femme peintre dont il s'éprend peu à peu. Malgré son refus de se laisser aimer autrement que comme une sœur, il va se montrer plus hardi avec elle : "Dans un appétit de bête en rut, il n'eut qu'une pensée, sentir le contact charnel de ce corps qu'il aimait et voulait" (p. 123). La violant presque, il lui arrache ses vêtements et découvre "une virilité monstrueuse". C'était un hermaphrodite ! (La retraite).
Revenu à Paris, il se marie, mais, évidemment, n'est pas heureux en mariage. Il rencontre un bel adolescent de 17 ans, Henri Laus, avec lequel, après quelques péripéties, il revient vivre dans son château de Belgique. (
Le monde). La relation est chaste, mais l'amour et le désir montent inexorablement. Après la visite d'une mine, ils se lavent mutuellement : "Il mouilla une serviette et, appuyant une main sur l'épaule d'Henri, il épongea amoureusement son corps nu. Avec une caressante perversité, il chercha à jeter le trouble dans les sens de son ami, et sous sa main prudente, il le sentit tressaillir [...].Peu à peu, avec une lenteur pleine de réserve, Jacques égara ses mains, souples et excitantes, et il vit avec bonheur que Laus s'abandonnait au charme qu'il avait voulu se cacher à ses yeux. S'enhardissant de ce consentement muet, Jacques précisa des caresses dont Laus ne se défendit pas, et il lui mit un long baiser sur la nuque..." (p. 262). Leur relation charnelle n'ira pas au-delà, mais leur amour s'en trouve presque renforcé, au moins du point de vue de Jacques. Peu à peu, Jacques sombre dans la folie, se livrant à un "onanisme insensé" (p. 271). Il tente d'assassiner son ami. Enfermé, toujours veillé par Henri, "maintenant on voit nettement la mort étreindre Soran peu à peu".


On ne sait que penser de cet ouvrage. Il est le premier roman homosexuel paru en France. Auparavant, il n'y avait eu que de allusions plus ou moins explicites. On pense en particulier au personnage Vautrin de Balzac. Certes, il y avait eu
Monsieur Auguste, de Joseph Méry, paru en 1859, dont Verlaine dira : "roman brillant et superficiel, un peu bien ridicule peut-être, même dans sa pitié", faisant allusion son hostilité à l'homosexualité. Avec Sodome, pour la première fois, on parlait explicitement d'homosexualité, décrivant une rencontre dans un sauna ou une scène de drague homosexuelle sur les Champs-Elysées. Pour la première fois, comme nous l'avons cité, on pouvait lire une scène de tendresse physique entre hommes ou l'évocation d'un amour entre hommes. Mais ces quelques "pépites" sont noyées dans un fatras de considérations plus ou moins absconses, du style : "La femme pour l'amour, pour le corps, pour les sens ; et parallèlement, pour le corps et pour l'esprit, en une sublime union, une sodomie, pourquoi pas ? (p. 98)", de péripéties romanesques absurdes, dans une confusion morale où l'on ne sait si l'auteur veut fustiger l'homosexualité (la fin pourrait le faire penser), la prendre en pitié, la défendre en la condamnant ou la condamner en la défendant ! On sent très fortement l'influence des romans "décadents" de l'époque, ceux de Huysmans et Jean Lorrain, sans le talent littéraire. Henri d'Argis n'échappe pas aux clichés littéraires, l'homosexualité de Jacques le poussant vers des hommes jeunes androgynes. En cela, il est l'homme de son époque.

Sur toute la littérature homosexuelle en France de 1859 à 1939, on peut lire une bonne synthèse, parfois un peu rapide :
Ébauches et débauches : la littérature homosexuelle française de 1859 à 1939

Après la lecture roborative, et toujours moderne, de l'essai de John Addignton Symonds, qui lui est presque contemporain (voir message précédent), on a l'impression de plonger dans un monde de confusion mentale. Lorsque on sait l'importance que peuvent avoir la littérature, et aujourd'hui le cinéma, sur l'acceptation de soi et la construction de sa personnalité pour les homosexuels, on ose à peine imaginer ce que pouvait en tirer un jeune homme des années 1880.

La préface de Paul Verlaine donne un peu plus de prix à cet ouvrage. En quelques pages, il défend ce livre "chaste et juste", lui reconnaissant le mérite d'aborder "cette exception morale". Il finit par cette exhortation : "Donc, courage et laissez dire".

A notre connaissance, malgré son statut de livre pionnier, il a été peu étudié et peu cité. Willy, dans Le troisième sexe, 1927, juge les œuvres d'Argis, "d'une fausse hardiesse, assez médiocres, au demeurant." Les renseignements qu'il donne sur le Paris homosexuel des années 1880 sont exploités dans Homosexualité et prostitution masculines à Paris. 1870-1918., Régis Revenin, 2005.


Laure Murat, dans La loi du genre, 2006, reproduit un dessin de Jean-Louis Forain paru dans Le Courrier français, du 14 octobre octobre 1888 à propos de cet ouvrage.


Nous avons peu de renseignements sur Henri d'Argis. C'est un écrivain de l'entourage de Paul Verlaine, qui lui dédia une de ces Dédicaces(XIV) : "Érudit, graphologue et presque nécromant"


Il s'agit d'Henri Boucher d'Argis de Guillerville (1864-1896), médecin. Il est l'auteur de :

- Gomorrhe, Paris, Charles , 1889, in-8°, 355 p. 
- L'éducation conjugale, Paris, Charles, 1895, in-18, 350 pp.

La description de l'ouvrage et de cet exemplaire est :
 


Sodome.
Paris, En dépôt chez Eugène Bergeretto, s.d. (1889), in-12 (182 x 115 mm), X-[2]-283 pp., couverture illustrée en couleurs.
Demi chagrin rouge, dos lisse orné d'un motif doré, tête dorée, Couvertures conservées.


Comme souvent pour ces ouvrages, il y a une certaine confusion dans les éditions et les adresses. A la BNF, on trouve les exemplaires suivants :
4e édition, Paris, Alphonse Piaget, Editeur, 1888
4e édition, Paris, E. Bergeretto , (1889.)
6e édition, Paris, A. Piaget , 1888.

Les mentions d'éditions sont probablement fictives. L'édition originale doit être celle publiée par A. Piaget. Tous les exemplaires ont été imprimés par la Typographie G. Chamerot, Paris. Notre exemplaire est en tous points identiques à la 4e édition de chez Piaget numérisée sur Gallica. Les seules différences se trouvent dans les pages de faux titre et de titre. Notre exemplaire est probablement la remise en vente, avec un titre de relai, de l'édition originale.

Christian Galantaris décrit un exemplaire dans
Verlaine, Rimbaud, Mallarmé. Catalogue raisonné d'une collection. N° 100, avec cette adresse : Paris, en dépôt chez A. Charles (Typographie Gaston Née, Paris), 1889. Ce serait un autre exemple de titre de relai. Ce qui est étonnant est que l'imprimeur soit différent.

Le tirage de tête de l'édition originale est :
- 10 exemplaires sur japon impérial
- 20 exemplaires sur papier de Hollande
Ces exemplaires sont numérotés à la presse.

vendredi 20 mars 2009

"A Problem in Modern Ethics", John Addington Symonds

Le texte que nous présentons est peu connu en France. Dominique Fernandez, dans Le rapt de Ganymède ne le cite pas. Seul Didier Eribon, dans Réflexions sur la question Gay, Paris, 1999, lui consacre une place importante, en particulier dans les chapitres : Un vice innommable, ou il relève que Symonds est à la "naissance de la culture homosexuelle moderne, qui va s'épanouir avec Wilde, puis avec Gide" (p. 229), Les Grecs contre les psychiatres, La démocratie des camardes, etc.


En effet, le ton de l'ouvrage est très moderne. Parcourant la vision de l'homosexualité selon les différents points de vue, il fait un sort aux
Vulgar Errors, dans un chapitre qui aurait encore tout son sens aujourd'hui. Il est encore utile de rappeler que les homosexuels ne sont ni des malades, ni des pervers, qu'au delà de cette "caractéristique" qui les distinguent de la majorité, ils mènent une vie comme les autres, voire même que l'on ne saurait pas les distinguer des autres.

Dans plusieurs chapitres, John Addington Symonds fait une analyse des différents ouvrages qui abordent l'homosexualité. En particulier, il fait un sort à tous les ouvrages de médecine qui abordent le sujet (le docteur Moreau ou Tardieu se font joyeusement étriller). Le chapitre le plus intéressant est celui consacré à l'œuvre de Walt Withman. Il forme d'ailleurs la conclusion. Même s'il rappelle que Walt Withman se démarquait nettement de l'homosexualité (il cite une lettre qu'il lui a écrite en réponse à une demande "franche"), J. A. Symonds s'interroge à juste titre sur la possibilité de concilier la sexualité homosexuelle avec l'éloge de la camaraderie chantée par Whitman. Il y répond par un éloge très moderne de l'amour homosexuel, vu comme l'union entre une camaraderie (on dirait une complicité aujourd'hui) et une sexualité. A une époque qui imaginait souvent l'homosexualité comme une relation reproduisant des hiérarchies d'âges ou de rapports sociaux, l'appel à la camaraderie sexuelle a une résonance particulière pour tous ceux qui vivent aujourd'hui l'homosexualité sur un mode égalitaire (démocratique pour reprendre le terme de Withman, rappelé par Symonds).

L'ouvrage se termine par une proposition de loi, qui tend à légaliser l'homosexualité en Angleterre. Le modèle est la législation française de l'époque, qui ne criminalise pas l'homosexualité, sauf dans les cas identiques à l'amour hétérosexuel (viol, mineur, etc.). Au passage, il note que cette législation libérale n'a pas eu d'effet favorable (le fameux prosélytisme homosexuel, épouvantail des homophobes de toutes les époques) sur une diffusion, voire une "contamination" de l'homosexualité en France.

Pour finir, je reprendrai volontiers cette courte phrase de la page 51 : "The problem is too delicate, too complicated, also too naturel and simple". J'aime l'idée que l'homosexualité, au delà de la complexité de la question, est un "problème" naturel et simple. On croirait relire la fameuse phrase de Proust parlant de la scène de la rencontre entre Jupien et le baron de Charlus au début de Sodome et Gomorrhe, "empreinte d'une étrangeté, ou si l'on veut d'un naturel, dont la beauté allait croissant ". On peut y voir un vision de l'homosexualité décomplexée, voire sereine. Pour nous tous, malgré les difficultés de notre vie ou de notre quotidien, ne peut-on pas dire que cela est aussi simple et naturel ?

Dans les biographies de John Addington Symonds, cette étude est datée de 1891. Dider Eribon, ainsi qu'un libraire américain, affirment que la première édition de 1891 a été tirée à 50 exemplaires dans un tirage privé. Nous n'en avons pas trouvé trace. Cette édition de 1896 est probablement la première qui a été diffusée dans le public, malgré le tirage très restreint de 100 exemplaires. On en trouve deux exemplaires à la British Library et un à la Library of Congress à Washington. Il n'existe aucun exemplaire en France (CCFr). Selon le même libraire, c'est une édition pirate. Il est vrai qu'elle a paru après le décès de Symonds. Notre exemplaire est le n° 19.



La description de l'ouvrage est :
A Problem in Modern Ethics being an Inquiry into the Phenomenon of Sexual Inversion. Adressed especially to Medical Psychologists and Jurists.
London, s.n, 1896, in-8° (225 x 142 mm), VIII-135 pp.
Reliure d'éditeur : pleine percaline verte bouteille, titre dorée.

Cette étude a été reprise dans une édition collective, avec
Problem of Greek Ethics, en 1928 :
Studies in sexual inversion : embodying A study in Greek ethics and A study in modern ethics
Cette édition de 1928 a été rééditée :
- New York, AMS Press, 1975.
- [Whitefish, MT], Kessinger Publishing's Rare Reprints , [2003]


Vous pouvez consulter la notice complète de Wikipédia (en anglais) sur John Addington Symonds.

dimanche 8 mars 2009

Pelléastres, Jean Lorrain et le baron de Fersen

Jean Lorrain (1855-1906), écrivain, poète, homme de théâtre, journaliste, s'était fait une spécialité de pourfendre ses contemporains dans des chroniques acides et assassines. Tous les grands noms de la Belle Epoque ont un jour craint le mordant de ses attaques et de son ironie.

Après sa mort, son premier biographe, Georges Normandy, fit paraître un ensemble de chroniques sous le nom de Pelléastres, ainsi intitulé du nom ironique que Jean Lorrain donnait aux admirateurs du Pelléas et Melisande de Claude Débussy.


Pelléastres. Le Poison de la Littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
Paris, Albert Méricant, Editeur, s.d. (1910), in-8°, 287 pp.

La couverture est illustrée d'une très belle composition de Rapeno.


Cet ouvrage, en plus d'être l'œuvre d'un des plus fameux homosexuels de la Belle Epoque, contient un très intéressant et utile témoignage sur le baron d'Adelsward-Fersen. Comme nul ne l'ignore, Jacques d'Adelsward-Fersen (1880-1923) organisait des "parties fines" avec de beaux adolescents, élèves des lycées des beaux quartiers (Chaptal et Condorcet). Ces "séances" dans le goût antique ont fini par éveiller les soupçons de la police. Il fut arrêté et condamné en 1903. Il partit finir sa vie à Capri, dans une magnifique villa au style romain, avec son ami Nino Cesarini.

La presse eu tôt fait de parler de Messes Noires. C'était sans compter avec Jean Lorrain qui donne la charge avec sa verve sarcastique (Messes noires, pp. 131-141). "Quel rapport peuvent bien avoir avec cette messe de blasphèmes et de haines, les petits jeux de mains et de vilains et autres pratiques scolaires cultivées par le baron Jacques d'Adelsward ?" La charge est féroce. Elle se poursuit : "La messe noire ! ces loufoqueries de salons de coiffure". Le coup de grâce : "L'hypertrophie de son tout petit moi, sa presque touchante fatuité de jeune homme très smart firent de ses tentatives de fêtes grecques un pitoyable et ridicule divertissement de polissons et de détenus de maisons de correction." Malgré la dureté du propos, reconnaissons le mérite à Jean Lorrain de savoir remettre à leur juste place ces fêtes probablement fort innocentes (je n'ai pas dit chastes).

Dans le chapitre suivant (Un intoxiqué, pp. 141-165), Jean Lorrain fait le récit de sa rencontre avec le baron à Venise en 1901. Le portrait qu'il en trace est en demi-teintes, même s'il se moque de son intoxication aux deux poisons : le poison de la littérature et le poison de Paris, c'est à dire le poison de la mondanité. Le chapitre se termine sur le récit voilé et allusif d'une soirée du baron avec "deux bien beaux gondoliers".

samedi 7 mars 2009

Introduction à un nouveau blog

Ce blog est dédié à la bibliophilie des livres gay, c'est à dire à tous les livres anciens et d'occasion (de qualité) consacrés ou en rapport avec l'homosexualité masculine. Lorsque l'amour des livres rencontre l'amour des garçons !

Comme je l'ai fait pour un autre sujet, je me donne pour règle de ne décrire que des ouvrages de ma bibliothèque.

Je n'irai pas plus loin aujourd'hui.

Je dédie cette image à tous ceux qui aiment les hommes et les livres :



C'est une des illustrations d'Elie Grekoff pour Tirésias, de Marcel Jouhandeau, paru sans nom d'auteur, ni d'éditeur en 1954.