samedi 5 décembre 2009

"Les procès de Sodomie", du Dr Ludovico Hernandez

Louis Perceau et Fernand Fleuret ont exploité des manuscrits de la Bibliothèque Nationale qui contiennent l'instruction et le procès d'affaires de Sodomie entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Les transcriptions recueillies ont été publiées en 1920, dans la Bibliothèque des curieux, sous le pseudonyme du Dr Ludovico Hernandez :
Les Procès de Sodomie aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Publiés d'après les documents judiciaires conservés à la Bibliothèque nationale.



L'ouvrage contient d'abord 8 premières affaires de Sodomie qui vont de 1540 à 1680 (pp. 11-59). Toutes ces affaires, sauf une semble-t-il, incluent des actes de violence, voire un viol et mettent en scène un ou des adultes et un adolescent. Le terme procès ne doit pas induire en erreur. Les documents reproduits sont essentiellement les minutes des interrogatoires des témoins lors de l'instruction. Le procès en lui-même ne contient que le jugement et parfois le procès-verbal de l'exécution.

Viennent ensuite deux procès plus développés, où les interrogatoires reproduits sont nombreux.

Le premier est celui de Jacques Chausson, dit Des Estangs, et de son acolyte Jacques Paulmier, dit Fabry, brûlés en place de Grève le 29 décembre 1661 (pp. 60-87). Ils sont accusés du viol d'Octave Jullien des Valons, 17 ans. En réalité, l'activité des deux compères consistaient à racoler des jeunes hommes pour le compte de grands personnages. Ils ont par exemple "fourni" le baron de Bellefore et le marquis de Bellay. Comme dans les précédents procès, on retrouve cette opposition adulte/adolescent, qui se conjugue avec une opposition de classe entre des jeunes gens de milieux populaires et des "sodomites" de grandes extractions, Chausson et Paulmier assurant l'intermédiaire contre espèces sonnantes et trébuchantes. Il faut d'ailleurs remarquer que ces deux nobles ne semblent même pas avoir été interrogés, et encore moins compromis, alors que l'un des deux avait "profité" du rapt d'une certain Toussaint Le Mouleur, de 14 ans.

Le second procès, qui occupe une partie importante de l'ouvrage (pp. 88-190) est celui du célèbre Benjamin Deschauffours, brûlé en place de Grève le 25 mai 1726. Ce sinistre personnage a, à son actif, des viols, des enlèvements, un meurtre, une castration. On retrouve le même schéma que précédemment, avec un acolyte qui est son domestique, le Picard. L'intérêt de ce document est qu'il contient de très nombreux interrogatoires de témoins et victimes, qui sont comme une plongée dans la vie quotidienne du Paris du début du XVIIIe siècle.

Ma première réaction à la lecture de ces documents est qu'ils ont certes été condamnés pour homosexualité, mais la gravité des faits est telle que l'on peut guère s'émouvoir sur leur sort. Benjamin Deschauffours est vraiment un sinistre personnage. Au-delà de cette première réaction, je me suis posé plusieurs questions. La première est de savoir si les mêmes faits (enlèvements, viols, etc) avaient porté sur des adolescentes, est-ce que la condamnation aurait été aussi sévère ? Qu'est ce qui, à l'époque, était considéré comme le plus grave dans ces affaires : l'homosexualité ou la violence ? On pourrait penser que l'homosexualité est une circonstance aggravante. J'en veux pour preuve que le jugement n'énonce que "le crime de sodomie et péché contre nature". En définitive, quel est le sens exact de la condamnation de Deschauffours : la volonté de faire un exemple, sur un cas particulièrement grave ? la volonté de contenir une population homosexuelle dans une certaine insécurité ? En revanche, je ne crois guère à l'idée de faire un exemple pour impressionner le jeune Louis XV, qui aurait eu quelques velléités homosexuelle à l'âge de 16 ans.

Les interrogatoires de l'affaire Deschauffours montrent un monde où tout se sait. Les mœurs, voire les activités criminelles de Deschauffours, ne semblent un mystère pour personne. La violence semble omniprésente dans les rapports humains et les rapports de classe. Tout cela m'a rappelé un livre remarquable, qui peut éclairer l'univers dans lequel se sont déroulés ces affaires :
Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe, Arlette Farge, 1992.

Cela peut aussi expliquer que le crime de sodomie ait pu paraître plus grave que la violence, qui semblait plus familière aux contemporains de Deschauffours.

Sur ces procès et sur l'homosexualité sous l'Ancien Régime en France, l'ouvrage de référence est :
Les bûchers de Sodome, de Maurice Lever, 1985.
Il consacre quelques pages à Jacques Chausson (pp. 210-215) et un chapitre entier à
L'infâme Deschauffours, chapitre VIII (pp.335-381).


Même si ce livre est documenté, il ne répond pas totalement à ce que devrait être une histoire de l'homosexualité sous l'Ancien régime en France, selon les règles de l'historiographie actuelle. Cela éviterait les deux biais de ce type de travaux : la part trop grande de l'anecdotique ou du "faits-divers", dus à l'utilisation des rapports de police, et le biais social, qui fait que l'homosexualité des grands est mieux connue et décrite, non sans une certaine complaisance, ce que j'appellerais le syndrome Brantôme, Tallemant des Réaux ou Saint-Simon. Je sais qu'un tel travail demanderait une recherche de sources extrêmement importante, mais dans le développement actuel des Etudes Gaies et Lesbiennes, une telle recherche doit devenir possible.

Dans la bibliographie sur l'affaire Deschauffours, il existe aussi cet ouvrage que je ne connais pas :
Les infâmes sous l’Ancien régime, par Paul d’Estrée, PAris 1902 (réédité par GKC, Lille, 1994).

Jacques Desse, dans son catalogue
Archives Gaies, proposait un exemplaire de l'affiche annonçant le supplice de Benjamin Deschauffours.


La photographie de frontispice représente un charmant Ganymède par Canova dont la douceur reflète mal la violence des pages de ce livre. Peut-être que c'est une allusion délicate aux nombreux rapts qui émaillent les minutes des procès. Je n'ai pas trouvé plus de détail sur cette sculpture sur Internet.



Sous le pseudonyme du Dr Ludovico Hernandez se cachent, de façon assez transparente, Louis Perceau (1883-1942) et Fernand Fleuret (1883-1945). Ces deux bibliographes ont collaboré avec Guillaume Appolinaire pour publier L'Enfer de la Bibliothèque Nationale (1913). Ils ont aussi collaboré pour exhumer des textes rares ou oubliés. Trois autres ouvrages issus de leur collaboration, dans le même esprit que celui-ci, dont deux sous le même pseudonyme :
- L'Aretin moderne, abbé Du Laurens, introduction et bibliographie, par Radeville et Deschamps, Paris, Bibliothèque des Curieux, 1920.
- Le procès inquisitorial de Gilles de Rais, avec un essai de réhabilitation, par le docteur Ludovico Hernandez, Paris, Mercure de France, 1921.
- Les procès en bestialité, documents publiés et présentés, par Ludovico Hernandez, Paris, Bibliothèque des Curieux, 1929.

Description de l'ouvrage

Dr Ludovico Hernandez
Les Procès de Sodomie aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Publiés d'après les documents judiciaires conservés à la Bibliothèque nationale.
Paris, Bibliothèque des Curieux, 1920, in-8° (225 x 140 mm), [4]-190-[6] pp., une photographie en noir et blanc en frontispice.

Les 4 dernières pages non chiffrées contiennent un extrait du catalogue de la "Bibliothèque des Curieux", éditeur qui ne se consacre qu'à la littérature érotique. On y trouve en particulier les collections "Les Maîtres de l'Amour" et le "Le Coffret du Bibliophile".

Références

Sur Fernand Fleuret, un site très complet : cliquez ici.
Sur Louis Perceau, il n'existe pas de notice aussi complète. Une courte biographie se trouve sur ce site : cliquez-ici.
Sur leur collaboration sous le pseudonyme de Ludovico Hernandez, même si Louis Perceau est à peine nommé : cliquez ici. C'est par erreur qu'ils orthographient Ludovi
go.

Jacques Chausson a fait l'objet d'une notice wikipédia :
cliquez ici, honneur auquel n'a pas encore eu droit Benjamin Deschauffours.

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