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vendredi 27 mars 2020

Illustrations érotiques de Soungouroff


En ces temps de confinement, je me suis demandé s'il était opportun de publier des illustrations aussi "libres", comme l'on dit dans les catalogues de livres anciens. Je ne voudrais pas créer des envies que l'obligation de rester dans un rayon d'un kilomètre ne permettrait pas de satisfaire. Mais, bon ! J'ai considéré que cette pépite de la culture homosexuelle méritait que je la partage avec vous.

Il s'agit d'un ouvrage publié à 500 exemplaires en 1947, au titre un peu énigmatique de Jours sans dimanche. Le texte est de Guy de Hautefeuille, un pseudonyme qui n'a pas été percé. Quant à l'éditeur, il se cache derrière un explicite "Au Mont de Venus".


En deux mots, c'est l'histoire des aventures sexuelles de Jacques, un jeune homme, bien doté par la nature, qui a quitté sa campagne pour travailler chez sa tante à Paris, autrement dit, pour monter à Paris. Reconnaissons que ni l'histoire, ni les tribulations érotiques du personnage ne sont très originales. Il expérimente un peu tous les types de situations, aussi bien hétérosexuelles qu'homosexuelles. Comme on le comprend vite, il expérimente surtout l'amour vénal.

Jacques est pris en mains par sa tante
Ce qui fait l'intérêt de l'ouvrage sont les 24 lithographies érotiques qui illustrent les aventures du jeune Jacques. Elles ne sont pas signées, mais il est aisé de reconnaître le style du peintre Anatola Soungouroff (1911-1982). Sauf erreur de ma part, c'est le seul livre qu'il ait illustré. J'ai choisi de vous présenter une sélection des illustrations homosexuelles masculines, qui représentent une part significative de l’ensemble.






On explique souvent que l'immédiat après-guerre a été une période de retour d'une certaine morale traditionnelle. Pourtant, et ce n'est probablement pas un hasard, dans la décennie qui a suivi la fin de la guerre, on voit apparaître des ouvrages au contenu explicitement homosexuel. Parmi les ouvrages illustrés, on peut citer Les vingt lithographies pour un livre que j'ai lu, par Roland Caillaux, en 1945, Tapis volant (1945), Les Beaux gars (1951), Antinoüs (1954), par Jean Boullet. Parmi les romans, on peut citer Notre-Dame des Fleurs, Miracle de la Rose, de Jean Genet, Les Mauvais Anges d'Eric Jourdan (1955), etc. Pour clore la série, Tirésias, de Marcel Jouhandeau, en 1954, allie le texte et les illustrations de Grekoff. Certes, beaucoup de ces livres sont tombés sous le coup d’interdiction, comme celui-ci qui a été condamné le 16 décembre 1948. Mais, il s'est trouvé des personnes pour les éditer et les diffuser et d'autres pour les acheter. Sauf erreur de ma part, cette "fenêtre" de liberté avant une époque beaucoup moins riche en érotisme homosexuel masculin (en gros les années 1960), n'a jamais été étudiée en tant que telle.

Le texte dans son encadrement érotique. Il y en a pour tous les goûts.
J'ajouterais qu'il est rare, me semble-t-il, qu'un ouvrage érotique illustré mélange dans un telle proportion des scènes hétérosexuelles et homosexuelles masculines (les scènes d'homosexualité féminine font partie des figures obligées de la littérature hétérosexuelle, cet ouvrage en contient plusieurs). Je ne connais pas suffisamment cette littérature, mais je ne vois pas d'autres exemples. Les illustrations des Œuvres libres de Verlaine combinent seulement une ou deux illustrations homosexuelles pour un nombre bien plus considérable de scènes hétérosexuelles. A titre d'exemple, je reproduis en fin de message un des dessins de Bécat pour l'édition de 1948.

Un extrait de la rencontre de Jacques avec René vous donnera une idée de la haute tenue littéraire du texte qu'illustrent les dessins de Soungouroff.
Jacques se réveilla brusquement.
Un poids chaud reposait sur son ventre, un cercle tiède et humide entourait sa verge. Il eut un recul instinctif.
La bouche rendit la verge à sa liberté et lentement la tête de son voisin remonta vers l’oreiller, roula sut son épaule.
Jacques ne pouvait plus bouger, il était tout contre le mur. Doucement a main caressait son ventre contracté, descendait plus bas, s’attardait.
— Un pédéraste, pensa le paysan, un pédéraste !
Il en avait souvent entendu parler au village, à l'école, par quelques gamins avertis.
Mais c'étaient un peu comme les loups garous, il ne savait pas que...
Et le garçon s’insinuait contre lui, passait son bras autour de la taille.
L'autre main poursuivait l'éternel massage, caressante.
Jacques ferma les yeux. il était trop tard pour lutter contre la sensation agréable qui endormait ses craintes, réveillait son sexe raidi.
À nouveau, la tête disparaissait sous les draps.
La langue tiède léchait le ventre musclé, retrouvait le chemin parcouru. La bouche gourmande enveloppait la verge, l’aspirait, gloutonne et la main audacieuse caressait plus lentement, courait jusqu’à la naissance du nerf.
Jacques sombra dans une douce torpeur.


"Jacques sombra dans une douce torpeur."


— Au jus! cria René.
Jacques ouvrit péniblement un œil. Il faisait grand jour.
— Quelle heure est-il.
René lança un coup d'œil vers un réveil posé sur la table de nuit.
— Midi moins dix. Bois ton café. Fais vite ta toilette.
Après je t’emmène déjeuner au restaurant.
Jacques but le café; il était fort, chaud et bien sucré.
— Que comptes tu faire ? interrogea René.
Jacques n’en savait absolument rien. Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas, qu'est-ce que tu fais, toi?
— Rien, j’ai un ami qui m'’entretient, mais de temps en temps, si une bonne occasion se présente, je fais un micheton.
Jacques ne comprenait pas ; les hommes, eux aussi, faisaient le trottoir.
— Ça rapporte? ce métier là.
— Quand on est beau garçon et surtout bien monté comme toi, sûrement répondit René.
— J'oserais jamais : ce n’est pas comme avec les femmes.
René éclata de rire. — Si tu savais, à ton âge, ce qui m'est arrivé! Et, sans pudeur, avec une complaisance toute naturelle, l’inverti raconta :
— Une nuit, je revenais d’une surprise partie organisée avec des amis. J'avais bien bu, bien mangé, bien dansé, mais comme mes copains ne savaient rien sur ma vie intime, je fus obligé de partir sans faire l'amour. Je marchais le long d’une ruelle, quand, je vis s'avancer vers moi, un homme qui me dévisagea longuement.
C'était un jeune ouvrier qui devait aller à son travail.
Je le regardai aussi. Il s'arrêta. Nous parlâmes. De quoi ? je ne sais plus.
Un instant plus tard, nous faisions l’amour dans une rue avoisinante et déserte.
— Tu vois, j’ai osé, moi.
Il avait l'air content de lui, … sa chambre gaiement meublée, du petit réveil sur la table de nuit.
— Alors, demanda Jacques, qu'est ce qu’il faut exactement que je fasse ?
René s’assit près de lui.
Fais ce que je te dis, tu gagneras de l’argent. Tu n’as qu’à te promener sur les boulevards, près de la place Blanche en n'ayant l’air de rien. Tu comprendras vite, crois-moi.
— Mais pour l'argent, insista Jacques qui commençait à regretter d’avoir couché avec lui pour rien.
Demande le leur répliqua René, ce ne sera jamais trop cher pour ta belle petite gueule.
Les rencontres de René...


Comme la vie ne peut pas toujours être une fête, Jacques finit par se faire arrêter et mettre en maison de correction jusqu'à sa majorité.

L'arrestation de Jacques alors qu'il est avec deux lesbiennes et un "pédéraste".
Jacques est réconforté par l'aumônier de la prison.

Description de l'ouvrage

Guy d'Hautefeuille, Jours sans dimanche
S.l. Au Mont de Venus, 1947, in-folio (384 x 282 mm) de 58 feuillets non chiffrés (un double feuillet blanc et 14 cahiers de 4 feuillets), illustré d’une lithographie au titre et de 24 lithographies en pleine page, texte dans un encadrement érotique dessiné, en feuilles sous couverture rempliée illustrée de la lithographie répétée du titre, le tout sous emboîtage.

Tirage à 500 exemplaires non mis dans le commerce, numérotés sur B.F.K. des Papeteries de Rives. Cet exemplaire est le n° 369.

Il n'existe pas d'exemplaire dans les bibliothèques françaises (source CCFr).

Comme j'ai parlé de Bécat, je clos ce message par cette belle illustration des Œuvres libres de Verlaine.



samedi 18 avril 2015

Le supplice d'une queue, François-Paul Alibert, 1931

A son époque, François Paul Alibert (1873-1953) était connu comme poète. Proche d’André Gide, il a entretenu une correspondance soutenue avec lui. Il me semble que, comme poète, sa renommée soit bien retombée. En revanche, au titre de l’histoire littéraire homosexuelle, il est passé à la postérité pour un ouvrage érotique assez étrange : Le supplice d’une queue, paru anonymement, à très petit tirage (95 exemplaires) en 1931.

Gravure en frontispice (non signée) par Creixams.

L’histoire de l’ouvrage est relativement simple. C’est le récit, presque sous forme d’une confession, d’un homosexuel, Armand, qui est doté par la nature d’un sexe monstrueusement grand. Le récit est construit à partir d’un premier personnage, Albert, qui rencontre Armand sur un lieu de drague homosexuelle, au bord de la mer. C’est lui qui recueille la confession d’Armand. C’est aussi lui qui clôt le récit. De sa rencontre avec Armand, Albert s'interroge (et c'est ce qui introduit la confession d'Armand) :
Albert, complètement stupide, ne sut que répondre oui de la tête; et, tout en revenant, ressassait : « Pourquoi diable se marie-t-on quand on a de ces goûts, et surtout qu'on est foutu de la sorte ? »

 François Paul Alibert


On peut avoir plusieurs lectures de ce texte. La première, la plus évidente, est celle d’une succession de récits érotiques, que forme la vie sexuelle d’Armand depuis l’enfance jusqu’à la maturité. On y découvre son initiation sexuelle, sa vie de collège, ses amours, en particulier avec Jacques, et, épisode central du livre, une scène d’amour à trois avec Jacques et une prostituée, Andrée, qui deviendra sa femme. Ces récits érotiques sont en même temps précis, crus et très littéraires. Il s’attache en particulier à décrire le plaisir et la jouissance masculine.

Que pouvais-je lui enfoncer, je vous le demande, puisque, ce qu'il souhaitait de tout son corps exaspéré, c'était ce glissement insidieux, cette pénétration successive qui commence par une brûlante perforation et s'achève en une dilatation triomphale, ce total envahissement à vous faire croire que vous devenez vous-même la colonne de chair, de pierre et de feu qui vous secoue, vous ébranle, et vous disloque jusque dans votre fondement le plus intime; ce hennissement de cavale défoncée par l'étalon; cette pression, presque cette succion des fesses serrées par le ventre de l'autre dont les mains réunies en ceinture pétrissent votre sexe roidi; et le double coup de foudre final qui fait de deux corps déments une seule masse bestiale convulsée et soudain retombante, où l'un embrasse une volupté sans visage, par conséquent sans déformation ni grimace, et où l'autre, encore plus extatiquement éperdu, n'adore devant lui qu'un vide immense où nage un impondérable bonheur venu de tous les points du ciel ?
La jouissance de Jacques, dans leur partie à trois avec Andrée :
Ici, et grâce à la clarté de la lampe, j'en pouvais suivre au contraire sur sa figure toutes les oscillations, toutes les courbes, toutes les ondes ascendantes, tout le succès. Je n'oublierai jamais cette expression tendue, parfois extatique, toujours hagarde, et, de temps à autre, douloureuse et suppliante, mais constamment dominatrice; et quand nous sombrâmes tous trois ensemble dans l'abîme, je gardai néanmoins assez de présence d'esprit pour admirer dans la détente convulsive de tous les traits de Jacques un quelque chose d'au-delà du monde qui me parut la plus parfaite image de ce qu'on a si bien appelé la petite mort de la volupté, et qui n'avait rien de commun avec le consentement nonchalant qu'ils exprimaient, lorsque, une main passée autour de son robuste flanc, et le caressant de l'autre, je voyais, après quelques légers frôlements, le plaisir y atteindre et s'y épanouir, mais avec plus de détachement que je n'aurais souhaité ; tandis que, grâce à la même caresse, j'avais vu d'autres visages se tordre et se convulser comme sous le coup d'une fulgurante horreur. C'était maintenant une autre révélation; mais de quelle nature, je ne pouvais encore nettement le discerner.

Une autre lecture est celle de la conscience du désir homosexuel. Armand s’affirme rapidement comme homosexuel, attiré seulement par des partenaires du même sexe, sans aucun désir sexuel pour les femmes. C’est une homosexualité sûre d’elle-même, sans doute ni interrogation sur l’objet de son désir.
Personne, quand je reparus devant mes parents, se doutât le moins du monde de quoi ce soit, ni se fût aperçu, à l'expression de mon visage, de la découverte que je venais de faire, et de la plénitude de joie dont elle m'avait comblé.
Si je me suis aussi longuement étendu sur un sujet qui, aux uns paraîtrait sans importance, ou d'autres ne verraient qu'une de ces aberrations communes à bien des enfants, sachez que je n'y mets aucune complaisance; je suis sûr toutefois que, comme moi, vous êtes persuadé qu'en pareille matière, il n'est rien qui n'ait son importance, pas plus qu'il n'y a d'aberrations; mais des cas d'espèces. J'y ai surtout insisté pour bien vous faire comprendre que, malgré les apparences, c'est uniquement vers un sexe pareil au mien que mon désir amoureux m'a toujours, dès l'enfance, et jusqu'à maintenant entraîné, que je n'ai jamais imaginé ni goûté de plaisir qu'avec lui, et que si, plus tard, j'ai eu la curiosité des femmes, cette curiosité a été d'une nature tellement spécieuse que, de tout mon récit, l'explication que je vous en pourrai donner en sera peut-être la partie la plus étrange et la plus difficile.
En revanche, la scène d’amour à trois, où il porte la femme lorsqu’elle se fait prendre par Jacques l’amène à s’interroger, à approfondir la nature exacte du désir qu’il a pour les hommes. Il finit par arriver à la conclusion assez surprenante, et, me semble-t-il, décalée par rapport à l’évidence affichée auparavant de son homosexualité, que le fond de son désir est d’être femme pour les hommes, non pas femme pour être passive dans l’acte sexuel, mais femme pour être soumise à l’homme.

Mais lui, cet homme [il parle de lui-même], s'il s'était, ne serait-ce que quelques secondes, fondu au feu brûlant qui émanait de la vulve de cette femme; s'il était parvenu à dompter sa nature, et à l'amener au point d'où son instinct, son goût, le tenaient diamétralement opposé, c'est qu'en pensée, du commencement à la fin, il s'était substitué à la brute gémissante et soupirante qui se démenait sous son poids; c'est qu'il aurait voulu être elle-même; c'est qu'il était elle-même et tout entier, ce vagin étalé, profond, insondable ; et qu'il se disait, les dents serrées et secoué d'une criminelle fureur : puisqu'il est dit, puisqu'il est avéré que tu jouis dix fois, vingt fois plus que celui d'entre nous qui jouit le plus, que ne puis-je être moi-même ce gouffre qui n'a ni forme, ni fond, ni limite; que ne puis-je, ainsi couché sur le dos, appeler, invoquer, provoquer le mâle, sentir sa queue glisser le long de mes cuisses; la lui empoigner et l'introduire, pour lui aider et lui faciliter l'entrée, dans mon issue bâillante et toujours plus écartée; absorber cette masse rigide qui s'enfonce lentement, puis brutalement, à croire qu'elle me traverse de part en part; puis la repousser d'un brusque mouvement pour qu'elle descende plus profondément encore; aller au-devant de cette virile pesanteur qui écrase ma faible chair; et recevoir finalement ce débordement de sperme qui me remplit, m'inonde, me bouche, m'obstrue, et me noie sous les nappes répandues par la stupide bête qui retombe sur moi, s'imaginant qu'il n'y a pas au monde plaisir comparable au sien, alors qu'il n'a été au contraire que l'aveugle instrument d'une jouissance qui dépasse la sienne de cent coudées !
- Vous dites juste, dit pensivement Albert; nous sommes tous des femmes manquées, et nous ne nous en consolons pas. Je m'en suis posé la question bien des fois, et j'aurais été incapable, sinon de la résoudre, du moins d'en établir les termes avec autant d'éloquence.


C'est là cependant, je crois, l'explication la plus vraisemblable de notre nature à tous, je dis tous ceux qui, comme vous et moi, ont le goût exclusif de l'amour viril Je ne m'égarerai pas dans des considérations digressives sur notre nature; on y a ergoté de cent façons, et personne n'en a donné d'interprétations satisfaisantes. Je crois toutefois que la mienne est valable. Plus d'une fois, il m'est arrivé, pour contenter un caprice de Jacques qui voulait me rendre la pareille, lui laissant à son tour insérer sa queue entre mes cuisses entrecroisées, de lui restituer le mode de plaisir que je lui demandais, de temps à autre. Combien le mien était alors plus vif que lorsque je le traitais ainsi de mon côté! C'est moi alors qui recevais son sexe au même endroit que si j'avais été femme; et sans doute, le bonheur dont j'étais comblé à l'instant où il s'inondait ainsi de joie contre moi, m'inclinait-il maintenant, entre les bras d'Andrée, à voir plus clair dans les raisons profondes et presque inexprimables de ce que tant de sots, ou d'hommes vertueux, ce qui revient au même, ont appelé notre inversion.

Après ces deux lectures, on reste sur un sentiment de gêne à propos de cette histoire où l’auteur a cru bon de doter le héros Armand d’un sexe si monstrueux qu’il ne peut ni pénétrer, ni même jouir manuellement facilement. Pourquoi avoir introduit cet élément presque fantastique, qui vient « brouiller » les lectures de ce texte ? Personnellement, j’ai trouvé cet élément perturbant, laissant un sentiment d’inachevé au moment de quitter ce livre. L’auteur ne s’explique pas sur ses intentions. Pour ma part, j’y vois une image de l’homosexualité comme une disgrâce (il utilise ce mot pour parler de son sexe) qui l’empêche d’avoir une sexualité complète et épanouie, en contradiction presque avec cette homosexualité sereine qu’il affiche par moment. C’est ce même sexe disproportionné qui le conduit à cette situation paradoxale d’épouser une femme qu’il n’aime pas vraiment, qu’il ne veut et ne peut pas contenter physiquement et qui, pourtant, semble représenter un aboutissement.
J'atteignais mes dix-sept ans; tel, ou à peu près, me voyez-vous aujourd'hui, tel j'étais alors. Un organe secret semblait absorber toute ma croissance et se développer indéfiniment au détriment de tout le reste de mon corps. Depuis longtemps, cette queue d'où tant d'autres auraient peut-être retiré un motif d'orgueil, et dont je ne suis pas très sûr du reste qu'à cette époque je ne me flattais pas qu'elle me mît à part des autres; cette queue, dis-je, n'était, depuis longtemps, pour mes jeunes camarades, qu'un objet de stupeur, parfois de risée, et, la plupart du temps, de terreur. Je m'apercevais déjà de l'inutilité de mes efforts, dès que je tentais de me satisfaire avec ceux d'entre eux qui voulaient bien m'accueillir, et ne pouvais arriver par eux à la volupté que grâce à des caresses détaillées et superficielles dont il fallait au surplus que j'assumasse plus de la moitié. Je ne cessais pas de m'acharner à une pénétration plus profonde qui, malgré, soit la complaisance, soit les moyens de préparation qu'ils y dépensaient, ne pouvait jamais aboutir à rien.
 
Je n'ignorais plus enfin que ma monstruosité me mettait à l'écart de tout le reste du genre humain, à quelque sexe qu'il appartînt. Je débordais d'une amère joie ; je tramais partout après moi je ne sais quel bonheur empoisonné. Je voyageai longtemps, en France, à l'étranger, m'entêtant contre toute évidence, multipliant des expériences qui toutes aboutissaient à la même déception.

Ce petit livre semble n’avoir eu aucun écho au moment de sa parution. Publié avec l’aide de Roland Saucier, responsable de la librairie Gallimard, la faiblesse du tirage l’empêchait d’avoir une audience, d’autant que l’anonymat complet du texte ne permettait pas de faire le lien avec François Paul Alibert, qui avait une certaine notoriété, et encore moins avec André Gide, ce qui aurait pu être une caution suffisante pour dépasser un cercle très restreint.

Inconnu pendant de nombreuses années, il a été réédité en 1991 par Jean Jacques Pauvert, avec une préface d’Hugo Marsan et une notice bibliographique qui donne de précieux renseignements sur les questions d’édition de l’ouvrage. A cette date, deux autres textes étaient connus, l’un par un manuscrit et l’autre par son seul titre Une couronne de pines. Depuis, le manuscrit a été publié par les éditions La Musardine en 2002 : Le fils de Loth. Quant au troisième texte, dont on sait que des épreuves avaient été imprimées avant d’être détruites, il n’est toujours pas réapparu. 



Le manuscrit de Le supplice d’une queue est passé récemment en vente.

Description de l'ouvrage


[François Paul Alibert]
Le supplice d'une queue
[Avignon], Éditions de l'Ile de la Barthelasse, 1931, in-8° (168 x 110 mm),  [2]-97-[2] pp., un gravure à la pointe-sèche en frontispice hors texte sur feuillet libre, couverture rempliée, emboîtage.




Dans les bibliothèques publiques en France, il n'existe qu'un seul exemplaire, dans la bibliothèque Jacques Doucet : J I 3 (6). C'est l'exemplaire n° 29.

dimanche 16 novembre 2014

Tirésias, Marcel Jouhandeau, 1954 (III)

C'est la troisième fois que je parle du Tirésias de Marcel Jouhandeau. Pour tout savoir sur cet ouvrage, fondamental me semble-t-il, je vous renvoie au premier message (cliquez-ici). Aujourd'hui, je veux vous présenter un nouvel exemplaire, qui contient deux dessins originaux d'Elie Grekoff, qui ont servi pour l'illustration du livre. Comme pour un autre exemplaire contenant un dessin original (cliquez-ici), l'illustrateur a utilisé un calque, probablement parce qu'il était ensuite plus facile de le transférer en gravure.

L'intérêt d'un de ces 2 dessins est qu'il est totalement original. Il n'a été repris ni dans l'ouvrage lui-même, ni parmi les 5 gravures non retenues que l'on trouve en complément de certains exemplaires.


L'autre dessin est, plus classiquement, le modèle de l'une des 15 gravures de l'ouvrage :


La gravure qui en est résulté:

L'autre intérêt de cet exemplaire est sa très belle reliure, signée Pierre-Lucien Martin :


Cet exemplaire a été acheté par R. Moureau à Roland Saucier, qui le céda ensuite à Raoul Simonson (1896-1965), éminente figure de la librairie belge du XXe siècle. C'est lui qu'il l'a fait relier en 1955 par Pierre-Lucien Martin. Son ex-libris se trouve dans l'ouvrage.


Pour finir, pour mieux connaître Roland Saucier, cette photographie où l'on voit Jean-Jacques Pauvert, récemment décédé, Roland Saucier et Jean Genet sur la Croisette à Cannes, en avril 1947.


Roland Saucier (1899-1994), directeur de la Librairie Gallimard du boulevard Raspail de septembre 1921 à mars 1964, fut en relation avec la plupart des grands écrivains français de l'entre-deux guerres. Il joua ainsi le rôle d'éminence grise du monde littéraire parisien, pivot central entre de nombreux écrivains, artistes et éditeurs. L'histoire littéraire retient que c'est par son intermédiaire que Genet rencontra Jacques Guérin. Grand bibliophile, ses fonctions à la Librairie Gallimard le mettait à la source des tirages de tête de tous les grands textes de la littérature française, et ses relations avec les écrivains lui donnaient l'occasion de se fournir en manuscrits ou de faire dédicacer ses exemplaires. (notice Sotheby's)

dimanche 29 janvier 2012

Billy. Idylles d'amour grec en Angleterre, de Jean d'Essac, 1938

A côté des grands noms de la littérature homosexuelle de l'entre-deux-guerres, comme Jean Cocteau ou André Gide, qui ont mis leur renommée au service de la cause homosexuelle, il existe une autre littérature, plus confidentielle, plus populaire, qui apporte aussi sa pierre à l'édifice. C'est ainsi que Jean d'Essac publie en 1937 un petit récit illustré de son histoire d'amour avec Billy, un soldat de la Garde Royale anglaise. Le récit est sans prétention, le style est simple avec quelques afféteries, les illustrations sont un peu naïves. C'est cependant un texte qui a aussi quelque chose à nous dire sur ce pouvait être l'amour entre deux hommes en cette première moitié du XXe siècle. C'est surtout un récit décomplexé, sans volonté de faire œuvre militante, ce qui lui permet probablement d'être en même temps plus personnel et plus direct.


Pour découvrir ce texte, il faut comprendre que la vision de l'amour entre hommes de Jean d'Essac est essentiellement fondée sur l'alliance et l'harmonie entre le sentiment amoureux et le plaisir sensuel. C'est ce qu'il résume dans ce petit quatrain :

Que si la beauté allume le désir,
L'union des sens
N'est pure et durable
Que si l'amitié la commande

Le mot pur se retrouve tout au long du livre associé à l'amour. Il ne s'agit pas d'une pureté entendue dans le sens d'un amour chaste ou platonique, mais d'une pureté de sentiments : le sentiment amoureux doit être entier, sincère et intègre. Au cours du récit, on voit cet amour être mis à l'épreuve du regard des autres et de la tentation de la sensualité sans sentiments (les "orgies" des aristocrates du 3e chapitre). La morale est que cet amour a résisté à tous ces "dangers" pour se concrétiser dans une relation presque fusionnelle. On comprend donc que ce livre qui n'hésite pas à suggérer de façon assez claire le plaisir sexuel (« De sa main amoureuse, il me dirige sur le rebord de ses petites fesses..., effleurant anisi ce nid d'amour, fraîcheur de rose, satin enchanteur. »), se montre très moral dans sa vision de la relation homosexuelle. On verra que, curieusement, le chapitre consacré à leur première nuit d'amour et à la consolidation de leur amour s'appelle Le mariage de Billy.




Entrons maintenant un peu plus dans la découverte de ce texte, organisé en 3 chapitres :

Comment je devins l'ami de Billy (pp. 15-70).

On découvre comment Jean, artiste peintre vivant à Londre, a rencontré puis séduit Billy. Habitué à fréquenter un bar « où les civils se rencontrent et lient facilement connaissance avec les hommes de la Garde Royale », il repère Billy, beau garçon de 20 ans, un peu triste, qu'il approche et séduit peu à peu en le révélant à lui-même.


Il l'approche avec douceur, ne cherchant pas à brusquer la satisfaction de son désir. La scène centrale de ce chapitre est la séduction entre les deux amoureux lors d'un bal à la caserne. Un long poème, assez allusif, met en scène leur première jouissance furtive (il utilise souvent le poème pour décrire les moments les plus intenses de leur relation) :

J'en profite
Pour satisfaire ma folle envie
De presser contre moi,
D'étreindre passionnément
L'enivrant petit soldat.
Je saisis dans mes bras
Le Mignon jeune homme
Si sensible
Tout vibrant
Tout en jouissance amoureuse,

Billy rayonne
Dans un sourire très sensuel,
Billy les yeux presque fermés
S'abandonne à tous mes désirs,
Je réalise voluptueusement
Dans une ivresse troublante
Que j'étreins tout contre moi
Ce beau garçon
Embaumant le printemps
Tout pétillant de désirs.
Maîtrisé par ses sens,
Dans un spasme jouisseur,
Il ne peut plus se contenir.

Confondu dans une même amitié
Le très intime contact de nos ceintures
Nous prouve à l'un comme à l'autre
Notre réciproque sympathie
Et, pour notre plus grande joie,
Toujours grandissante.

Ce mignon charmant
M'offre tout son corps
Dans un abandon total de lui-même.

Je sens toutes ses formes enivrantes
Communiant intimement avec les miennes,
Je ressens toutes ses vibrations troublantes,
Il me semble le boire totalement
Par tous les pores de sa peau.
Ses yeux à demi fermés,
Sans plus aucune contrainte,
Il se laisse aller
Librement et voluptueusement
A sa jouissance amoureuse.



Jean ne cache pas son attirance pour le jeune soldat, avec une certaine fascination pour ce que ses habits cachent et révèlent en même temps :

Le jeune soldat s'était habillé tout à fait coquettement.
Il a un juste-au-corps de toile très blanche, finissant à la ceinture d'un pantalon de drap de satin gris-perle qui lui monte très haut et dont les larges passepoils blancs continuent la note blanche de la petite veste jusqu'à d'élégants souliers vernis. Sur l'épaule droite, une fourragère soyeuse de jolies couleurs, des boutons de métal brillant.
Son uniforme très collant, qui sans doute est en contact immédiat avec sa peau, le laisse voir bien musclé et comprendre comme s'il était nu.
Sa large poitrine respire sainement sous la toile blanche de sa tunique. Sous le draps gris-clair de son pantalon, le laissant en tout très bien voir, j'aperçois ses charmes intimes me paraissant très désirables.


Ce premier chapitre n'échappe pas à la référence classique à la Grèce antique, qu'il retrouve curieusement, dans l'Angleterre contemporaine, où « l'amour grec semble en Angleterre une chose absolument naturelle, avouable, entrée dans les mœurs. » Cette histoire d'amour se construit sur une opposition entre Jean, mature et expérimenté, artiste peintre aisé et bien installé dans la vie et Billy, jeune soldat de 20 ans, timide et peu sûr de lui, vierge aussi bien sexuellement et sentimentalement, comme il le confie à son nouvel ami. Autrement dit, cet amour se construit sur un schéma très grec : initiateur/initié, pour ne pas dire, Eraste/Eromène. On verra que, peu à peu, la force du sentiment créera une sorte d'égalité entre eux, même si elle ne sera jamais totale.



Le mariage de Billy (pp. 71-135)

Ce n'est que deux semaines plus tard que Jean invite Billy dans son petite cottage pour une première nuit d'amour. Comme pour lui donner plus de solennité, le chapitre s'appelle La nuit de noce : « Le bel uniforme si collant du petit Colstream ne m'avait pas menti : sans les cacher, il recouvrait les plus beaux trésors du monde ! »


Après cette nuit d'amour, « Notre ménage devint très vite très régulier, notre amour étant absolument sincère des deux côtés ». Ils s'installent dans une vie de couple, où tous les jours ils se retrouvent pour un rituel sentimental et sexuel, isolés du reste du monde malgré la vie mondaine de Jean. Après une petite fâcherie, un long poème final est un hymne à l'amour partagé (encore de tous les points de vue).


Billy chez les Lords (pp. 136-205) 

Dans ce dernier chapitre, l'amour entre Jean et Billy est mis à l'épreuve de rencontres avec des aristocrates anglais et français qui organisent pour leurs plaisirs des fêtes pleines de jeunes gens, de costumes et de sexe partagé. Tout démarre par la demande de Lord Edmond qui souhaite une portrait d'Ephèbe. Billy sert de modèle à Jean. S'en suit une succession de rencontres et de fêtes où, plutôt que de voir leur amour se diluer dans des rencontres éphémères, il s'en trouve au contraire renforcé. Comme il le dit à Lord Edmond, « Nous sommes un ménage ... terriblement bourgeois, ... et nous partageons un amour très pur ! ». Lors de ces fêtes, même s'ils font l'amour au milieu des autres, ils s'en isolent par la pensée : « Nous étions l'image de l'amour grec voyageant à travers les âges. Sur le divan, c'était le débauche des dernières orgies romaines. ».

Billy vient sur mes genoux, poser ses adorables petites fesses sur le centre de ma vie, ses bras autour de mon cou sa joue contre la mienne, son souffle effleurant mes lèvres.
Je le caressais dans son intimité de la manière qu'il aimait et que je connaissais bien, je comprenais par sa respiration, par l'adorable abandon de son corps, enfin par tout lui-même, combien il se sentait heureux !
Moi-même, j'éprouvais un voluptueux plaisir en lisant dans ses yeux tout son bonheur !
Nous nous rendions compte tous deux que ce qui doublait le plaisir de nos attouchements venait plus du sentiment d'amitié sincère qui les inspirait que du désir d'un amour sensuel.

Le chapitre se termine par un poème qui rappelle en quelques vers la puissance de leur attachement. 



Pour clore le livre, une lettre de Billy, datée de Londres, 16 juin 1937, rappelle qu'ils se sont rencontrés 20 ans plus tôt, le 15 juin 1917 et que malgré leur éloignement, l'amour reste toujours aussi fort.


Le texte est précédé de : 
  • Texte de dédicace  : A madame Jacques Bellanger (pp. 7-8). « La seule audace que j'ai, ayant écrit ce petit livre, à mon avis très osé, c'est de le dédier à une femme. ». Il fait appel à sa « supériorité » pour comprendre cet ouvrage qui est un hommage au « sentiment merveilleux de l'amitié. »
  • Introduction de l'auteur (pp. 9-10). Il présente cet ouvrage comme les souvenirs de son séjour en Angleterre et des 10 ans de sa vie avec Billy et de leurs « amours ensoleillées de bonheur. ». Il s’explique sur les « scènes parfois terriblement sensuelles » qui ne sont que le résultat d'une « amitié sans limites ». Son amour pour Billy était un « amour pur ». Cette introduction est datée de Paris, avril 1937. Au passage, signalons qu'il rend hommage à l'Angleterre, pour « sa joie de vivre simple et rêveuse ».
  • Lettre de Pierre Albert-Birot, datée de Paris, mai 1937 (pp. 11-13). Dans cette lettre chaleureuse, il lui rend hommage pour ne pas avoir décrit ses amours comme des amours interdites ou inavouables. Au contraire, grâce à un « récit écrit avec tant de candeur » et de « fraîcheur », il note qu'il les présente non seulement comme parfaitement avouables, mais encore comme très délicates, presqu'à la manière « classique de l'antiquité ». P. Albert-Birot va même jusqu'à opposer ces amours qui sont « naturelles » à l'auteur aux « vulgaires unions entre mâles et femelles ».

Jean d'Essac

L'auteur qui se cache derrière ce pseudonyme n'a pas été identifié.Sous ce même nom, il est l'auteur de deux autres ouvrages, sur des sujets totalement différents, mais, comme celui-ci, illustrés par l'auteur. On peut penser qu'il est originaire de Riom dans le Puy-de-Dôme et qu'il a fini sa vie à Chamalières.

Au Quattrocento. Comment Avignon devint la propriété des papes. 
Chamalières, chez l'auteur, (1945), in-12, pl. en portefeuille cartonné

Lettres Riomoises. Rêves et souvenirs.
Chamalières, L'auteur, 1944, in-8°, 135 p.

Selon Jacques Desse : « Notre collègue David Deiss nous a aimablement signalé qu'il avait rencontré un exemplaire signé par l'auteur sous son nom (véritable ??) :"Jean CASSE" »

La lettre de Pierre Albert-Birot, écrivain et poète,  montre qu'il était en lien avec les avant-gardes littéraires de son époque (voir : Pierre Albert-Birot).

Description de l'ouvrage

Jean d'Essac
Billy. Idylles d'amour grec en Angleterre.
Paris, Editions Valère, [1938], in-12 (165 x 124 mm), 207 pp., illustrations dans le texte, une illustration pleine page en frontispice.



La couverture porte un titre différent, avec une faute d'orthographe : Billy. Idylles d'amours grecques en Angleterre.

On compte au total 32 illustrations, plus un frontispice, une illustration sur la couverture, au titre et au dos de l'ouvrage. Elles sont toutes de l'auteur. J'en ai sélectionné quelques unes pour illustrer ce message.


Toujours selon Jacques Desse, il existe plusieurs variantes d'édition :
- L'édition originale à 210 exemplaires (200 Montval et 10 Japon), en grand format, copyright Jean d'Essac, 1937, 61 Rue de Javel (on en connaît au moins deux exemplaires : celui d'Albert-Birot et celui de Peyrefitte, qui porte un envoi daté de janvier 38).
- L'édition courante à la même date, mais qui annonce un tirage à 1000 ex. dont 100 sur Rives, même coordonnées sauf l'adresse (29 rue Jacob) ;
- Cette édition, en apparence identique, œuvre du même imprimeur, avec la même justification de tirage, et la même faute sur la couverture ("grecques"). Mais elle est publiée par les éditions Valère, avec copyright Editions Valère, 1938, 28 Rue d'Assas

On peut penser que les deux dernières éditions sont la même, sous une dénomination différente. Cet exemplaire est le n° 136, avec l'adresse "Editions Valère". Je n'ai trouvé aucune information, ni aucun autre ouvrage de cet éditeur.


Il n'existe aucun exemplaire de ce livre dans les bibliothèques publiques en France, en particulier à la Bibliothèque Nationale de France.Malgré les tirages annoncés, il doit être particulièrement rare.

Il a été réédité dans la collection des Cahiers GayKitschCamp, en 1994 :




samedi 28 août 2010

"Le Satyricon", de Pétrone, traduit par Laurent Tailhade et illustré par Rochegrosse, 1910

Le Satyricon est réputé être un des premiers, si ce n'est le premier roman homosexuel. Il n'est probablement plus beaucoup lu aujourd'hui, mais il évoque dans les esprits cette liberté sexuelle, voire innocence sexuelle, que l'on associe à l'Antiquité et que l'on sait à jamais perdue depuis l'avènement de la morale chrétienne. Il flotte aussi un petit parfum de lecture interdite, certes bien éventé aujourd'hui, mais l'on sait que les réputations sont parfois plus fortes que le temps.



Juste un petit rappel historique. Ce roman latin écrit quelque part entre le Ier et le IIème siècle de notre ère, par un auteur nommé Pétrone, nous est parvenu fortement mutilé. Au mieux un quart de l'ouvrage nous aurait été transmis. Ce que l'on peut lire aujourd'hui ne sont que des fragments, pas toujours bien assemblés entre eux, qui se terminent brutalement, parfois au milieu d'un phrase. Cela lui donne un aspect légèrement décousu, voire un peu surréaliste, avec ses morceaux qui se raccordent par des [...], laissant au lecteur le soin et le plaisir de compléter les liaisons et les morceaux manquants selon son imagination. Il existe des débats sans fin sur l'identité de l'auteur et la date de composition. Je ne rentrerais pas dans cette problématique sans grand intérêt pour nous (mais que, pour ma part, j'apprécie beaucoup). Ceux que cela intéresse peuvent partir sur Internet à la recherche improbable de l'identité de Pétrone (Wikipédia peut être une porte d'entrée dans ce débat multiple, mais, comme souvent, un peu catégorique en faveur d'une hypothèse)

Il existe probablement beaucoup de lectures de ce roman, mais je veux rappeler une évidence : tout ce que l'on peut en lire s'ordonne autour des tribulations amoureuses et sexuelles d'un couple d'hommes : Encolpe et Giton. Certes, nous sommes dans une relation antique : différence d'âge, relation érotique teinté de protection, voire de possession, dissymétrie des rôles sexuels, etc. Cependant, n'y voir qu'une relation pédérastique du type grec, entre l'éraste et l'éromène masquerait la qualité et la force de leur amour. Deux citations pour illustrer cela. Avant, rappelons que le narrateur, le "je" est Encolpe et que l'ouvrage est divisé en 141 courts chapitres, qui me serviront à référencer les citations.

La première citation, lors de retrouvailles d'Encolpe et Giton (XCI) :
"Je baisai cette poitrine pleine de sapience. J'entourai son col de mes bras et, pour qu'il entendît aisément que je le recevais à merci, que de la meilleure foi mon amour était reviviscente, longuement, je l'étreignis sur mon cœur."

La deuxième, alors qu'ils sont sur le point de périr dans un naufrage (CXIV) :
"Dépouillant sa robe, Giton s'enveloppe de ma tunique, offre ses lèvres à ma bouche, et, pour que la mer envieuse ne puisse rompre un si doux embrassement, il nous attache l'un à l'autre dans les replis d'une ceinture et : - Que nul espoir ne nous reste ! les vagues nous emporteront unis pour toujours. Peut-être, miséricordieusement, nous déposeront-elles sur un même rivage. Peut-être qu'un passant ému de furtive compassion nous jettera quelques pierres; enfin, suprême espoir, grâce aux flots insensés, l'arène [le sable] ondoyante nous ensevelira".

Mais, richesse et saveur de l'évocation des amours antiques, les simples plaisirs de l'amour ne sont pas oubliés. Dès le début de l'ouvrage (XI) :
"Giton me baisa de tout son cœur. Moi, liant le cher enfant dans une étreinte robuste, je goûtai de mes vœux la jouissance plénière, et mes transports furent dignes d'envie. Nos délices n'étaient pas encore épuisées, que revenu à pas de loup et brisant avec fureur la porte, Ascyltos me trouva folâtrant avec mon frère. De rires, de bravos, il emplit notre cambuse, et soulevant le balandras où nous étions tapis: - Que faisais-tu là, dit-il, citoyen très pudibond? Quoi ! vous voilà tous deux sous la même couverture !"

Ce passage permet aussi d'introduire un des thèmes dominants du livre : la rivalité sexuelle, dont Giton devient l'objet mais aussi l'acteur. Ascyltos, "l'infatigable" en grec, n'aura de cesse de vouloir ravir Giton à Enclope. Au passage, on apprend que le dit Ascyltos "avait des agréments d'un tel poids que l'homme tout entier semblait une dépendance infime de sa mentule [sexe] prodigieuse" (XCII). Cela lui vaut d'ailleurs qu'un "certain chevalier romain, qui passe pour un bougre distingué, le couvrit de son manteau et l'emmena chez soi, apparemment aux fins, seul, d'accaparer, à lui, un mérite si énorme." Ces anecdotes permettent de comprendre que ce roman a pu être assimilé à un livre licencieux, et donc interdit. On reconnaîtra que cet interdit est un peu affadi. Ce qui l'est moins, c'est cette "sérénité dans l'impudeur", autrement dit, cette simplicité dans l'évocation des tribulations sexuelles de nos héros, leurs capacités, au delà de la forte relation homosexuelle qui les lie, de goûter des aventures sexuelles avec ce qui s'offre à eux, hommes ou femmes, le tout avec une simplicité et un naturel qui restent désarmants pour nous.

Je ne vais pas entrer aujourd'hui dans une analyse plus approfondie de ce roman. Sachez que malgré son aspect très fragmentaire, il est riche tant par les péripéties romanesques que par la psychologie et les sentiments des personnages. Il offre plusieurs niveaux de lecture, même encore pour un lecteur moderne. Même si j'ai un peu insisté sur la dimensions homosexuelle et érotique de l'ouvrage, il ne faut surtout par le réduire à cela.

Aujourd'hui, je souhaite seulement présenter une belle édition illustrée. Disons tout de suite que, de mon point de vue et à ma connaissance, il n'existe pas d'édition illustrée de ce roman qui soit à la hauteur de l'histoire et de ce qui en fait la force pour nous. Pour celui qui ne découvrirait le livre que par les illustrations, il ne soupçonnerait même pas qu'il s'agit d'un roman homosexuel. Mais avant de présenter cet ouvrage, il faut dire quelques mots de la traduction présentée.



En 1901, Laurent Tailhade, journaliste et homme de lettres libertaire, publie un article incendiaire contre la visite du tsar Nicolas II en France, véritable appel au meurtre. Cela lui vaut une condamnation à un an de prison. Il met à profit ce loisir forcé pour proposer une nouvelle traduction du Satyricon, très personnelle, où il donne libre court à son goût pour une langue précieuse, voire un peu absconse. Les extraits cités ci-dessus ont peut-être surpris par quelques tournures de phrases étranges, voire difficilement compréhensibles. La traduction regorge de mots rares et même inventés : mérétrice, engeigner, subhaster, spatolocinède, vérécondie, etc. C'est pourtant cette traduction qui a été le plus reproduite, probablement parce qu'elle se distingue par cette langue vivante, riche et foisonnante, à la différence de beaucoup de traductions un peu plates et froides. De plus, elle s'appuie sur une version du Satyricon qui a été enrichie au XVIIeme siècle par des fragments prétendument retrouvées qui redonnent une unité au texte. Cette supercherie, connue comme la version de Nodot, a permis de donner un texte plus continue et donc plus lisible.




En 1910, l'éditeur Louis Conard publie à faible tirage (171 exemplaires) une nouvelle édition de cette traduction largement illustrée par Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938), un très prolifique illustrateur et peintre orientaliste. L'ouvrage ne contient que 4 grandes compositions. La première, en frontispice (voir ci-dessus), représente probablement Giton, un Giton très androgyne, dans une pose lascive.

La seconde illustre l'épisode des "épousailles" de la jeune Pannychis avec Giton (XXV).



La troisième représente un peu confusément le banquet de Trimalcion.



Enfin, la quatrième rappelle un épisode de la fin de l'ouvrage, alors qu'Encolpe est affecté d'une impuissance tenace (même Giton n'arrive plus à réveiller ses ardeurs). La scène représentée est le traitement de cette impuissance par les deux vieilles : "la sorcière maupiteuse badigeonne l'intérieur de mes cuisses avec le même linement. Ensuite, elle compose un suc de cresson et d'aurone dont elle arrose mon pénis; elle saisit un fagot d'orties vertes et me flagelle doucement depuis l'ombilic" (CXXXVIII).


Rochegrossse s'est abstenu de représenter le traitement préalable : "A ces mots, elle apporte un phallus de cuir, le graisse d'un oingt composé d'huile, de poivre concassé, de graine d'ortie en poudre et, peu à peu, me l'insère dans l'anus".

Le reste de l'illustration est composé d'une multitude de petites vignettes dans le texte (38 dont 6 plus grandes, en bandeau). La majorité sont purement décoratives. Cette image d'une page donnera une idée de la composition et de la richesse de la décoration qui encadre le texte. Cet encadrement se retrouve à toutes les pages.



Pour ceux qui voudraient découvrir ce texte, je conseille d'éviter la traduction de Tailhade. Elle est plus instructive sur une certaine façon d'écrire le français à la fin du XIXe siècle que sur la mise en valeur d'un texte antique. Il existe une honnête traduction de Pierre Grimal (Livre de poche). Dans tous les cas, je conseille de "sauter" tout le passage connu comme le banquet de Trimalcion. Bien qu'étant un des morceaux les plus connus, il ne permet pas d'appréhender la profonde unité de l'ouvrage, construit autour de l'amour entre Encolpe et Giton. Il peut intéresser ceux qu'ils veulent découvrir ce qu'était un riche banquet à la romaine. Mais, cela risque d'ennuyer beaucoup de lecteurs, surtout qu'il est nécessaire de se référer à de nombreuses notes, si l'on veut comprendre le texte. Pour ma part, j'aime le récit qui débute à partir du chapitre 79, qui présente alors une grande unité et illustre parfaitement l'importance de l'amoure entre Encolpe et Giton, avec ces luttes faites de désirs et de jalousie à propos de la "possession" de Giton.

Une traduction agréable à lire est celle de Jean-Claude Féray, qui a justement pris le parti de supprimer ce passage banquet (Edition Qunites-Feuilles). Pour cela, il a renommé l'ouvrage : "Encolpe et Giton". Cette traduction est complétée d'une étude historique qui analyse l'ouvrage comme un roman pédérastique, cela au prix d'un artifice sur l'âge de Giton. Cette analyse ne m'a pas convaincu. En effet, Giton a 16 ans, comme l'indique le texte, ce qui empêche de voir dans la relation Encolpe et Giton, une relation pédérastique au sens strict, selon les mœurs grecs. Nous sommes vraiment dans un monde romain et dans une histoire d'amours entre hommes (Encolpe doit être guère plus âgé. 20 ans peut-être ?). Autre attrait de cette édition, une très belle traduction anonyme et inédite de la fin du XVIIe siècle, qui permet de goûter le charme de ce texte dans une langue magnifique et subtile. Il existe beaucoup d'autres traductions, que je vous laisse découvrir.


Pour ceux intéressés par l'histoire de ce texte et les nombreuses hypothèses et discussions qui l'entoure, je conseille de lire l'introduction de l'édition du Satyricon dans la collection Garnier Flammarion. François Desbordes prend le sage parti de ne pas prendre position, tout en présentant les différentes hypothèses. Malheureusement, la traduction est celle de Tailhade, qui risque de rebuter quelques lecteurs modernes.

Pour mémoire, il existe aussi le film de Fellini, Satyricon, sorti en 1969.

Pour finir ce message, ces quelques vers d'Encolpe, après une nuit d'amour avec Giton :
"Ce que fut cette nuit, ô Dieux ! ô Déesses !
Combien doux ce lit ! Une étreinte de feux !
Et nous transfusions, çà et là, dans nos lèvres ardentes,
Nos âmes vagabondes. Fuyez soucis
Mortels ! Je me meurs de plaisir !"

Une petite note personnelle

J'ai découvert ce texte à 19 ans, grâce à un livre de poche d'occasion que j'avais acheté à Lyon. A côté des beaux livres que je collectionne, j'ai plaisir à conserver ces exemplaires modestes qui m'ont ouvert les portes de la culture homosexuelle :



Description de l'ouvrage

Pétrone
Le Satyricon
Traduction de Laurent Tailhade. Illustrations de Rochegrosse.
Paris, Louis Conard, Libraire-éditeur (Imprimerie Nationale), 1910, in-4° (304 x 228 mm), [8]-296-[1] pp., 4 grandes illustrations en couleurs dans le texte, dont une frontispice, 38 vignettes dans le texte, encadrement du texte par un motif décoratif en couleurs.

Justification du tirage : 170 exemplaires, dont
- un exemplaire sur Japon Impérial
- 20 exemplaires sur Japon
- 150 exemplaires sur papier vélin teinté.
Celui-ci est le n° 136. Il est signé des initiales de l'éditeur.



L'exemplaire est relié en plein parchemin.



Dans les bibliothèques publiques françaises, il n'existe qu'un seul exemplaire, dans la réserve des livres rares de la BNF (RES G-Z-45).


Quelques liens

Sur Wikipédia :
Le Satyricon
Laurent Tailhade
Georges-Antoine Rochegrosse
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