Dans un billet précédent (L’impossible conciliation ou la vie héroïque du Dr Claude-François Michéa, Jean-Claude Féray),
j'évoquais ma perception de l’histoire de l'homosexualité. Je vais la
rappeler car ce que j'en disais s'applique aussi bien à
l'ouvrage dont je parle aujourd’hui.
Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'homosexualité
(c'était il y a quelques dizaines d'années), la littérature disponible
sur le sujet n'était pas aussi abondante qu'aujourd'hui. On avait le
sentiment que cette histoire était rythmée par une césure profonde : il y
avait un avant et un après 1968 et Stonewall. C'est à cette date que,
tout d'un coup, les homosexuels étaient passés de l'ombre à la lumière.
D'un peuple sans histoire, ils étaient soudainement entrés dans
l'histoire. Une première raison était sûrement que ces événements
étaient encore proches. Je n'exclus pas que cette perception soit aussi
directement liée à ma propre histoire personnelle.
Aujourd'hui, parce que le sujet a été beaucoup exploré, cette histoire me semble plus envisagée comme un continuum.
Elle est appréhendée comme toute histoire, avec des phases, des
changements de direction, dont Stonewall et 68 serait un jalon, comme il y
avait eu d'autres jalons dans le passé. C'est cette vision d'une
histoire en continuité, plutôt qu'en rupture, qui permet de mettre en
valeur des personnalités, des témoignages qui donnent une autre vision de cette histoire.
Le mythe, bien installé dans 1'histoire militante, veut que les Trente Glorieuses aient été prises en tenailles entre deux «âges d'or»: un entre-deux-guerres particulièrement favorable a 1'expression de 1'homosexualite et la «libération sexuelle» des années 1970. Or, cette période, souvent présentée comme particulièrement conservatrice, est plus subtile et complexe qu'il n'y parait: c'est aussi celle de l’émergence d'un mouvement homosexuel et de 1'apparition d'un nombre significatif de periodiques spécifiquement destines aux gays, dans un contexte de pénalisation des pratiques homosexuelles.(p. 167)
L'ouvrage de Régis Revenin
apporte sa contribution à cette révision en cours, par la force de
son témoignage. Plus qu'une étude théorique à proprement
parler, c'est par l’exploitation d'un riche matériau qu’il
nous donne à voir la sexualité des adolescents durant les « Trentes
glorieuses ».
Disposant de 13 000 dossiers (il a exploité plus directement 2 500 dossiers) d’un
centre de l’éducation judiciaire (Centre d'observation public de l’Éducation surveillée de Paris, à Savigny-sur-Orge), il a exploité les très nombreux
témoignages, écrits, questionnaires des jeunes garçons passés par
ce centre. Ces paroles retranscrites, complétées des commentaires
et faits ajoutés à leurs dossiers par les éducateurs, donnent
comme une vue de l'intérieur, avec des mots qui sont souvent
simples et directs, de la sexualité de ces jeunes.
Au-delà de la sexualité, il aborde
aussi la construction de la masculinité, les rapports entre garçons
et, bien entendu, l'homosexualité. C'est plutôt sur ce dernier point que
j'aimerais mettre en valeur l'apport de l’ouvrage. Avant cela,
deux remarques. Par la source dont il disposait, il ne s’agit que
de garçons. On n'a donc aucun point de vue de jeunes filles, ni
sur leur vie sexuelle, ni sur leur perception en miroir de celle
qu'en donnent les garçons. Ensuite, ce sont essentiellement des
garçons des classes populaires de Paris et sa région. Pour ce qui
m’intéresse ici, le fait d’appartenir aux classes populaires
apporte un éclairage intéressant car l’histoire de l'homosexualité a
surtout été écrite par des représentants des classes supérieures.
Raymond Voinquel, L'ouvrier, 1946
Cette étude met une fois de plus en lumière que la séparation nette, voire la
catégorisation hétérosexualité/homosexualité, qui induit des comportements distincts,
étaient beaucoup moins prégnante, avec une certaine fluidité,
selon les situations ou les occasions, entre les amours homos et hétéros. Pour
ceux qui ont lu les livres de Daniel Guérin (je pense plus particulièrement à Un jeune homme excentrique. Un essai d'autobiographie.), c’est une idée déjà bien
connue. Ce sur quoi je me suis arrêté, ce sont ces affirmations par
de jeunes homosexuels de leur homosexualité. J'en ai retenu certaines, surtout extraites du chapitre : Amitiés et amours entre garçons. Ces mêmes
affirmations paraissaient admises et validées par l'institution, par le seul fait qu'elle les transcrit dans les dossiers.
Cela remet en question une vision, parfois misérabiliste, d'une
difficile affirmation de sa spécificité avant la « libération ».
C'est Florimond, 17 ans en 1949, qui confirme : "Je faisais ça pour le plaisir. J'éprouve du plaisir à coucher avec un homme,. J'aime qu'un homme m'embrasse sur la bouche", après avoir affirmé : "la pédérastie est normale", les homosexuels "ne portant pas préjudice à société."
C'est Victor, 16 ans, en 1961 : "Je ne cache rien de mes tendances pédérastiques [...]. Je ne pense pas changer de mœurs [...]. Les femmes me laissent complètement froid."
C'est Pierre-Yves, qui en 1964 : "Nous, les pédés, nous sommes des êtres normaux et puis on nous changera jamais. [...] Je suis un pédé, je le sais, mais je suis bien comme je suis. D'ailleurs, je ne suis pas le seul dans ce groupe, hein ?"
J'ai focalisé mon compte-rendu de
lecture sur ce point, car c'est celui qui m’a personnellement le
plus intéressé. L’ouvrage est beaucoup plus riche que cela. Dans ce même chapitre, il y a une vision intéressante du Paris homosexuel de l'époque, tel qu'il était perçu et vécu par ces jeunes homosexuels. De même, il rapporte la vision de l'amour, de la construction d'une relation, où l'on voit que tout cela reste une affaire de sexe et de sentiments, comme cela l'a toujours été. Visiblement, pour celui qui voulait vivre cette vie, les rencontres semblaient assez aisées à Paris. Parmi les autres chapitres, celui sur la construction de la masculinité On ne naît pas viril, on le devient, est
particulièrement intéressant. Il concerne tous les garçons, mais on peut aussi le lire avec, en arrière plan, la construction en regard des jeunes homosexuels, sur leur propre virilité, à une époque où l'équivalence : homosexuel=efféminé était beaucoup plus prégnante dans le regard de la société et des homosexuels eux-mêmes.
C'est Florimond, 17 ans en 1949, qui confirme : "Je faisais ça pour le plaisir. J'éprouve du plaisir à coucher avec un homme,. J'aime qu'un homme m'embrasse sur la bouche", après avoir affirmé : "la pédérastie est normale", les homosexuels "ne portant pas préjudice à société."
C'est Victor, 16 ans, en 1961 : "Je ne cache rien de mes tendances pédérastiques [...]. Je ne pense pas changer de mœurs [...]. Les femmes me laissent complètement froid."
C'est Pierre-Yves, qui en 1964 : "Nous, les pédés, nous sommes des êtres normaux et puis on nous changera jamais. [...] Je suis un pédé, je le sais, mais je suis bien comme je suis. D'ailleurs, je ne suis pas le seul dans ce groupe, hein ?"
En lisant ce livre et ces
témoignages de jeunes nées parfois avant guerre, j'avais encore
en mémoire la très récente lecture du dernier livre de Dominique Fernandez. Issu
d’un milieu totalement opposé à celui de ces jeunes, il a souvent
raconté le fil de sa vie homosexuelle, en la construisant sur une opposition
très forte entre les deux périodes avant et après le mouvement de
libération homosexuelle. Il l'avait introduit dans le Rapt de Ganymède
mais l'a repris tel quel dans son dernier ouvrage, comme si à 20 ans
de différence, il n'était pas possible d'envisager l'histoire
autrement. Pourtant l'ouvrage de Régis Revenin montre, de façon vivante, je dirais même en lien direct avec l'expérience vécue de ces jeunes homosexuels des années 1950, qu'il était possible d'être homosexuels dans ces années-là et de l'être et de le vivre de façon assumée.
En définitive, pour revenir à Dominique Fernandez, je me demande s'il
n'y a pas confusion ou amalgame entre sa propre histoire
personnelle et l’histoire globale du mouvement homosexuel, dont il s'est
fait un peu l’historien vulgarisateur. Un ouvrage comme celui de
Régis Revenin (je pense aussi à Georges Hérelle que j’ai eu l’occasion de
chroniquer ici), amène un regard neuf, décalé et, surtout, nourri de
l’expérience vivantes de nombreux destins individuels. C’est
aussi ce qui en fait le prix.
Nota : hormis la couverture, l'ouvrage ne contient aucune illustration. J'ai choisi des images qui, me semble-t-il, illustrent bien ce message.
Nota : hormis la couverture, l'ouvrage ne contient aucune illustration. J'ai choisi des images qui, me semble-t-il, illustrent bien ce message.