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samedi 19 septembre 2015

Une histoire des garçons et des filles Amour, genre et sexualité dans la France d’après-guerre, Régis Revenin

Dans un billet précédent (L’impossible conciliation ou la vie héroïque du Dr Claude-François Michéa, Jean-Claude Féray), j'évoquais ma perception de l’histoire de l'homosexualité. Je vais la rappeler car ce que j'en disais s'applique aussi bien à l'ouvrage dont je parle aujourd’hui.

Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'homosexualité (c'était il y a quelques dizaines d'années), la littérature disponible sur le sujet n'était pas aussi abondante qu'aujourd'hui. On avait le sentiment que cette histoire était rythmée par une césure profonde : il y avait un avant et un après 1968 et Stonewall. C'est à cette date que, tout d'un coup, les homosexuels étaient passés de l'ombre à la lumière. D'un peuple sans histoire, ils étaient soudainement entrés dans l'histoire. Une première raison était sûrement que ces événements étaient encore proches. Je n'exclus pas que cette perception soit aussi directement liée à ma propre histoire personnelle.

Aujourd'hui, parce que le sujet a été beaucoup exploré, cette histoire me semble plus envisagée comme un continuum. Elle est appréhendée comme toute histoire, avec des phases, des changements de direction, dont Stonewall et 68 serait un jalon, comme il y avait eu d'autres jalons dans le passé. C'est cette vision d'une histoire en continuité, plutôt qu'en rupture, qui permet de mettre en valeur des personnalités, des témoignages qui donnent une autre vision de cette histoire.


Le mythe, bien installé dans 1'histoire militante, veut que les Trente Glorieuses aient été prises en tenailles entre deux «âges d'or»: un entre-deux-guerres particulièrement favorable a 1'expression de 1'homosexualite et la «libération sexuelle» des années 1970. Or, cette période, souvent présentée comme particulièrement conservatrice, est plus subtile et complexe qu'il n'y parait: c'est aussi celle de l’émergence d'un mouvement homosexuel et de 1'apparition d'un nombre significatif de periodiques spécifiquement destines aux gays, dans un contexte de pénalisation des pratiques homosexuelles.(p. 167)

L'ouvrage de Régis Revenin apporte sa contribution à cette révision en cours, par la force de son témoignage. Plus qu'une étude théorique à proprement parler, c'est par l’exploitation d'un riche matériau qu’il nous donne à voir la sexualité des adolescents durant les « Trentes glorieuses ».
Disposant de 13 000 dossiers (il a exploité plus directement 2 500 dossiers) d’un centre de l’éducation judiciaire (Centre d'observation public de l’Éducation surveillée de Paris, à Savigny-sur-Orge), il a exploité les très nombreux témoignages, écrits, questionnaires des jeunes garçons passés par ce centre. Ces paroles retranscrites, complétées des commentaires et faits ajoutés à leurs dossiers par les éducateurs, donnent comme une vue de l'intérieur, avec des mots qui sont souvent simples et directs, de la sexualité de ces jeunes.

Au-delà de la sexualité, il aborde aussi la construction de la masculinité, les rapports entre garçons et, bien entendu, l'homosexualité. C'est plutôt sur ce dernier point que j'aimerais mettre en valeur l'apport de l’ouvrage. Avant cela, deux remarques. Par la source dont il disposait, il ne s’agit que de garçons. On n'a donc aucun point de vue de jeunes filles, ni sur leur vie sexuelle, ni sur leur perception en miroir de celle qu'en donnent les garçons. Ensuite, ce sont essentiellement des garçons des classes populaires de Paris et sa région. Pour ce qui m’intéresse ici, le fait d’appartenir aux classes populaires apporte un éclairage intéressant car l’histoire de l'homosexualité a surtout été écrite par des représentants des classes supérieures.

 Raymond Voinquel, L'ouvrier, 1946
Cette étude met une fois de plus en lumière que la séparation nette, voire la catégorisation hétérosexualité/homosexualité, qui induit des comportements distincts, étaient beaucoup moins prégnante, avec une certaine fluidité, selon les situations ou les occasions, entre les amours homos et hétéros. Pour ceux qui ont lu les livres de Daniel Guérin (je pense plus particulièrement à Un jeune homme excentrique. Un essai d'autobiographie.), c’est une idée déjà bien connue. Ce sur quoi je me suis arrêté, ce sont ces affirmations par de jeunes homosexuels de leur homosexualité. J'en ai retenu certaines, surtout extraites du chapitre : Amitiés et amours entre garçons. Ces mêmes affirmations paraissaient admises et validées par l'institution, par le seul fait qu'elle les transcrit dans les dossiers. Cela remet en question une vision, parfois misérabiliste, d'une difficile affirmation de sa spécificité avant la « libération ».

C'est Florimond, 17 ans en 1949, qui confirme : "Je faisais ça pour le plaisir. J'éprouve du plaisir à coucher avec un homme,. J'aime qu'un homme m'embrasse sur la bouche", après avoir affirmé : "la pédérastie est normale", les homosexuels "ne portant pas préjudice à société."

C'est Victor, 16 ans, en 1961 : "Je ne cache rien de mes tendances pédérastiques [...]. Je ne pense pas changer de mœurs [...]. Les femmes me laissent complètement froid."

C'est Pierre-Yves, qui en 1964 : "Nous, les pédés, nous sommes des êtres normaux et puis on nous changera jamais. [...] Je suis un pédé, je le sais, mais je suis bien comme je suis. D'ailleurs, je ne suis pas le seul dans ce groupe, hein ?"






J'ai focalisé mon compte-rendu de lecture sur ce point, car c'est celui qui m’a personnellement le plus intéressé. L’ouvrage est beaucoup plus riche que cela. Dans ce même chapitre, il y a une vision intéressante du Paris homosexuel de l'époque, tel qu'il était perçu et vécu par ces jeunes homosexuels. De même, il rapporte la vision de l'amour, de la construction d'une relation, où l'on voit que tout cela reste une affaire de sexe et de sentiments, comme cela l'a toujours été. Visiblement, pour celui qui voulait vivre cette vie, les rencontres semblaient assez aisées à Paris. Parmi les autres chapitres, celui sur la construction de la masculinité On ne naît pas viril, on le devient, est particulièrement intéressant. Il concerne tous les garçons, mais on peut aussi le lire avec, en arrière plan, la construction en regard des jeunes homosexuels, sur leur propre virilité, à une époque où l'équivalence : homosexuel=efféminé était beaucoup plus prégnante dans le regard de la société et des homosexuels eux-mêmes.
En lisant ce livre et ces témoignages de jeunes nées parfois avant guerre, j'avais encore en mémoire la très récente lecture du dernier livre de Dominique Fernandez. Issu d’un milieu totalement opposé à celui de ces jeunes, il a souvent raconté le fil de sa vie homosexuelle, en la construisant sur une opposition très forte entre les deux périodes avant et après le mouvement de libération homosexuelle. Il l'avait introduit dans le Rapt de Ganymède mais l'a repris tel quel dans son dernier ouvrage, comme si à 20 ans de différence, il n'était pas possible d'envisager l'histoire autrement. Pourtant l'ouvrage de Régis Revenin montre, de façon vivante, je dirais même en lien direct avec l'expérience vécue de ces jeunes homosexuels des années 1950, qu'il était possible d'être homosexuels dans ces années-là et de l'être et de le vivre de façon assumée.
En définitive, pour revenir à Dominique Fernandez, je me demande s'il n'y a pas confusion ou amalgame entre sa propre histoire personnelle et l’histoire globale du mouvement homosexuel, dont il s'est fait un peu l’historien vulgarisateur. Un ouvrage comme celui de Régis Revenin (je pense aussi à Georges Hérelle que j’ai eu l’occasion de chroniquer ici), amène un regard neuf, décalé et, surtout, nourri de l’expérience vivantes de nombreux destins individuels. C’est aussi ce qui en fait le prix.





Nota : hormis la couverture, l'ouvrage ne contient aucune illustration. J'ai choisi des images qui, me semble-t-il, illustrent bien ce message.

vendredi 10 juillet 2015

L’impossible conciliation ou la vie héroïque du Dr Claude-François Michéa, Jean-Claude Féray

Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'homosexualité (c'était il y a quelques dizaines d'années), la littérature disponible sur le sujet n'était pas aussi abondante qu'aujourd'hui. On avait le sentiment que cette histoire était rythmée par une césure profonde : il y avait un avant et un après 1968 et Stonewall. C'est à cette date que, tout d'un coup, les homosexuels étaient passés de l'ombre à la lumière. D'un peuple sans histoire, ils étaient soudainement entrés dans l'histoire. Une première raison était sûrement que ces événements étaient encore proches. Je n'exclus pas que cette perception soit aussi directement liée à ma propre histoire personnelle.

Aujourd'hui, parce que le sujet a été beaucoup exploré, cette histoire me semble plus envisagée comme un continuum. Elle est appréhendé comme toute histoire, avec des phases, des changements de direction, dont Stonewall serait un jalon, comme il y avait eu d'autres jalons dans le passé. C'est cette vision d'une histoire en continuité, plutôt qu'en rupture, qui permet de mettre en valeur des personnalités, des textes qui ont apporté leur contribution à un moment donné. C'est ainsi qu'une biographie récente a mis en lumière une personnalité fort oubliée, un aliéniste du XIXe siècle, le Dr Claude-François Michéa (1815-1882), qui est l'auteur d'un texte qui présente sous un jour favorable l'homosexualité. C'est une forme d'archéologie que d'aller déterrer, au sens figuré certes, au sein d'une revue savante du XIXe siècle, une contribution qui apporte sa pierre à l'édifice d'une histoire de l'homosexualité.


Paru en 1849 dans Travaux et mémoires originaux de médecine et de chirurgie, de thérapeutique générale et appliquée, cette réflexion : Des déviations maladives de l'appétit vénérien, a été initialement motivée par une très sordide affaire de nécrophilie. Cependant, le Dr Michéa profite de cette occasion pour étudier d'autres « déviations », dont la philopœdie, terme qu'il utilise pour désigner l'attirance d'un individu pour un individu du même sexe. On verra plus loin que le Dr Michéa avait un intérêt tout personnel à s'intéresser à ce sujet-là. C'était une forme de plaidoyer pro domo, que le prétexte d'une affaire à fort retentissement permettait de livrer au public.

Au début de l'article, il se présente en rupture avec le christianisme pour qui « tout acte vénérien accompli en dehors de cette prévision devint à ses yeux un attentat qui, du domaine de la morale chrétienne, passait souvent dans celui du droit civil et criminel afin d'y recevoir parfois un châtiment atroce et capital. ». En regard, il avance :
Les Grecs et les Romains pensaient que la sagesse divine avait aussi donné à l'homme l'amour en vue du simple plaisir ; ils croyaient que la volupté était tantôt une fin, tantôt un moyen. Selon Zenon, l'amour est un dieu libre qui n'a d'autres fonctions à remplir que l'union et la concorde
Ce qui est intéressant dans ce texte est la volonté affichée de faire sortir l'homosexualité du domaine de la morale religieuse, du péché et de la faute pour le faire entrer dans le domaine du médical. C'est un mouvement bien connu du XIXe siècle, qui va au-delà de ce sujet. Avec nos yeux contemporains, la médicalisation de l'homosexualité est souvent vue comme une autre forme d'enfermement ou de catégorisation. Il faut pourtant le comprendre comme un progrès, car cela permettait en même temps d'en faire un sujet d'étude, donc de donner un caractère factuel et objectif à tous les travaux le concernant, et d'affirmer son caractère naturel, comme une forme parmi d'autres d'expression de la sexualité (l'appétit vénérien, pour reprendre les termes de l'époque).
Les déviations maladives de l'appétit vénérien, et je ne veux parler ici que des principales, des plus antipathiques aux mœurs modernes, de celles dont le fait en soi et même la simple tendance conduisaient jadis au supplice du bûcher, et qui, dans l'avenir, seront exclusivement de la compétence des médecins, et pour lesquelles, dans l'opinion publique, une pitié profonde remplacera le mépris et la flétrissure.

D'après cela, on pourrait croire, on a cru jadis, et l'on croit encore généralement aujourd'hui, que L'amour grec est toujours un produit des civilisations avancées, qu'il constitue un vice engendré par le raffinement, le sophisme et la curiosité des imaginations blasées. [...] L'histoire et le récit des voyageurs modernes démontrent que la philopœdie s'observe aussi à l'origine des sociétés, chez les peuples sauvages et dans les natures les plus incultes et les plus primitives. Elle existait chez les Celtes, suivant Aristote, et chez les Germains, d'après Sextus l'Empirique et Eusèbe.

Le plaidoyer en faveur de l'homosexualité, certes sur un mode mineur, se concrétise par ces exemples de personnalités homosexuelles de premier plan à travers l'histoire.
Il est donc très probable que, chez les modernes, Henri III, le philosophe Vanini, le duc de Vendôme, Monsieur, frère de Louis XIV, Frédéric le Grand, Cambacérès, la tragédienne Raucourt, qui brûlaient presque exclusivement de ce genre d'amour, n'étaient point arrivés là graduellement et par excès de débauches réfléchies, mais que ces personnages y sacrifiaient en raison du goût inné, d'une passion instinctive. Plusieurs observations faites par des auteurs, notamment par des médecins, tendent à démontrer que l'amour grec doit être considéré comme une déviation maladive de l'appétit vénérien.
Je crois que les mots : "goût inné, d'une passion instinctive" sont au cœur de cette nouvelle vision de l'homosexualité (le mot n'existait pas) qu'il souhaite promouvoir.

On y voit donc comme une des premières manifestations d'un relativisme historique dans la perception de l'homosexualité. Comme on le sait, ce relativisme conduit à redonner une légitimité à des mœurs jusque-là moralement condamnées et socialement stigmatisées.

Il va même chercher une explication dans les restes physiologiques d'un utérus masculin, dans le corps masculin.
Si ces faits anatomiques se vérifiaient, si l'on parvenait surtout à découvrir que l'utérus masculin peut acquérir parfois un développement plus ou moins considérable, on serait peut-être en droit d'établir un rapport de causalité entre eux et les tendances féminines qui caractérisent la plupart des individus livrés à la philopœdie.

En présentant ce livre, c'est aussi l'occasion de dire que ce type de biographie, très documentée, est pour moi un modèle du genre. C'est presque un exercice de style que de vouloir faire sortir tout une vie du presque néant. Jean-Claude Féray y est parvenu. Au-delà du rôle officiel du docteur, de ses travaux comme aliénistes, ce sont les aspects plus personnels de sa vie qui sont révélés : il est identifié dès 1847 comme pédéraste dans le registre du même nom, tenu par la préfecture de police. Son mentor, dont il est très proche, le Dr Vallerand de la Fosse est lui aussi noté dans ce registre. Par deux fois, des affaires de mœurs le mettent en rapport avec la police. La première fois, en 1850, à propos d'une affaire de drague homosexuelle sur la cours de Vincennes, qui n'aura pas de conséquence. La deuxième fois, l'affaire ira jusqu'au procès. Il sera d'ailleurs rayé de l'ordre de la Légion d'honneur. Ces faits, que l'on aborde plutôt par la chronique judiciaire, éclairent un pan de sa personnalité, que l'on peut mettre en rapport avec le texte cité. On approche ainsi une certaine vérité de la personne, même si on aimerait savoir comment il vivait son homosexualité, comment il appartenait à un réseau d'homosexuels parisiens, comment il a fait le choix d'assumer cette vie, au risque de l'opprobre et de la stigmatisation, alors même qu'il aurait pu faire le choix d'une vie de façade « normale ». En définitive, le seul témoignage que nous ayons sur sa façon d'être au monde d'un homosexuel au  XIXe siècle est ce texte. Rien que pour cela, il méritait d'être sorti de l'oubli.

 Voir ici.

vendredi 5 décembre 2014

Georges Hérelle. Archéologue de l'inversion sexuelle «fin de siècle», Clive Thomson

C’est un livre stimulant qui vient de paraître : Georges Hérelle. Archéologue de l'inversion sexuelle « fin de siècle », Introduction et édition établie par Clive Thomson. Préface de Philippe Artières


Sur cette période 1870/1914, il existe déjà de nombreuses études sur l’homosexualité, qui abordent le sujet selon de nombreux points de vue : médical, littéraire (riche période !), artistique (voir le récent Plaisirs et débauches au masculin : cliquez-ici) ou tout simplement historique. Pour les études historiques, la large utilisation des archives de police apporte un éclairage intéressant, mais qui est marqué par le biais induit par la source- même. Ainsi, la prostitution masculine, la délinquance liée à l’homosexualité et les affaires de mœurs délictueuses sont surreprésentées par rapport à ce que pouvait être la vie quotidienne d’un homosexuel du temps. Dans la littérature, l’atmosphère fin-de-siècle nous dépeint souvent un univers décadent, marqué par des personnalités hors normes, en marge de la société, le plus souvent au sein de milieux aisés (je pense évidemment à Jean Lorrain, Marcel Proust, Oscar Wilde, Robert de Montesquiou, etc.). Ceux qui ont lu Sodome d’Henri d’Argis imaginent sans mal le type d’êtres décadents et débauchés qui faisaient les beaux-jours de la littérature homosexuelle, des arts et des chroniques des gazettes.

Après cette immersion, souvent passionnante, on se demande s’il existait des homosexuels « normaux » (j’utilise le mot avec prudence). Ce que j’appelle un homosexuel normal est une personne qui fait un métier standard (professeur par exemple), au sein d’une famille normale (la petite bourgeoise de province), qui a des amis, des occupations, bref, qui mène la vie de monsieur Tout-le-monde, excepté que les fées qui se sont penchés sur son berceau lui ont donné le goût pour les personnes du même sexe. En lisant ce livre, je pense l'avoir rencontrée. Cette personne, c’est Georges Hérelle. Le livre est la publication d'une partie de ses archives et de ses papiers d’érudit, dans lesquels il a consigné tout au long de sa vie des témoignages, des réflexions, des lettres au sujet de l’Amour grec, pour reprendre son expression favorite. Ce qui rend d’autant plus rare cet ouvrage, c’est que ce type de documents ne se rencontre quasiment jamais.

Georges Hérelle n’est certes pas monsieur Tout-le-monde. Né à Pougy-sur-Aube le 27 août 1849, il passe sa jeunesse à Troyes. Professeur de philosophie dans de nombreux lycées de province (Dijon, Dieppe, Vitry-le-François, Évreux, Cherbourg et enfin Bayonne), il est surtout passé à la postérité pour ses traductions de Gabriele D’Annunzio, ainsi que, de manière plus confidentielle, pour ses études des pastorales basques. En parallèle de ses nombreuses activités, il a amassé au fil du temps une documentation sur l’Amour grec. Il publie d'abord en 1900 à seulement 25 exemplaires, Aristote : Problèmes sur l'amour physique, traduits du grec en français et enrichis d'une préface et d'un commentaire par Agricola Lieberfreund. Le tirage tellement confidentiel ne lui permet pas de se faire connaître. Plusieurs décennies plus tard, toujours à l'abri d'un pseudonyme, il publie son travail le plus connu et le plus diffusé (la justification annonce 3200 exemplaires) : Histoire de l'amour grec dans l'antiquité, par M.-H.-E. Meier, augmentée d'un choix de document originaux et de plusieurs dissertations complémentaires par L.-R. de Pogey-Castries, publié en 1930 aux éditions Stendhal (cliquez-ici). Cette étude n’est qu’un pâle reflet de l’extension des études homosexuelles de Georges Hérelle. Il a ensuite l’ambition de publier des Nouvelles études sur l’amour grec, mais son décès à l’age de 86 ans le 15 décembre 1935 à Bayonne, ne lui a pas permis de mener son projet à son terme. Archiviste dans l’âme, Georges Hérelle n’a eu de cesse avant la fin de sa vie d’assurer une protection de ses archives en les donnant à différentes institutions, en fonction du sujet. Ses archives sur les pastorales basques sont restées à Bayonne. En revanche, tout ce qui concerne ses traductions, ses archives sur D'Annunzio ont été données à la bibliothèque de Troyes, sa ville d’enfance. Après avoir transmis ses premières archives, intéressantes pour une bibliothèque de province en enrichissant son fonds avec des documents inédits, il commence à tâter le terrain auprès du conservateur pour ses archives sur l’Amour grec. Il faut rendre hommage à ce conservateur, Lucien Morel-Payen, pour son ouverture d’esprit car il l'a tout de suite accepté. C’est l’exploitation de ces riches archives par Clive Thomson qui fait la matière de ce livre passionnant à plusieurs égards.

Avant d’entrer dans la description de l’ouvrage, une précision s’impose sur l’homosexualité de Georges Hérelle. Clairement, comme l’indique les titres de ses livres, il vit l’homosexualité comme une relation sentimentale et sexuelle entre un « aimant » et un « aimé », nécessairement plus jeune, souvent adolescent et d’un milieu inférieur. C’est le modèle de l’Amour grec, avec sa dimension éducative, entre l’éraste et l’éromène, qu’il veut faire revivre en cette fin-de-siècle. Il ne semble pas envisager que cette relation puisse être celle de deux êtres adultes, dans un rapport d’égalité. Lorsque il parle d’homosexuels de son âge ou de son milieu (Félix Bourget, François Le Hénaff, etc.), ce sont des confidents, mais pas des amants. Il faut dire que l’époque restait très marquée par ce modèle. J’en veux pour preuve le Corydon de Gide.


L’ouvrage débute par les lettres échangées avec les frères Paul et Félix Bourget (Paul Bourget est le célèbre écrivain, futur académicien). Les lettres de Georges Hérelle à Félix Bourget, du printemps 1873 (Georges a 23 ans et Félix 15 ans) sont très libres de ton, dans la mesure où la vie homosexuelle, les sentiments, les peines de cœur, les amours, sont très franchement discutés, même s'il n'y aucun aspect sexuel explicite (pp. 84-98). On aimerait pouvoir trouver d’autres correspondances de cette nature. Quel éclairage cela pourrait nous donner sur la vie d'un homosexuel de l’époque ! Il fallait ce concours de circonstances pour que ces lettres soient conservées.

L’ouvrage contient aussi une étude sur la prostitution en Italie, pays où il a souvent séjourné à un moment de sa vie. Cette étude, presque sociologique, laisse penser qu’il ne s’est approché de ce monde qu’à titre d’intérêt purement intellectuel…

Ce qui forme la partie centrale de l’ouvrage est le questionnaire sur l’homosexualité qu’il a soumis à quelques amis et qu’il a complété de ses propres remarques et considérations. On y voit une interrogation permanente sur la nature des sentiments, sur la pérennité des amours de ce type. En filigrane, voire de façon plus directe (on appréciera la pudeur des passages en latin pour évoquer des habitudes sexuelles), il discute ou commente la nature du plaisir sexuel, en particulier celui du pathicus, autrement dit le plaisir passif. Même si cela n’est pas mené à son terme, il y a une réflexion à la croisée entre le plaisir homosexuel, ses formes, et les sentiments amoureux. Par certains exemples qu’il cite, c’est seulement dans cette partie qu’il casse les codes de l’Amour grec au sens strict : aimant-actif-mature/aimé-passif-jeune. Signe probable de l’influence de l’âge, on le sent profondément marqué par le passage du temps et la fragilité de ces amours, quand l’aimé commence à entrer dans l’âge adulte et qu’il s’éloigne presque naturellement de l’aimant. Cette partie centrale du livre est la plus intéressante et la plus riche pour qui veut lever le voile sur ce que pouvait être un homosexuel à la fin du XIXe siècle.

Ensuite, il poursuite par un long texte de réflexions, sous le titre de Les opinions de Simplice Quilibet, qui illustre bien ce que j’entends par homosexuel normal. Même s’il ne se revendique pas de ces termes, l’exergue : "Les opinions de Simplice Quilibet, français moyen, sur lui-même et sur autrui, sur l'art et sur la littérature, sur le droit et sur la morale, sur le monde et sur Dieu", exprime bien qu’il se voit comme un homme « standard » conduit à réfléchir sur ce sujet et beaucoup d'autres.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est la conclusion écrite de l’ouvrage jamais paru. Il s’interroge sur le statut de l’homosexualité à son époque, qu’il met en regard de la place prise par la femme, et l’amour conjugal dans la société du temps. Il conclut que, malgré ses vœux, une renaissance de l’amour grec n’est pas possible à son époque, même s’il constate une plus grande tolérance à cet égard.

En conclusion, un livre a fortement recommander à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’homosexualité. Parmi les très nombreux documents qu’il a conservés et donnés, il y a des recueils de photos de famille, de cartes postales des lieux où il est passé, des amis, des hommes qu’il a aimés, des photos d’hommes nus, etc. Certaines sont reproduites dans le cahier central.