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dimanche 11 septembre 2016

Escal-Vigor, de Georges Eekhoud, 1899

Je sors d'un assez long silence pour partager ma dernière découverte avec mes lecteurs : Escal-Vigor, de l'écrivain belge Georges Eekhoud. Je connaissais évidemment ce roman,mais je n'avais jamais eu l'occasion de le lire. J'ai été subjugué. Ce roman publié en 1899 par la Mercure de France est maintenant reconnu comme le premier roman dont les personnages principaux sont homosexuels et qui porte un message positif et ouvert sur l'homosexualité. Mais, au delà de cet aspect historique, important pour moi, il y surtout un beau texte au service d'une belle histoire, malgré la fin tragique.


D'abord, l'histoire, que je résume :
Henry de Kehlmark revient s'installer dans son château d'Escal-Vigor, au bout d'une île imaginaire d'un pays du nord de l'Europe. Il est accompagné d'une gouvernante, Blandine, femme avec qui il a eu une brève liaison. Elle lui voue une admiration et un dévouement sans bornes. Au cours d'une fête mêlant peuple et notable, il rencontre Guidon, le jeune fils (18 ans) d'un notable du coin, garçon rebelle et sauvage. Il en tombe amoureux et n'aura de cesse de l'approcher, s'en faisant d'abord son professeur, son maître, lui révélant ses talents pour l'art, jusqu'à le faire venir vivre avec lui, dans son château. Ils partagent un amour serein et épanoui. Dans le même temps, son argent et son titre attirent la convoitise de Claudie, la sœur de Guidon, qui voudrait l'épouser. Cette âme basse ne ménage pas ses manœuvres pour y arriver. Autre personnage trouble de son entourage, le cocher Landrillon, « une âme rapace et trigaude. », qui pour sa part convoite Blandine, n'hésite pas à utiliser le chantage – il est le seul à avoir complètement compris la nature de la relation entre Kehlmark et Guidon – pour arriver à ses fins. La tension entre ces êtres conduit Kehlmark à expliquer ses mœurs à Blandine et à les lui faire accepter. Lors d'une kermesse du village, le peuple des femmes d'abord, puis des hommes, conduit et aiguillonné par Claudie et Landrillon « lynchent » Guidon, puis Kehlmark, qui meurent dans les bras l'un de l'autre, sous le regard de Blandine.


Ce qui m'a frappé à la lecture de toute la scène finale où le peuple en furie moleste, bat et viole Guidon, c'est que le motif de l'homosexualité n'est pas celui qui est mis en avant. Alors que la violence est déjà déchaînée, l'accusation d'homosexualité est seulement utilisée par Landrillon pour attiser une peu plus la violence des femmes. En fait, ce qui met ce peuple en furie, c'est la frustration. La frustration sexuelle d'abord. Cette kermesse est une sorte de carnaval où les valeurs sont inversées. Ce sont les femmes qui partent à la chasse aux hommes, dans une atmosphère décrite de plus en plus échauffée, en particulier pour celles qui n'ont pas trouvé l'homme (notons que la langue d'Eekhoud rend admirablement cette montée de la tension sexuelle). Quand elles s'en prennent à Guidon, c'est surtout à un homme qui se refuse à elle sexuellement. C'est la frustration sexuelle de Claudie qui, malgré tous ses efforts, n'arrive pas à créer le désir chez Kehlmark. C'est aussi la frustration sexuelle de Landrillon, qui convoite Blandine. Certes, grâce à son chantage, elle s'est donnée à lui (pour utiliser le vocabulaire de l'époque), mais lorsque elle se dédie, tous ses désirs inassouvis de « posséder » cette femme sont un carburant à sa haine. Remarquons au passage que la vision des rapports entre les hommes et femmes chez Eekhoud me semble assez stéréotypée. Peut-être est-ce le souhait d'opposer ces mœurs d'une société traditionnelle à ceux qu'il veut défendre. Mais la frustration n'est pas seulement sexuelle. Elle est sociale. L'argent, la reconnaissance sociale, sont omniprésents dans les désirs des protagonistes. Claudie veut l'argent et, surtout, le titre de Kehlmark. Elle veut être la châtelaine de l'île. Landrillon veut aussi l'argent de Blandine, mais, plus encore, la respectabilité d'un mariage installé. C'est ce cocktail détonnant qui explose à la vue de ce couple qui est comme une injure en face de toutes ces frustrations. Là où il sont tous à la recherche de la satisfaction de leurs pulsions, Kehlmark et Guidon présentent l'harmonie de leur amour et de leurs désirs. Là où ils sont tous travaillés par l'argent et la reconnaissance sociale, Kehlmark et Guidon présentent leur amours des arts, la jouissance des sentiments partagés, tout chose qui s'opposent à ces vulgarités. Quelque part, c'est leur bonheur qui est jeté en pâture à tous ces êtres travaillés par l'envie, le désir, la jalousie, voire la haine. Il suffit alors d'un rien pour que le déchaînement de violence explose. C'est en cela que ce roman m'a plu car il ne se met pas dans un schéma trop simple d'homophobie, pour utiliser un terme moderne, mais plutôt dans une opposition frontale entre un désir qui s'épanouit et une frustration totale.


Il faut reconnaître que Georges Eekhoud donne une vision du peuple pour le moins ambivalente. A l'instar de son personnage principal, il montre de la sympathie pour ce peuple, de la bienveillance, que l'on jugerait aujourd'hui un peu condescendante, voire de l'intérêt pour ses mœurs, sa culture, ses croyances, etc. A côté de cela, la vision qu'il en donne, en particulier lors de la fête finale, est celle d'une violence toujours prête à se mettre en mouvement, un aveuglement, une furie, qui laisse penser qu'il voit le peuple comme un être dangereux, incontrôlable. D'une certaine manière, il aime le peuple domestiqué et apprivoisé, comme ce qu'il a fait avec Guidon, en regard d'un peuple obscur, violent, insaisissable. Landrillon est le contre-modèle de Guidon car, dans le portrait qu'il en donne, il n'y a rien à sauver.


Ce qui fait le sel de ce livre, c'est d'abord l'affirmation claire d'une homosexualité assumée par Kehlmark. C'est Blandine, prise dans un dilemme insoutenable pour cette âme pure, entre les sollicitations de Landrillon – on parlerait aujourd'hui de harcèlement – et sa dévotion – c'est le mot – pour Kehlmark, qui oblige celui-ci à se dévoiler. C'est ainsi que mezzo voce, car Eekhoud doit garder une certaine prudence, il nous est donné à lire un plaidoyer en faveur de la reconnaissance de l'homosexualité. Plus largement, d'une sexualité épanouie, comme le dit Kehlmark : « Avec Guidon et Blandine, il se sentait de force à créer la religion de l'amour absolu, aussi bien homo qu'hetérogénique. » (c'est le vocabulaire du livre !). Au début de ma lecture, avec le style inimitable de l'auteur, je craignais que l'on reste dans l'allusif, l'implicite, le suggéré. Mais, non. Au milieu de ce langage précieux, parfois affecté, on voit même apparaître le mot « sexuelle », ce que j'aurais presque vu comme un gros mot, en abordant ce livre.


La lecture de la scène finale de la fête au village, qui se termine par cette violence, m'a rappelé immédiatement un livre d'Alain Corbin : Le Village des « cannibales », récit et étude d'un cas de violence collective des habitants d'un village de la Dordogne à l'encontre d'un aristocrate du coin, qu'ils finiront par tuer et brûler. Les motifs sont différents, mais la dynamique de la violence qui monte et qui se nourrit d'elle-même, très bien décrite par Georges Eeekhoud, est la même. Elle est très finement analysée dans cet ouvrage de Corbin.

Pour moi qui suis un peu fétichiste du livre, ce qui a aussi redoublé mon plaisir, c'est de lire ce texte dans un exemplaire de l'édition originale de 1899. Quand je tournais les pages, je manipulais ces mêmes pages, qu'a lues ce premier lecteur qui l'a acheté et fait agréablement relié. Au cœur de la nuit (j'ai fini de lire tard cette nuit), je m'imaginais un lecteur de la Belle époque, ayant découvert par hasard l'existence de ce livre qui parle de ses mœurs, grâce à une chronique littéraire d'un journal de l'époque, lui laissant deviner entre les mots tout l'intérêt pour lui de ce texte. Peut-être comme moi, il y plus de cent ans, il a lu avec ferveur ce livre, touchant ce même papier que j'ai moi-même touché, tenant entre ces mains ce cuir maroquin que j'ai moi-même tenu, et, par cela, me transmettant cette passion à travers les ans.


Peut-être est-ce aussi à l'occasion du procès qui lui a été attenté pour pornographie que notre lecteur inconnu a découvert ce livre. En définitive Georges Eekhoud a été acquitté par le tribunal de Bruges, après avoir été défendu par de nombreuses grandes plumes de l'époque, où l'on trouve Émile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France, etc.

Il existe plusieurs rééditions de ce livre. Je vous conseille celle-ci : cliquez-ci, des Éditions Séguier, par la spécialiste de Georges Eekhoud, Mirande Lucien. Il existe aussi une version numérise sur Gallica : cliquez-ici.

Il n'existe malheureusement pas d'édition illustrée. J'ai donc puisé dans les illustrations de Mes Communions, par Frans de Geetere. Elles rendent admirablement l'atmosphère du livre. Il y a aussi un forme de clin d’œil, car la nouvelle Climatérie est le récit de la jeunesse d'Henry de Kehlmark dans le collège suisse où sa grand-mère l'avait placé (voir le message que je lui ai consacré : cliquez-ici).



Description de l'ouvrage


Escal-Vigor, Georges Eeekhoud
Paris, Mercure de France, 1899, in-8°, 261 pp.


L'édition originale de cet ouvrage est rare dans les bibliothèques publiques. Je n'ai trouvé que 3 exemplaires en France (source : CCFr) : 2 exemplaires à la BNF et un à la bibliothèque de l'Institut (fonds Lovenjoul), auxquels il faut ajouter 3 exemplaires de la 4e édition de 1900 à la BNF et un exemplaire de la 9e édition de 1923 à Limoges.

jeudi 17 mars 2016

Le quadrille du lancier et Voyous de velours, de Georges Eekhoud.

Je répare aujourd'hui un oubli fâcheux. En effet, je n'ai pas signalé en son temps la publication de deux volumes de textes de Georges Eekhoud dans la collection GayKitshCamp. Je me devais d'en parler à double titre.

D'abord, pour saluer cette initiative de rendre accessibles un ensemble de nouvelles et un ouvrage de cet auteur malheureusement mal connu aujourd'hui,  même au sein de la culture homosexuelle, alors qu'il a écrit des textes puissants sur la fascination pour les jeune voyous, leur virilité explosive, leur charme, leur tendresse. Mais, il ne faut pas y voir que cela. Ce sont des tranches de vie, dans la Blegique populaire fin de siècle, écrites dans un langue puissante, parfois recherchée.

Le quadrille du lancier contient un choix de nouvelles, dont beaucoup sont extraites de l'ouvrage Mes communions, que j'avais largement décrit et analysé sur ce site. Je vous renvoie à mon message : cliquez-ici.



Pour une présentation de l'ouvrage sur le site de GayKitschCamp Le quadrille du lancier.

Voyous de velours est la réédition du roman paru en 1904 sous le titre L'autre vue et, en 1926, sous le titre Voyous de velours ou l'autre vue. Bien qu'il s'agisse d'un roman, il est en réalité composé de 3 parties bien distinctes, certes, qui sont unies par le personnage principal, Laurent Paridael, et un certain déroulé chronologique. De mon point de vue, c'est le chapitre central, justement appelé Voyous de velours, qui est le plus intéressant. S'il me fallait en retenir qu'un phrase, ce serait celle-ci :

Ils finirent par parler tous à la fois ; ils trépignaient, se bousculaient, s'égosillaient, se criaient mutuellement dans le visage, et leur charnure se chauffant avec leur langage réveillait la moiteur de leurs haillons et communiquait à leurs dessous de flanelle et de là à toute l'atmosphère ces effluves de force adolescente comparables aux fragrances des arbres séveux.




Pour une présentation de l'ouvrage sur le site de GayKitschCamp Voyou de velours.

Cette édition est accompagnée de présentations et de notes très intéressantes et utiles par Mirande Lucien. Là aussi, je retiens surtout la présentation et les photos d'un bel exemplaire relié de L'autre vue, offert par Georges Eekhoud à son épouse Cornélia Van Camp, exemplaire qu'il a complété de photos de quelques uns des voyous qui ont inspiré ceux du roman. On se fait une idée assez précise des "goûts" de Georges Eekhoud (notons au passage l'étrangeté apparente d'offrir à sa femme un tel cadeau, mais cela montre la solidité et la complicité de leur relation).


La deuxième raison pour parler de ces éditions est que j'ai fourni de nombreuses illustrations, en particulier les gravures de Frans de Geetere, petit motif de satisfaction.

lundi 1 octobre 2012

Mes communions, Georges Eekhoud, 1925


Il n'est pas besoin de présenter Georges Eekhoud sur ce site. Il suffit de rappeler que cet écrivain belge, né à Anvers en 1854 et mort en 1927, est l'auteur du premier roman clairement et favorablement homosexuel en langue française : Escal-Vigor, paru en 1899, qui lui valut des poursuites (voir en fin de messages quelques références). En 1895, il fait paraître Mes communions, un recueil de 15 nouvelles qui, toutes, mettent aux prises des êtres qui se rapprochent malgré ce qui les opposent ou les séparent. 

Certaines de ces nouvelles nous présentent des situations assez "classiques" : deux frères, un homme et une femme, etc. Cependant, de façon parfois allusive ou elliptique, c'est l'histoire de la "communion" de deux hommes que Georges Eekhoud met en scène. Nous verrons que plusieurs de ces nouvelles sont clairement homosexuelles, et, pour d'autres, homophiles, voire homoérotiques, tant l'union des corps n'est jamais loin, souvent suggérée, mais rarement dite. Parcourons rapidement les plus intéressantes de ce point de vue :

Climatérie


L'affrontement entre deux collégiens que tout oppose (l'intellectuel malingre, "l'homme d'étude" Henri Kehlmarck/le sportif physique, "le gymnaste" William Percy), jusqu'à ce que des événements dramatiques (une noyade, une épidémie de typhus) les rapprochent jusqu'à cette communion finale :

Averti de son approche, Henri le guettait, haletant, le cœur plus révolutionné qu'un tambour de bataille. Afin d'éviter au convalescent une émotion et une secousse trop fortes, les médecins et les maîtres avaient recommandé à ses camarades de modérer leurs transports d'effusion et de contenir l'excès de la grande joie éprouvée à le revoir sain et sauf.
Donc Kehlmarck s'efforçait de maîtriser les élans de son cœur, de mettre une sourdine à son allégresse frénétique.
Le voilà ! Une figure appâlie, une forme spectrale, l'ombre du glorieux William Percy s'encadre dans l'embrasure de la porte. A l'autre bout de la grande salle, Henri, cruellement étreint dans chaque fibre, se compose un visage aussi calme que possible; il affecte d'être engagé dans une conversation indifférente avec les autres jeunes gens. Il essaie de continuer son discours, les paroles s'arrêtent net dans sa gorge. Pourtant, il s'impose de rester sur place, de river ses pieds au sol, mais ses prunelles convulsivement distendues dardent vers les yeux noirs de Percy, agrandis par la minceur du visage, des regards altérés de tendresse infinie — vers les yeux noirs de Percy tellement diaboliques le jour de la noyade et maintenant presque trop bons, trop caressants, fidèles à en devenir cruels, oui cruels à force de magnétisme affectif, pour celui-là même dont ils conjuraient le pardon, dont ils imploraient la sympathie éternelle !
Percy, négligeant l'appui de Lady Evansdale, ouvre les bras à Kehlmarck qui n'ose pas, ébloui de bonheur, affolé par un vertige de tendresse, courir pour s'y précipiter. Mais comme William s'avance en trébuchant et, présumant trop de ses forces, chancelle sur le point de défaillir, Henri n'a que le temps de se ruer vers lui pour le soutenir, le presser contre sa poitrine, et il aspire à ses lèvres comme la consécration de la vie que son sauveur lui avait inhalée après l'avoir retiré de l'eau...



Des Angliers



La tendresse soudaine du client de la taverne pour le petit apprenti, souffre-douleur de ses collègues, qui s'exprime de façon paradoxale :

Il se hâta de régler.
Alors, ostensiblement, il donna un gros pourboire au grand garçon roux, à cet odieux braillard, transfuge de la barrière parisienne, forcé de migrer en Belgique, et il n'osa pas même abandonner la moindre monnaie au doux petiot, qui, sur l'injonction du brutal, l'aida à passer son pardessus.
– Voilà, Monsieur! fit l'enfant d'une voix douce, oh ! si fatiguée, si nostalgique de sommeil, de couchette loin, loin de ce vestibule des lupanars !...
Des Angliers, ému, tout vibrant de sympathie, remercia du ton le plus rogue, ne négligeant pas de saluer, oh ! d'un air protecteur, mais de saluer tout de même, le grand garçon roux.
Et dire qu'il eût voulu verser tout le contenu de sa bourse entre les menottes du petit manœuvre. Le racheter, l'adopter peut-être !

Burch Mitsu


La rencontre du narrateur, en villégiature, avec un marin d'Ostende, Buch Mitsu, auquel il s'attache : il "incarnait à la fois le mystérieux et toujours jeune Océan et la noblesse stoïque et intrépide du métier de marin.". "Nous nous retrouvions ajustés, nos caractères s'emboîtaient comme si nous ne nous étions jamais quittés." Un conflit social, sur fond de concurrence entre pêcheurs belges et anglais, se termine par un affrontement armé et la mort du marin :

Alors, se redressant sur ses coudes, dans la posture d'une vigie fidèle, Burch dirigea ses yeux mourants vers l'horizon où l'édifice des nuages lui représenta le phare de la Révolution promise...

Une partie sur l'eau


Une promenade en bateau, deux "amants" conduits par deux marins, dans une communion presque hors du temps pendant ce trajet entre Anvers et la Tamise :

Les deux gars consentent à tout ce qui les entoure, même aux mouvements de nos tendresses et des leurs; les leurs devenues les nôtres, les mêmes, les seules.
Combien de fois ont-ils abandonné les avirons, combien de fois les leur avons-nous repris ? Je me rappelle que parfois nous ramâmes à deux; l'une fois aussi j'étais le partenaire de l'un des matelots, la fois d'après je m'appariai à l'autre rameur.
A mesure que s'écoulait cette soirée magnétique, nous nous sentions de plus en plus rapprochés. Nos pensées se tutoyaient et se cherchaient comme des bouches; nos pensées étaient des baisers, et par peur de paraître moins confondus que ces caresses, nous nous taisions, frileux, ou nous ne murmurions que de ces mots spasmodiques qui suspendent les battements des cœurs saturés de délices.
[...]
Leur avions-nous seulement dit adieu à ces deux êtres d'élite qui nous imprégnaient la chair de leur cordiale essence autant que nous nous étions exhalés en leur appétissante enveloppe ?

Appol et Brouscard


Le destin de deux hommes en marge de la société, qui unissent leurs vies, dans une relation quasi-amoureuse, jusqu'à un combat fraternel autour d'une femme, inspiratrice malheureuse d'une rivalité inutile.

Différant de leurs compagnons de misère, Appol et Brouscard se portaient à présent une affection si concentrée et si exclusive qu'ils appréhendaient presque leur rentrée dans une société tracassière et pudibonde. Et tandis que les autres haletaient après l'air du large et trépignaient de partir, ils se sentaient étrangement aimantés et sollicités par ce milieu affranchi de la règle. Ils voyaient, sans oser l'avouer, poindre l'heure de la libération avec une inquiétude et une timidité comparables à celle d'un fauve énervé et affaibli par un long séjour dans une ménagerie et qui serait rendu brusquement au commerce des carnassiers agressifs et rapaces. Ils savouraient avec une sensibilité plus maladive que jamais les dernières heures de la captivité; parvenaient à raffiner encore sur les égards, les bons procédés, les scrupules affectifs, les continuelles attentions, les subtiles marques d'attachement qu'ils ne cessaient de se prodiguer.
Que n'auraient-ils donné pour reculer le moment où il leur faudrait quitter ce berceau de leur ardente intimité !

Lorsqu'ils se remirent en marche, tous deux étaient décidés à vivre en irréconciliables hors-la-loi, à s'invétérer dans ce mirage, à s'aimer à cœur perdu, — ah oui, terriblement perdus pour le reste de la création.


Quelque tolérance que le monde des hors-la-loi éprouve pour les pires inversions, on les avait raillés moins à cause de l'anomalie de leurs rapports que du caractère invétéré et chronique de cette affection. Hors du phalanstère des claquedents pareilles communions n'avaient pas de raisons d'être ! Mais, comme au pénitencier, Brouscard imposa promptement silence aux plaisantins. Puis, cette amitié fanatique, illimitée, abondait en traits si généreux et si crânes, elle se manifestait de part et d'autre par un courage, une loyauté, un dévouement, une abnégation si complète, tellement surhumaine, tellement au-dessus des actes inspiré par des attachements moyens et réfléchis, qu'elle finissait par s'imposer, qu'elle en devenait sacrée, qu'elle confondait les simples vicieux, les fanfarons de corruption comme elle devait apitoyer plus tard au tribunal la conscience rigide de quelques vrais justes !


Une mauvaise rencontre



La rencontre entre un noble déclassé et une petit voyou de banlieue, disposé à le détrousser et pourtant subjugué par les sentiments qu'il ressent pour lui au moment de passer à l'acte.

Alors, au lieu de frapper, avec un mouvement d'enfant gâté et boudeur qui se ravise, l'escarpe a refoulé rageusement le couteau sous sa veste, et, cédant à un transport divin il saute au cou de la victime, il l'étreint à bras le corps, tout éperdu, contre sa poitrine, éclatant en sanglots, le couvrant de larmes et de baisers, les lèvres aussi balsamiques, aussi fraîches et gourmandes que celles que goûtait sa mère !
Et Léonce, non moins bouleversé, entièrement acquis à ce misérable qu'il exaltait aux suprêmes altitudes de l'amour, se sentait un froid ineffable dans les veines, comme si l'autre lui eût réellement perforé le cœur de son couteau, mais pour ouvrir une issue triomphale à sa frénésie de charité !


Le sublime escarpe


La passion d'un avocat turinois pour un petit voyou, qui se donne la mort par amour pour préserver l'honneur et la réputation de l'avocat.

Aux approches de leurs tête-à-tête, Zambelli avait peur, et il était pourtant heureux de voir arriver son complice. Son coup de sonnette lui causait une voluptueuse terreur. Il désirait le Papurello avec une indicible appréhension, et dans son accueil passionné, dans ses épanchements furieux et presque désespérés, il y avait un peu de ce froid fébrile du baigneur aux premiers enlacements des ondes. Et en songeant à Papurello absent, Zambelli se le représentait comme l'occupation la plus fatale, mais aussi la plus céleste de sa vie; c'était son dieu funeste et tendre; il l'aimait de toutes ses larmes et jamais aucune approche humaine n'avait retourné ainsi les moelles dans ses os.
Une des caractéristiques de ce rare accouplement et ce qui le différenciait de la plupart des liaisons humaines, c'était leur confiance réciproque et illimitée l'un en l'autre. Zambelli consentait à partager ce dégourdi polisson avec les gaupes et les ruffians de la pègre. Mais il se savait l'affection suprême de ce fier enfant qui lui prodiguait la meilleure part de son être sans en rien excepter et qui lui rapportait la moindre de ses actions et de ses pensées. Afin d'éviter jusqu'à l'ombre d'un froissement, jamais Teodato ne l'interrogeait sur ses amourettes d'occasion. Ces boutades de sentiment ne le regardaient que pour autant que son aimé jugeât bon de lui en parler. Ni homme ni femme ne se mettrait entre eux; rien ne prévaudrait contre l'ardeur et la constance d'une de ces affections que l'antiquité et la renaissance célébrèrent comme une gloire, mais dont s'effarouchent nos galantins vicieux incapables de n'importe quel amour, et, aussi, nos reproducteurs utilitaires confondant les sentiments avec l'économie politique ou domestique.
Loin de se fatiguer de leurs entrevues et de se sentir blasés sur le goût puissant de leur amitié, chaque jour, nos réprouvés se retrouvaient plus dignes l'un de l'autre et se chérissaient davantage.


Si je devais donner ma préférence, je choisirais Une partie sur l'eau, pour la ferveur de la fusion sensuelle et sentimentale entre ces hommes, portée par une langue épurée et inspirée et Le sublime escarpe, pour la beauté du lien qui unit ces deux hommes que tout oppose, sauf leur amour.


L'édition originale de Mes communions a paru à Bruxelles, chez H. Kistemaeckers en 1895. Une 2e édition a été donnée à Paris, au "Mercure de France" en 1897. L'édition que nous présentons aujourd'hui a paru en 1935 à Paris. Elle est illustré par Frans de Geetere, avec 15 dessins à l'encre de chine, en tête de chaque nouvelle (j'ai repris les bandeaux correspondants à chaque nouvelle dans la présentation ci-dessus) et 5 eaux-fortes. L'une est reprise ci-dessus et l'autre, en frontispice, est une probable représentation de Georges Eekhoud :


Par leur tonalité sombre, les gravures de Frans de Geetere renforcent l'aspect noir des nouvelles de Georges Eeekoud, sans faire apparaître le lumière interne qui traverse la majorité d'entre elles. Malgré la noirceur du monde, l'amour, surtout l'amour libre, est un rayon d'espoir qui transcende les forces obscures.


Description de l'ouvrage

Georges Eekhoud
Mes Communions
Paris, « La Connaissance », 1935, in-8° (192 x 128 mm), [8]-329-[5] pp., 5 eaux-fortes sous serpente hors texte, dont une en frontispice, 15 bandeaux gravés dans le texte, une vignette au titre, couverture illustrée d'une vignette.


Tirage de 751 exemplaires qui contiennent tous une suite des gravures en différents états.
Cet exemplaire est le n° 576, parmi les exemplaires sur vélin de Rives à la forme, avec une suite des gravures (640 exemplaires).

Frans de Geetere est un graveur d'origine belge, installé en France (1895-1968). Pour une courte biographie (en anglais) et d'autres exemples de son œuvre, tous aussi noirs que les gravures de cet ouvrage, cliquez-ici. En 1927, il a aussi illustré Les chants de Maldoror, de Lautrémont. Voir un message à ce propos sur ce blog ami : cliquez-ici.

On peut télécharger et/ou lire l'ouvrage sur Gallica (édition de 1897) :
Mes communions, Georges Eekhoud

Sur Georges Eeekhoud, voir la notice Wikipedia : cliquez-ici.