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samedi 18 avril 2015

Le supplice d'une queue, François-Paul Alibert, 1931

A son époque, François Paul Alibert (1873-1953) était connu comme poète. Proche d’André Gide, il a entretenu une correspondance soutenue avec lui. Il me semble que, comme poète, sa renommée soit bien retombée. En revanche, au titre de l’histoire littéraire homosexuelle, il est passé à la postérité pour un ouvrage érotique assez étrange : Le supplice d’une queue, paru anonymement, à très petit tirage (95 exemplaires) en 1931.

Gravure en frontispice (non signée) par Creixams.

L’histoire de l’ouvrage est relativement simple. C’est le récit, presque sous forme d’une confession, d’un homosexuel, Armand, qui est doté par la nature d’un sexe monstrueusement grand. Le récit est construit à partir d’un premier personnage, Albert, qui rencontre Armand sur un lieu de drague homosexuelle, au bord de la mer. C’est lui qui recueille la confession d’Armand. C’est aussi lui qui clôt le récit. De sa rencontre avec Armand, Albert s'interroge (et c'est ce qui introduit la confession d'Armand) :
Albert, complètement stupide, ne sut que répondre oui de la tête; et, tout en revenant, ressassait : « Pourquoi diable se marie-t-on quand on a de ces goûts, et surtout qu'on est foutu de la sorte ? »

 François Paul Alibert


On peut avoir plusieurs lectures de ce texte. La première, la plus évidente, est celle d’une succession de récits érotiques, que forme la vie sexuelle d’Armand depuis l’enfance jusqu’à la maturité. On y découvre son initiation sexuelle, sa vie de collège, ses amours, en particulier avec Jacques, et, épisode central du livre, une scène d’amour à trois avec Jacques et une prostituée, Andrée, qui deviendra sa femme. Ces récits érotiques sont en même temps précis, crus et très littéraires. Il s’attache en particulier à décrire le plaisir et la jouissance masculine.

Que pouvais-je lui enfoncer, je vous le demande, puisque, ce qu'il souhaitait de tout son corps exaspéré, c'était ce glissement insidieux, cette pénétration successive qui commence par une brûlante perforation et s'achève en une dilatation triomphale, ce total envahissement à vous faire croire que vous devenez vous-même la colonne de chair, de pierre et de feu qui vous secoue, vous ébranle, et vous disloque jusque dans votre fondement le plus intime; ce hennissement de cavale défoncée par l'étalon; cette pression, presque cette succion des fesses serrées par le ventre de l'autre dont les mains réunies en ceinture pétrissent votre sexe roidi; et le double coup de foudre final qui fait de deux corps déments une seule masse bestiale convulsée et soudain retombante, où l'un embrasse une volupté sans visage, par conséquent sans déformation ni grimace, et où l'autre, encore plus extatiquement éperdu, n'adore devant lui qu'un vide immense où nage un impondérable bonheur venu de tous les points du ciel ?
La jouissance de Jacques, dans leur partie à trois avec Andrée :
Ici, et grâce à la clarté de la lampe, j'en pouvais suivre au contraire sur sa figure toutes les oscillations, toutes les courbes, toutes les ondes ascendantes, tout le succès. Je n'oublierai jamais cette expression tendue, parfois extatique, toujours hagarde, et, de temps à autre, douloureuse et suppliante, mais constamment dominatrice; et quand nous sombrâmes tous trois ensemble dans l'abîme, je gardai néanmoins assez de présence d'esprit pour admirer dans la détente convulsive de tous les traits de Jacques un quelque chose d'au-delà du monde qui me parut la plus parfaite image de ce qu'on a si bien appelé la petite mort de la volupté, et qui n'avait rien de commun avec le consentement nonchalant qu'ils exprimaient, lorsque, une main passée autour de son robuste flanc, et le caressant de l'autre, je voyais, après quelques légers frôlements, le plaisir y atteindre et s'y épanouir, mais avec plus de détachement que je n'aurais souhaité ; tandis que, grâce à la même caresse, j'avais vu d'autres visages se tordre et se convulser comme sous le coup d'une fulgurante horreur. C'était maintenant une autre révélation; mais de quelle nature, je ne pouvais encore nettement le discerner.

Une autre lecture est celle de la conscience du désir homosexuel. Armand s’affirme rapidement comme homosexuel, attiré seulement par des partenaires du même sexe, sans aucun désir sexuel pour les femmes. C’est une homosexualité sûre d’elle-même, sans doute ni interrogation sur l’objet de son désir.
Personne, quand je reparus devant mes parents, se doutât le moins du monde de quoi ce soit, ni se fût aperçu, à l'expression de mon visage, de la découverte que je venais de faire, et de la plénitude de joie dont elle m'avait comblé.
Si je me suis aussi longuement étendu sur un sujet qui, aux uns paraîtrait sans importance, ou d'autres ne verraient qu'une de ces aberrations communes à bien des enfants, sachez que je n'y mets aucune complaisance; je suis sûr toutefois que, comme moi, vous êtes persuadé qu'en pareille matière, il n'est rien qui n'ait son importance, pas plus qu'il n'y a d'aberrations; mais des cas d'espèces. J'y ai surtout insisté pour bien vous faire comprendre que, malgré les apparences, c'est uniquement vers un sexe pareil au mien que mon désir amoureux m'a toujours, dès l'enfance, et jusqu'à maintenant entraîné, que je n'ai jamais imaginé ni goûté de plaisir qu'avec lui, et que si, plus tard, j'ai eu la curiosité des femmes, cette curiosité a été d'une nature tellement spécieuse que, de tout mon récit, l'explication que je vous en pourrai donner en sera peut-être la partie la plus étrange et la plus difficile.
En revanche, la scène d’amour à trois, où il porte la femme lorsqu’elle se fait prendre par Jacques l’amène à s’interroger, à approfondir la nature exacte du désir qu’il a pour les hommes. Il finit par arriver à la conclusion assez surprenante, et, me semble-t-il, décalée par rapport à l’évidence affichée auparavant de son homosexualité, que le fond de son désir est d’être femme pour les hommes, non pas femme pour être passive dans l’acte sexuel, mais femme pour être soumise à l’homme.

Mais lui, cet homme [il parle de lui-même], s'il s'était, ne serait-ce que quelques secondes, fondu au feu brûlant qui émanait de la vulve de cette femme; s'il était parvenu à dompter sa nature, et à l'amener au point d'où son instinct, son goût, le tenaient diamétralement opposé, c'est qu'en pensée, du commencement à la fin, il s'était substitué à la brute gémissante et soupirante qui se démenait sous son poids; c'est qu'il aurait voulu être elle-même; c'est qu'il était elle-même et tout entier, ce vagin étalé, profond, insondable ; et qu'il se disait, les dents serrées et secoué d'une criminelle fureur : puisqu'il est dit, puisqu'il est avéré que tu jouis dix fois, vingt fois plus que celui d'entre nous qui jouit le plus, que ne puis-je être moi-même ce gouffre qui n'a ni forme, ni fond, ni limite; que ne puis-je, ainsi couché sur le dos, appeler, invoquer, provoquer le mâle, sentir sa queue glisser le long de mes cuisses; la lui empoigner et l'introduire, pour lui aider et lui faciliter l'entrée, dans mon issue bâillante et toujours plus écartée; absorber cette masse rigide qui s'enfonce lentement, puis brutalement, à croire qu'elle me traverse de part en part; puis la repousser d'un brusque mouvement pour qu'elle descende plus profondément encore; aller au-devant de cette virile pesanteur qui écrase ma faible chair; et recevoir finalement ce débordement de sperme qui me remplit, m'inonde, me bouche, m'obstrue, et me noie sous les nappes répandues par la stupide bête qui retombe sur moi, s'imaginant qu'il n'y a pas au monde plaisir comparable au sien, alors qu'il n'a été au contraire que l'aveugle instrument d'une jouissance qui dépasse la sienne de cent coudées !
- Vous dites juste, dit pensivement Albert; nous sommes tous des femmes manquées, et nous ne nous en consolons pas. Je m'en suis posé la question bien des fois, et j'aurais été incapable, sinon de la résoudre, du moins d'en établir les termes avec autant d'éloquence.


C'est là cependant, je crois, l'explication la plus vraisemblable de notre nature à tous, je dis tous ceux qui, comme vous et moi, ont le goût exclusif de l'amour viril Je ne m'égarerai pas dans des considérations digressives sur notre nature; on y a ergoté de cent façons, et personne n'en a donné d'interprétations satisfaisantes. Je crois toutefois que la mienne est valable. Plus d'une fois, il m'est arrivé, pour contenter un caprice de Jacques qui voulait me rendre la pareille, lui laissant à son tour insérer sa queue entre mes cuisses entrecroisées, de lui restituer le mode de plaisir que je lui demandais, de temps à autre. Combien le mien était alors plus vif que lorsque je le traitais ainsi de mon côté! C'est moi alors qui recevais son sexe au même endroit que si j'avais été femme; et sans doute, le bonheur dont j'étais comblé à l'instant où il s'inondait ainsi de joie contre moi, m'inclinait-il maintenant, entre les bras d'Andrée, à voir plus clair dans les raisons profondes et presque inexprimables de ce que tant de sots, ou d'hommes vertueux, ce qui revient au même, ont appelé notre inversion.

Après ces deux lectures, on reste sur un sentiment de gêne à propos de cette histoire où l’auteur a cru bon de doter le héros Armand d’un sexe si monstrueux qu’il ne peut ni pénétrer, ni même jouir manuellement facilement. Pourquoi avoir introduit cet élément presque fantastique, qui vient « brouiller » les lectures de ce texte ? Personnellement, j’ai trouvé cet élément perturbant, laissant un sentiment d’inachevé au moment de quitter ce livre. L’auteur ne s’explique pas sur ses intentions. Pour ma part, j’y vois une image de l’homosexualité comme une disgrâce (il utilise ce mot pour parler de son sexe) qui l’empêche d’avoir une sexualité complète et épanouie, en contradiction presque avec cette homosexualité sereine qu’il affiche par moment. C’est ce même sexe disproportionné qui le conduit à cette situation paradoxale d’épouser une femme qu’il n’aime pas vraiment, qu’il ne veut et ne peut pas contenter physiquement et qui, pourtant, semble représenter un aboutissement.
J'atteignais mes dix-sept ans; tel, ou à peu près, me voyez-vous aujourd'hui, tel j'étais alors. Un organe secret semblait absorber toute ma croissance et se développer indéfiniment au détriment de tout le reste de mon corps. Depuis longtemps, cette queue d'où tant d'autres auraient peut-être retiré un motif d'orgueil, et dont je ne suis pas très sûr du reste qu'à cette époque je ne me flattais pas qu'elle me mît à part des autres; cette queue, dis-je, n'était, depuis longtemps, pour mes jeunes camarades, qu'un objet de stupeur, parfois de risée, et, la plupart du temps, de terreur. Je m'apercevais déjà de l'inutilité de mes efforts, dès que je tentais de me satisfaire avec ceux d'entre eux qui voulaient bien m'accueillir, et ne pouvais arriver par eux à la volupté que grâce à des caresses détaillées et superficielles dont il fallait au surplus que j'assumasse plus de la moitié. Je ne cessais pas de m'acharner à une pénétration plus profonde qui, malgré, soit la complaisance, soit les moyens de préparation qu'ils y dépensaient, ne pouvait jamais aboutir à rien.
 
Je n'ignorais plus enfin que ma monstruosité me mettait à l'écart de tout le reste du genre humain, à quelque sexe qu'il appartînt. Je débordais d'une amère joie ; je tramais partout après moi je ne sais quel bonheur empoisonné. Je voyageai longtemps, en France, à l'étranger, m'entêtant contre toute évidence, multipliant des expériences qui toutes aboutissaient à la même déception.

Ce petit livre semble n’avoir eu aucun écho au moment de sa parution. Publié avec l’aide de Roland Saucier, responsable de la librairie Gallimard, la faiblesse du tirage l’empêchait d’avoir une audience, d’autant que l’anonymat complet du texte ne permettait pas de faire le lien avec François Paul Alibert, qui avait une certaine notoriété, et encore moins avec André Gide, ce qui aurait pu être une caution suffisante pour dépasser un cercle très restreint.

Inconnu pendant de nombreuses années, il a été réédité en 1991 par Jean Jacques Pauvert, avec une préface d’Hugo Marsan et une notice bibliographique qui donne de précieux renseignements sur les questions d’édition de l’ouvrage. A cette date, deux autres textes étaient connus, l’un par un manuscrit et l’autre par son seul titre Une couronne de pines. Depuis, le manuscrit a été publié par les éditions La Musardine en 2002 : Le fils de Loth. Quant au troisième texte, dont on sait que des épreuves avaient été imprimées avant d’être détruites, il n’est toujours pas réapparu. 



Le manuscrit de Le supplice d’une queue est passé récemment en vente.

Description de l'ouvrage


[François Paul Alibert]
Le supplice d'une queue
[Avignon], Éditions de l'Ile de la Barthelasse, 1931, in-8° (168 x 110 mm),  [2]-97-[2] pp., un gravure à la pointe-sèche en frontispice hors texte sur feuillet libre, couverture rempliée, emboîtage.




Dans les bibliothèques publiques en France, il n'existe qu'un seul exemplaire, dans la bibliothèque Jacques Doucet : J I 3 (6). C'est l'exemplaire n° 29.

dimanche 12 octobre 2014

Jésus-la-Caille, de Francis Carco, 1914

Une petite photographie jaunie, fichée dans la glace, rappelait à la Caille l'absent. Sur cette image, Bambou souriait. Ses cheveux plaqués sur les tempes, son port de tête, sa manière de regarder... Ah! môme Bambou! tout y était, jusqu'à cet air fuyant et tendre, cette dureté sensuelle, cette équivoque langueur dont s'éprenaient les femmes. La Caille, pour compléter l'illusion, avait même retouché au crayon une mouche au coin de l'œil gauche. On ne pouvait ainsi désirer mieux, et la peine de l'adolescent l'accoudait pendant des heures devant cet émouvant et cruel souvenir.
[...]
De cette heure, la Caille tirait une sensualité fervente. L'odeur de l'absinthe devant les bars le grisait presque. Il s'en  allait, cambré, les yeux brillants, la bouche frottée de rouge, et toute son allure exprimait la joie nerveuse qu'il avait à se sentir jeune, amoureux, fringant et désirable.
Mais, ce soir, devant la photographie du prisonnier, une détresse d'enfant l'accablait jusqu'au désespoir... De l'impasse où se trouvait l'entrée de l'hôtel, montait un chant d'accordéon. C'était l'aveugle, un Italien qu'une pauvresse guidait à travers Montmartre. L'aveugle jouait des romances et des airs de son pays et rien n'était plus émouvant que tous les visages exténués qui formaient cercle autour de lui.
 Jésus-la-Caille, par Chas Laborde, 1920

Ce sont ces quelques phrases que je souhaite retenir de Jésus-la-Caille. Certes, elles sont un peu sentimentales, mais elles représentent mieux, à mes yeux, ce qu'est ce livre et son atmosphère, que les péripéties un peu romanesques de l'ouvrage. Certes, Jésus-la-Caille se mettra en ménage avec une prostituée, Fernande, qui le fera vivre, alors qu'elle n'est plus avec son souteneur, le Corse, arrêté lors d'un cambriolage, suite à la dénonciation de la "Bourrique" (i.e indicateur) Pépé-la-Vache. J'arrête là le récit, qui se continue jusqu'à un meurtre, après de nombreux chassés-croisés entre les personnages (pour un résumé de l'intrigue, cliquez-ici). 

Pour mieux comprendre ce livre, il faut le lire dans sa version originale, c'est-à-dire seulement les deux premières parties, tel qu'il est paru en 1914. Plus tard, après la guerre, Francis Carco ajoutera une troisième partie. C'est ainsi qu'on le lit aujourd'hui, mais cela déséquilibre l'ouvrage, en donnant plus d'importance à Fernande qu'à Jésus-la-Caille et en renforçant le côté romanesque de l'histoire (le meurtre final se trouve dans cette troisième partie) au détriment de la peinture des sentiments des personnages, et surtout de Jésus-la-Caille, dans ce milieu dur de la prostitution du Pigalle du début du siècle.

Je veux proposer une lecture différente de ce livre. Partout, il est cité comme un des meilleurs témoignages sur la prostitution masculine à Pigalle et, plus généralement, sur la vie à Montmartre avant la première guerre. Cette lecture a été faite. On peut par exemple se référer à Montmartre du plaisir et du crime, de Louis Chevalier, où le livre est comme le fil rouge du chapitre sur Montmartre entre 1900 et la guerre.

Il a aussi été souvent cité comme une préfiguration de Notre-Dame-des-Fleurs, de Jean Genet, par la similitude des milieux dans lesquels les deux livres se déroulent. Ces lectures ont du sens, mais je voudrais en donner une lecture paradoxalement plus homosexuelle. En effet, comme un discours caché derrière le pittoresque et le romanesque, il y aussi un discours sur le sentiment amoureux homosexuel et sur l'identité homosexuel. Ce sont ces extraits que j'ai choisi de présenter en les reliant entre eux.

Illustration de Roland Caillaux, pour Vingt lithographies pour un livre que j'ai lu. Bien que très largement postérieur, c'est le monde des "Jésus" de Montmartre et Pigalle qui est représenté dans cette ouvrage (cliquez-ici).


L'histoire du livre est simple. Jésus-la-Caille, un jeune prostitué de Montmartre, vit avec Bambou. Suite à une dénonciation, Bambou est arrêté. Seul, Jésus-la-Caille vit une liaison de quelques mois avec la prostituée Fernande. Lassé, il la quitte et se rapproche peu à peu de La Puce, le frère de Bambou. L'ouvrage, dans sa version initiale, se termine par les visites hebdomadaires des deux amis à la Prison de la Santé pour voir Bambou. Je passe sous silence les péripéties, déjà évoquées, liées à Pépé-la-Vache et le Corse, qui, certes, forment une part importante du récit, mais masquent la dimension homosexuelle de l'ouvrage.

Quels sont les sentiments qui lient Jésus-la- Caille et Bambou ?

Bambou les exprime de façon directe, presque naïvement, dans la lettre qu'il lui écrit après son arrestation :
Mon gosse chéri,
Je t'écris du Dépôt où qu'on m'a conduit tout de suite que Ménard et Dupied m'ont eu fait. Méfie-toi d'eux surtout. Là-haut c'est plein d'indicateurs. Je sais pas qui m'a vendu... Tâche de savoir. Dans ma tête, je tourne mes idées : ça viendrait du National ou du Moulin, ou encore du Corse.
Demain, on me conduira à la Santé... Je pense à toi, petit gosse, et j'ai le cafard... Mais toi, t'en fais pas pour moi. Tu viendras me voir à la Santé avec la Puce. Je t'écris ce petit mot pour que tu aies de mes nouvelles et que tu te fasses pas de bile.
Moi, je t'embrasse bien tristement, mon pauvre petit, et je signe : ton homme pour la vie,
BAMBOU.
Cela nous permet de découvrir la sentimentalité de Jésus-la-Caille :
Lentement, la Caille relut cette lettre. Elle lui causait a la fois un bonheur sombre et une chaude tristesse. Il aurait pleuré si, à ce moment, quelqu'un lui avait parlé de Bambou.
Et plus loin, ce beau passage sur la solitude sentimentale et sensuelle lorsque l'autre est absent.
La capture de Bambou l'affolait encore. Il n'avait plus de force, il se trouvait seul et quand il rentrait à l'hôtel et se couchait dans le lit où, naguère, son ami l'attendait, il ne s'endormait plus... « Bambou! Bambou! » soupirait-il. D'un bras à la taille et de l'autre  à l'épaule, il s'étreignait lui-même et, les yeux ouverts sur le jour blafard qui envahissait la chambre, restait éveillé jusqu'au soir et ne parvenait pas à calmer son inquiétude.
Il se souvient de sa rencontre avec Bambou et de la naissance de son amour pour lui :
Mais il ferma les yeux pour que s'affirmât davantage la vision que lui imposaient ses souvenirs. Bambou souriait. Ah! ses yeux clairs, sa bouche, son corps flexible!... C'était, par des journées semblables à celle-ci, les longues flâneries dans la chambre... une cigarette... puis, sur le boulevard de Clichy, aux petites tables des cafés, une rencontre... l'échange d'un coup d'œil et le hasard qui conduit tout. Personne n'avait de chance comme Bambou. Il marchait, lentement, le torse bien pris dans un chandail, et sa casquette posée en arrière de la tête, découvrait une raie superbe faite au milieu. La Caille l'accompagnait. On les regardait passer et les débutantes interdites les suivaient du regard.
[...]
La Caille évoquait l'atmosphère empestée de la Gaîté-Rochechouart où, pour la première fois, il avait vu Bambou exécuter la voltige au trapèze. Un athlète ensuite le lançait en l'air, le recevait sur ses biceps, lui faisait faire trois grands sauts périlleux, avant de l'empoigner par un anneau de sa ceinture et le présenter — vivant soleil — aux applaudissements du public. Il avait suffi d'un regard à la Caille pour découvrir, chez l'acrobate, un personnage dont la souplesse n'était rien moins qu'équivoque. Mais, que de temps passé!
[...]
Mais, certain soir, Bambou perdait l'équilibre et s'aplatissait sur la scène en plein exercice volant. On l'emportait pour mort à Lariboisière : il s'était brisé les deux jambes.
La Caille ne se rappelait jamais cette minute tragique sans éprouver à nouveau l'horrible frayeur qu'elle lui avait causée. Aujourd'hui, sa rêverie lui faisait un tableau riant de ses visites à l'hôpital.
[...]
Cet hôpital — continua la Caille en feignant de dormir — qu'il était triste et grand! L'athlète accompagnait le visiteur, le présentait, et Bambou l'accueillait avec un pauvre petit signe de la tête. Il revenait. Gêné dans son costume de ville, l'athlète s'adossait au mur. Il ne bougeait pas. Il soupirait et quelquefois se lamentait. Alors Bambou regardait la Caille et la Caille le comprenait.
Pour lui apporter des oranges, des dattes, des pommes et de petits bouquets de violettes, il se fit dès lors payer par des filles qui l'emmenaient coucher avec elles. [...]
Mais la Caille se regardait dans la glace et s'effrayait du cerne profond de ses beaux yeux.
Il maigrit légèrement. Ses traits s'affinèrent. Il traversait une crise et tout ce qu'il découvrait en lui de désirs vagues et inassouvis l'emplissait de langueur. Dans les bars, il s'approchait des filles, mais, entre eux, s'élevait aussitôt l'équivoque attrait de son vice et il se sentait seul et il souffrait de ne pas comprendre ce qu'il aurait voulu.
Ses visites à Lariboisière l'exaltaient dans ce désordre et le décourageaient. Il aimait Bambou. Peut-être aurait-il aimé du même élan crispé la môme Lucie ou la môme Léa, qui lui faisaient des avances, s'il avait pensé qu'elles fussent assez averties du besoin de tendresse qui le poussait à désirer la plus ingénue des deux...
Ce besoin se faisait, quelquefois, si pressant chez lui qu'il l'empêchait de sortir. Il restait couché; il comptait, en fumant des cigarettes, les jours qui le séparaient encore de la sortie de l'hôpital de son petit ami et son tourment le pénétrait d'une aiguë et frissonnante détresse. Ensuite, il ne prévoyait rien : il attendait le bonheur.
[...]
Un trouble naissait en lui maintenant. La beauté physique de certains buveurs dans les bars l'émouvait et il surprenait un grand mystère. Son inquiétude tomba. Elle fit place à une sorte de curiosité malsaine qui, chaque jour, lui prêtait une attitude nouvelle et le laissait tout frémissant. Les faiblesses de Titine pour François l'Espagnol, dont la splendeur était d'un dieu, il finit par les comprendre, mais il s'affolait encore à l'idée de découvrir, accoudé lourdement au zinc, l'affranchi superbe qui le dominerait.
Bambou sortait, huit jours plus tard, de l'hôpital. Alors la Caille apprit tout ce qu'il ignorait et si l'amitié peut avoir une mesure. Celle dont il entoura son compagnon n'en avait pas. Elle l'emplissait du perpétuel besoin de se dévouer. Elle se manifestait à tout instant, et Bambou, logé, nourri vêtu, se remettait lentement de sa longue claustration en s'attardant volontiers dans un petit débit où fric-fracs et chiqueurs des deux boulevards battaient les cartes et remuaient les dominos.
Malgré les péripéties de la vie depuis cette rencontre (l'arrestation de Bambou, sa liaison avec Fernande, puis avec La Puce, sans compter les aléas de la vie à Montmartre), son sentiment reste entier lorsque il voit Paulot, un jeune qui vient de sortir de la Santé. Cela le ramène à Bambou :
La Caille n'y prit pas garde; il regardait avec avidité le visage, d'une maigreur et d'une pâleur saisissantes, de l'adolescent qui pleurait. Il en éprouvait une sensation affreuse. Bientôt, Paulot ne fut plus Paulot pour lui, mais Bambou, et il oublia complètement l'endroit où il se trouvait. Que lui importaient ses voisins, les bruits de la rue, le jour et l'heure!... Sur le rebord de la table, il posa le front et, tandis que chacun s'occupait de l'imbécile qui divaguait, il sanglota, car il sentait combien tout nous échappe et combien le Destin se rit des larmes et de l'amour, et soumet le plus fort au moment même qu'il a voulu choisir.
C'est d'ailleurs sur ces quelques lignes que se termine l'édition originale de Jésus-la-Caille.

De cette heure, la Caille tirait une sensualité fervente. L'odeur de l'absinthe devant le bars le grisait presque. Il s'en  allait, cambré, les yeux brillants, la bouche frottée de rouge, et toute son allure exprimait la joie nerveuse qu'il avait à se sentir jeune, amoureux, fringant et désirable.
Lorsqu'il rencontre La Puce, le frère de Bambou, ils se rapprochent jusqu'à vivre ensemble. Comme on est tout de même à Montmarte, l'argent et le sentiment ne sont jamais loin l'un de l'autre. La Puce se prostitue pour faire vivre le couple. Il y a quelques belles pages où l'on voit La Puce faire la conquête de Jésus-la-Caille. En effet, par un scrupule que l'on ne s'attendrait pas à trouver ici, Jésus-la-Caille ne veut pas trompe la mémoire de Bambou avec un autre (il n'a pas eu autant de scrupules lorsqu'il s'est agi d'un femme, Fernande) :
Il devait se rappeler plus tard ces paroles dont le sens était clair... Il devait certain soir s'approcher de la Puce et lui demander... mais il s'en écarta d'abord et lutta de son mieux contre la curiosité qui s'éveillait en lui. Il répugnait en effet à Jésus-la-Caille de profiter de la détention de Bambou pour le tromper avec la Puce... Toute délicatesse n'était pas morte dans son cœur et, bien qu'il sût qu'on ne lui en tiendrait pas compte, il continua de respecter des apparences que tout autre à sa place eût trouvées ridicules.
Enfin, Jésus-la-Caille était encore trop près d'une fâcheuse aventure pour ne pas se souvenir de Bambou qu'il regrettait toujours. Pour avoir perdu la femme du Corse, la Caille poussait très loin les droits de l'amour. C'est à Bambou qu'il appartenait et il envisageait à la fois l'amour comme un plaisir et comme une absolue possession.
Néanmoins, le couple se rapproche et une autre histoire d'amour se tisse  :
Il suffisait à la Caille, pour se trouver parfaitement heureux, de croiser sous la table ses bottines vernies à tige blanche et de fumer du tabac fin. Correctement vêtu, il se montrait d'une décence appliquée encore qu'il affectât parfois dans sa tenue une élégance que les consommateurs de Cyrano appréciaient à leur façon.
La Puce arrivait ensuite. Ils allaient dîner, puis se rendaient ensemble, certains soirs, à la Gaîté-Momtmartre et le frère de Bambou n'avait pas de secrets pour la Caille. Il l'admirait. Il était fier de l'accompagner et, pendant les entr'actes, tous deux se promenaient au milieu de l'étonnement envieux des filles sur le trottoir.
[...]
Des jours faciles coulaient. Le frère et l'ami de Bambou se rapprochaient de plus en plus et jamais une seule fois ils n'éprouvèrent la moindre gêne à parler entre eux de l'absent.
Ils en parlaient souvent et les amis qu'ils rencontraient dans les bars leur demandaient de ses nouvelles. Cela les touchait jusqu'aux larmes. Avec l'aube délicate et légère des derniers jours de mai, les confidences devenaient plus tendres. La Puce perdait de sa crânerie, la Caille de son cynisme et, longuement, autour des tables dégarnies de la Palme, un petit groupe rappelait mille souvenirs cependant que le matin se levait tout à fait.
[...]
La Puce et la Caille rentraient.
Ils affirmaient jusqu'ici n'éprouver l'un pour l'autre qu'un sentiment de camaraderie : mais, déjà, l'habitude qu'ils avaient d'être ensemble se faisait plus étroitement sentir et, la Puce ne cachant pas ses impressions, ressentait du dépit si Jésus-la-Caille l'entretenait du prisonnier.
—  Ben,  quoi?...  le  frangin...  demandait-il avec étonnement.
—  On ne peut pas, répondait la Caille.
—  Vous  croyez... Ah!  c'est chic de  votre part, mais c'est aussi trop bête. Nous v'là tous deux à vivre et les copains nous débinent tant qu'ça peut... Croyez-vous que Bambou s'en fasse pour vous et pour moi?...
Ils couchaient côte à côte, dans le même lit et rien ne les troublait plus que ces conversations matinales. La fatigue les endormait parfois avant qu'ils eussent parlé beaucoup. Ils se réveillaient assez tard. Derrière les persiennes, sur les cours animées et bourdonnantes de mille bruits, le soleil déclinait et le soir naissait avec la première étoile.
La Caille se levait et ouvrait les persiennes, s'accoudait un moment, puis il commençait sa toilette et la Puce, qui le regardait du lit où il restait étendu, lui adressait des compliments. La Caille se défendait mal, mais le petit voyou se montrait naïf comme un trottin quand il s'apercevait de la gêne de son camarade.
[...]
Jamais la Puce ne s'était ouvert à lui comme il venait de le faire et la Caille hésitait. Il se sentait gagné par un malaise d'un ordre très spécial. Mais la Puce revenait à la charge et, rejetant le drap qui le couvrait, répétait sans qu'il fût possible de rester muet à son invite :
- Ah! j'peux bien dire que j'ai jamais encore aimé...
Cependant, la Caille ne répondit pas.
A cette occasion, Francis Carco sait nous faire partager une belle scène de tendresse entre hommes.
Le petit voyou se pelotonna plus étroitement contre lui. Dehors, il faisait jour... Une voiture roula sur les pavés. Alors la Puce ferma les yeux, bâilla plusieurs fois, puis de toute sa force engourdie, de toute la fraîcheur qui lui restait au fond du cœur, il prit la main de Jésus-la-Caille, la baisa comme un enfant sage et s'endormit.
Comme une conclusion de cette histoire d'amour dans l'histoire d'amour, Jésus-la-Caille et La Puce vont, ensemble, voir le prisonnier à la Santé.
Maintenant, le métro les emportait tous les mardis et les samedis vers le dormant boulevard Arago, et l'affection de Jésus-la-Caille et de la Puce pour le prisonnier se fortifiait de celle qui les unissait et qui ne surprenait personne à Montmartre.
La Puce se transformait. Coiffé d'une molle casquette claire, il prenait des mines et maniait sa pochette avec des gestes que bien souvent la Caille s'émouvait de reconnaître. Il y pensait, et rien ne le troublait davantage. Sa tendresse hésitait; son cœur se partageait voluptueusement et il attendait le jour où il pourrait, avec la Puce et Bambou, donner l'exemple d'une liaison pleine de cynisme et de naturel. Aucun des trois n'y répugnait et la Puce parlait volontiers de son frère afin d'en déplorer le sort.
Relevons au passage l'utilisation du mot "naturel", comme un écho, probablement involontaire, à la célèbre phrase de Proust : "empreinte d'une étrangeté, ou si l'on veut d'un naturel". C'est une bonne transition pour évoque l'image de l'homosexualité dans le roman de Carco.

Il y a d'abord celle que renvoie Jésus-la-Caille, image ambiguë car on ne sait jamais départager dans son comportement ce qui relève d'une homosexualité de circonstance, celle du jeune prostitué, et d'une homosexualité plus intimement vécue, celle qui est à l'origine de son amour pour Bambou, puis pour la Puce. Curieusement, F. Carco entretient un flou à ce sujet. Alors qu'il sait dire les choses ( « Il la pénétra », lorsque il veut nous faire comprendre le lien entre Fernande et Jésus-la-Caille), la sexualité de Jésus-la-Caille avec ses deux amis semble un peu diffuse. F. Carco nous laisse dans le doute lorsqu'il dit :
Jésus-la-Caille, jusqu'à ce jour, avait pu saisir les différences qui le séparaient de Titine par exemple ou de Bambou. Tous, plus ou moins, on les estimait capables d'accepter les pires servitudes. Ne s'y était-il pas plié lui-même? Mais cela le plongeait dans une sorte de stupeur de découvrir chez le frère de Bambou cette facilité pour des mœurs qui lui paraissaient toujours aller contre la nature et qui, pour la même raison qu'elles le troublaient, lui donnaient de l'horreur...
Alors que ce passage déjà cité est plus affirmatif sur son homosexualité ressentie :
Un trouble naissait en lui maintenant. La beauté physique de certains buveurs dans les bars l'émouvait et il surprenait un grand mystère. Son inquiétude tomba. Elle fit place à une sorte de curiosité malsaine qui, chaque jour, lui prêtait une attitude nouvelle et le laissait tout frémissant. Les faiblesses de Titine pour François l'Espagnol, dont la splendeur était d'un dieu, il finit par les comprendre, mais il s'affolait encore à l'idée de découvrir, accoudé lourdement au zinc, l'affranchi superbe qui le dominerait.
Cette indécision sur l'homosexualité de Jésus-la-Caille nous dit-elle quelque chose sur les sentiments propres de Francis Carco ?

Un "Jésus" des registres de la Préfecture de Police de Paris.


A l'inverse, le roman contient quelques portraits d'homosexuels affichés. Ces sont ses trois amis Olga, Titine et Gueule d'Amour, qui, si on me permet de forger cette expressions, sont des modèles de « Tante attitude ».
Les amis qu'il s'y était faits l'accueillaient. Gueule d'Amour donnait des conseils. Rosé et crâneur, Olga racontait des histoires, cependant que Titine, aux yeux meurtris, à l'indolence fourbue, levait sur la clientèle intriguée un regard de vierge... Ces « dames » (comme le déclaraient les filles de l'endroit) bavardaient. Puis, l'heure avançant, c'était le départ d'Olga pour son bain de vapeur, séance de nuit. Titine séduisait un gaillard et la Caille écoutait volontiers l'invite que lui faisait présenter, par le chasseur, le premier amateur sérieux.
[...]
Plus discrets, les amis échangeaient avec le couple un salut rapide et poursuivaient leur route. Le soir tombait. Le boulevard se peuplait d'une foule d'incertains promeneurs. Une brune épaisse, la Marseillaise, dirigeait le manège de deux petits apprentis blêmes dont elle empochait la recette. Mineurs tous les deux, Pompon-la-Fille et Lolotte trottaient gentiment devant elle. On l'entendait dire : « J'ai deux beaux gosses, monsieur... » Ailleurs, Gueule d'Amour affectait par son dandinement une allure très significative que Titine copiait. La Rembourrée fumait un cigare. Celui-ci chaloupait. Cet autre, au feutre beige, hantait les urinoirs; et d'inquiétantes silhouettes, dans l'ombre bleue, les lumières, le grouillement, se perdaient pour réapparaître et se dérober encore, au milieu du raccroc obstiné des femmes.
Jésus-la-Caille, bien qu'un peu différent, appartient à cet univers. En témoigne le dialogue suivant :
—  Mon Dieu!  celle-ci!  se récria Olga en apercevant la Caille, elle a trop de rouge!
Titine déclara :
— Je te croyais fait par la rousse... Depuis deux jours qu'on ne te voit plus...
Mais, comme leurs regards se croisaient, il ajoutai :
—  T'as des ennuis?
Gueule d'Amour toisait les femmes avec son habituel dédain.
Elles attendaient sur les banquettes le geste d'un client. Il y avait là : Tirelire, des boxeuses, la petite Marcelle, la gosse Renée et de grosses filles mélancoliques. Le temps passait... Après Gueule d'Amour, Olga s'en allait.
Titine s'approcha de Jésus-la-Caille et lui prit la main.
—  Ah! j'ai le cafard, avouait ce dernier, et il expliquait : Bien sûr que j'me fous d'elle... Pourtant c'est   d'elle  que  j'ai  mal.   Vois-tu, Titine, je peux même pas dire que je l'aime. C'est pas vrai. J'aime personne et c'est de ça surtout que le noir me vient. Personne... Personne... Bambou! J'y pense encore et, quelquefois, ça me guérit... puis je me dégoûte d'avec Fernande... Oh! je me dégoûte et je ne sais plus ce que je veux.
Titine, les yeux meurtris, s'attendrissait.
—  Pauvre gosse! Y a rien à dire si t'as le cafard. Mais ne t'en fais pas, va! Les femmes c'est tout plus veau l'une que l'autre... Tu te débrouilleras mieux sans elle. Tu plais. Ça ne manque pas, les types qui me demandent : Et ton petit copain?
Titine parlait bas et la Caille l'écoutait.
Une tendresse singulière, entre eux, venait de naître. Le café se vidait. Ils sortirent. La fraîcheur de la nuit ranima la Caille et il s'étonnait du plaisir qu'il prenait à se confier à l'adolescent.
—  Où qu'on va, Titine?
Titine ne répondit pas. L'ombre palpitait d'étoiles et la brise qui passait dans les platanes du boulevard dispersait longuement leur odeur. Une petite rue sombre, à gauche, montait. La Caille suivait toujours son ami...
Autre portrait d'homosexualité affichée, il y a celui de La Puce, plus Jésus que Tante, dont la « facilité » pour les mœurs homosexuelles sont un sujet d'étonnement pour Jésus-la-Caille. Ses récits d'amours tarifés avec des vieux de « cinquante berges » sont un modèle d'attitude décomplexée.
Celui-ci ne savait alors comment le faire taire.
—  J'peux dire que j'ai jamais aimé, commençait la Puce.
Il suivait son idée :
—  Vous croyez des fois qu'on peut aimer un vieux?
—  Des fois!
—  C'est pas possible... Souris m'l'a encore raconté,  avant-hier.  Elle  est  avec  un vieux, elle, et ça la dégoûte...
La Caille évoquait le souvenir pénible de ses débuts.
—  Et pourtant, la Souris, elle sort quand elle veut. Oui ! Jl'ai vue à la Palme qui rigolait avec Titine... et le lend'main, non, leurs gueules à tous les deux!
La Puce éclata de rire. Son rire frais et jeune frappait le silence de la chambre et poursuivait la Caille.
—  Pourquoi que ça vous amuse pas aussi, ce que j'raconte?
—  C'a m'amuse...
—  On l'dirait pas... Dites donc, m'sieur la Caille, vous avez été avec un vieux, vous?
— Non, répondit la Caille, pour mettre fin à ce bavardage.
—  Alors, vous pouvez pas me proposer de me mettre avec lui?
—  Qui : lui?
—  L'général.
Devant la mine que fit Jésus-la-Caille, la Puce, très sérieux, déclara :
—  Il m'court, avec ses boniments. D'abord il m'a dit qu'il s'rongeait d'chagrin de m'voir faire le truc sur les boulevards. Il m'a accompagné à l'Electric, le bar, vous savez bien, rue Montmartre. C'qu'on a rigolé avec les copains! Ah! j't'écoute... Il m'a dit... Alors, moi, j'y ai dit que j'étais pas fait pour des vieux comme lui et qu'il faudrait que j'soye bien dégueulasse pour me coucher avec des types de cinquante berges.
—  Quoi qu'il a répondu?
—  Ah ! J'm'en fous, vous savez bien, du général et de tous les autres... J'suis pas pour ça ou, alors, la combine au pèze... Est-ce qu'ils ont pas les femmes, à leur âge?

Autre ilustration de Roland Caillaux, pour Vingt lithographies pour un livre que j'ai lu.

Le livre a été adapté au théâtre par Frédéric Dard. La pièce a été créée au Théâtre Gramont, à Paris, le 4 mars 1952. Elle a ensuite fait l'objet d'un film par André Pergament en 1955 : M'sieur la Caille. Il a bénéficié d'une belle distribution : Jeanne Moreau (Fernande), Philippe Lemaire (Jésus la Caille), Roger Pierre (Pépé la Vache), Marthe Mercadier (Bertha), Robert Dalban (Dominique le Corse), Fernand Sardou (Riri). Remarquons que le rôle de La Puce, le frère de Bambou, était joué par une femme : Annie Fargue.

Jeanne Moreau et Philippe Lemaire : Fernande et Jésus-la-Caille

Pour une critique du film : cliquez-ici.

Depuis sa publication, Jésus-la-Caille a été plusieurs fois illustré. Par ordre chronologique, ces éditions illustrées sont (les illustrations ont été trouvées sur Internet) :

Édition complète ornée de trois dessins de Chas Laborde, gravés sur bois par Jules Germain, Paris, R. Davis, 1920 (voir : cliquez-ici). La première illustration du message en provient.
C'est aussi cette édition qui inclut Les malheurs de Fernande, comme troisième partie du livre.
Voir le message sur l'exemplaire "A" de cette édition qui contient aussi une histoire du texte (cliquez-ici).

 Projet de couverture, par Chas Laborde, 1920

Édition illustrée de gravures originales par Auguste Brouet, Paris : Éditions de l'Estampe, 1925 (voir un exemplaire : cliquez-ici) :


Édition illustrée d'eaux-fortes de Dignimont, Paris, Émile Hazan et Cie, éditeurs, 1929 (voir un exemplaire : cliquez-ici) :


Édition avec le texte traduit en langue verte et illustré par Pierre Devaux, Paris, Éd. de la Nouvelle revue critique, 1939 :


Édition illustrée de six aquarelles de Marcel Stobbaerts, Bruxelles, De Kogge, 1943 :


Illustrations de Van Rompaey, Etampes-Paris, M. Gasnier, 1945 :


Illustrations de G. Barret, Monte-Carlo, Éditions du Livre, 1946  (voir un exemplaire : cliquez-ici) :


Frontispice de Jean Mohler, (Paris,) les Compagnons du livre, 1949 :


Deux couvertures d'éditions bon marché :

Jaquette illustrée d'une édition dans la Collection Pourpre, publiée en 1947, par Calmann-Lévy. Le dessin est signé Pierre Simon :


Édition en livre de poche :




Description de l'ouvrage et de l'exemplaire

A l'origine de ce message, il y a cet exemplaire de l'édition originale qui vient de rejoindre ma bibliothèque.

Il s'agit de l'exemplaire de Lucien Descaves, avec un envoi de Francis Carco (voir ci-dessus) et deux lettres manuscrites. Lucien Descaves est un auteur un peu oublié aujourd'hui qui a eu son heure de gloire avec le roman Sous-Offs. Paru pour la première fois en 1889, ce roman antimilitariste conduisit Lucien Descaves en Cour d’Assises pour injures à l’armée et outrage aux bonnes mœurs (il fut cependant acquitté). L'homosexualité n'est pas absente de ce roman : "Ces scènes de débauche militaires sont racontées en détail dans le fameux Sous-Offs. Le livre qui va rendre célèbre Lucien Descaves est plus qu'un roman réaliste, C'est une plongée directe dans les bordels de l'armée française. Un autre monde où la corruption et la débauche s'affichent sans scrupule. Cela démarre avec des scènes de racolages en plein Paris" (Gay Paris. Une histoire du Paris interlope entre 1900 et 1940, par François Buot, p. 135). Ce livre lui donna un notoriété qui lui permit d'appartenir aux membres fondateurs de l'Académie Goncourt. C'est à ce titre que Francis Carco lui envoie son premier ouvrage, accompagné d'une lettre. Il le sollicite à nouveau en 1919 par une autre lettre; qui est reliée dans cet exemplaire, pour son livre : Scènes de la vie de Montmartre. Mais cette même année, un certain Marcel Proust présentait A l'ombre des jeunes filles...

La description de l'ouvrage est :

Francis Carco
Jésus-la-Caille
Paris, Mercure de France, 1914, in-8° (185 x 115 mm), 250-[2]-8 pp.


Les 8 dernières pages sont un Extrait du catalogue des Éditions du Mercure de France, sur un papier pelure lie-de-vin.
L' achevé d'imprimer (p. [251]) est du 25 mai 1914.

Tirage de tête :
- 5 exemplaires sur japon impérial numérotés.
- 20 exemplaires sur Hollande numérotés.
Cet exemplaire est sur papier courant, mais il porte la signature de Carco à la page de justification : « F. Carco, 1914 ».

Il a été relié par Jean-Paul Miguet : plein maroquin fauve janséniste, dos à nerfs, tranches dorées sur témoins, couverture et dos conservés, étui chemise à l'identique. Reliure signée J. P. Miguet.‎


mercredi 31 octobre 2012

Ompdrailles, Léon Cladel, 1879

Encore enfant & déjà viril; des muscles, pas de graisse; un torse de héros, une ombre de duvet s'allongeant en droite ligne d'entre les mamelles vers le nombril & se perdant, plus touffue, sous les plis d'un caleçon couleur de feu; des reins bien creusés, irréprochablement assis sur des hanches un peu rondes; svelte, élancé sans être fluet; mains & pieds exquis; bras & jambes étalonnes au compas; un cou flexible & robuste arrosé de cheveux fluides tirant sur le roux, allant par mèches & vifs comme des rayons de soleil; l'air franc, des pupilles bleu-clair & profondes ainsi que des coins d'azur, une bouche paisible & la narine en mouvement; imberbe & la peau chaude de ton, des traits hardiment agencés & vivant en très-bonne harmonie; un front presque carré, la face sereine & superbe d'un archange : il était, l'Ompdrailles, amoureusement & savamment étudié par les yeux avides de la foule, qui ne pouvait se rassasier de le voir.


C'est ainsi que Léon Cladel décrit son héros, Albe Ompdrailles, que son invincibilité comme lutteur a fait surnommer : "Le Tombeau des Lutteurs".

Dans ce roman de 1879, Léon Cladel, un écrivain célèbre à son époque, a raconté le monde des lutteurs, à travers l'image de Ompdrailles. Ce lutteur invincible est devenu la proie d'une femme fatale, la Scorpione, qui lui enlève toute la force vitale qui lui permet de vaincre. C'était sans compter sans Arribial, qui, presque amoureux de lui, le tire du néant dans lequel il était en train de s'enfoncer. Malgré de nouveaux combats tous victorieux, l'emprise de la femme fatale est telle qu'Ompdrailles se donne la mort, vaincu par l'amour dévorant d'une femme et par des lutteurs sans pitié.

Il ne s'agit pas à proprement parler d'un roman homosexuel. C'est même, d'un certain point de vue, le roman de l'amour fou d'un homme pour un femme. Il y a cependant une forte composante homophile, peut-être à l'insu même de l'auteur. Il y a d'abord le portrait de cet être viril, qui affronte d'autres virilités. Il y a surtout cette attention presque amoureuse du vieux lutteur Arribial qui vient le chercher dans son repaire et le ramener à la vie, à sa vie, celle de lutteur.

— Ignace ! dit-il tout à coup en remettant son vieux compagnon des arènes, qui traversait le rû sur un tronc d'arbre non équarri jeté de l'une à l'autre rive; est-ce toi, si tôt?
— Oui, mon Albe!
Une seconde après, ils s'embrassaient comme deux perdus ; ah ! le fait est qu'ils se becquetèrent plus de quatre fois séance tenante ; ils ne pouvaient se rassasier de ce plaisir...

Las ! Cette amitié amoureuse, digne de Walt Withman, ne suffira pas. L'emprise de la femme fatale sera la plus forte, conduisant Ompdrailles au suicide. Son vieil ami le découvre :

Et, péniblement arrivé jusqu'à son bien-aimé, qui portait au cou ce même médaillon semé de diamants dont il était paré le jour où, dans la lice, on l'avait vu s'évanouir sous les faibles poussées du Chacal-de-Monaco, le vieillard l'étreignit timidement, lui descella les paupières, lui tâta le coeur, lui chercha l'haleine &, tout épouvanté, lui baisa la bouche, où tremblait une mousse rosée...
— Aïe ! aïou !
Puis deux ruisseaux de larmes coulèrent sur la face ravinée de ce rude athlète, éploré comme une veuve & palpitant comme une mère devant son enfant expiré.

Ce qui donne une tonalité homophile à ce texte est, plus que l'histoire elle-même, les illustrations de Rodolphe Julian, qui a su si bien mettre en valeur la plastique masculine. Des 16 gravures qui illustrent cet ouvrage, j'en ai sélectionné 12, qui sont une bonne représentation de l'art de Julian. La première, en frontispice, probablement la plus belle, avec ce corps d'Ompdrailles offert dans un mélange de sensualité un peu languide et de virilité affirmée :


La suite illustre les aventures d'Ompdrailles :











Pour finir, cette belle image est celle du vieux lutteur Arribial montrant à la foule le cadavre d'Ompdrailles, mort d'avoir été aimé, ou seulement désiré, par une femme destructrice. Belle image d'une amitié virile !


Pour ceux qui voudraient aller plus loin, notice Wikipédia de Léon Cladel. Le texte numérisé est accessible sur Gallica : cliquez-ici. Vous pourrez vous faire vous-même votre opinion sur ce texte que, pour ma part, je trouve avoir beaucoup vieilli.
Enfin, notice sur Rodolphe Julian. C'est le seul ouvrage qu'il a illustré. Peut-être était-il lui même sensible à ce monde des lutteurs, monde qui a formé l'environnement de son enfance à La Palud dans le Vaucluse : cliquez-ici.


Description de l'ouvrage

Léon Cladel
Ompdrailles, le Tombeau-des-Lutteurs.
Paris, A. Cinqualbre, Editeur, 1879, in-4°, [4]-VI-[2]-386-[2] pp., une vignette au titre, 16 eaux-fortes hors texte et 7 dans le texte.



Complément

Une sculpture de Charles Van der Stappen, de 1892, illustre la mort d'Ompdrailles. Elle se trouve avenue Louise à Bruxelles.
 
 

lundi 1 octobre 2012

Mes communions, Georges Eekhoud, 1925


Il n'est pas besoin de présenter Georges Eekhoud sur ce site. Il suffit de rappeler que cet écrivain belge, né à Anvers en 1854 et mort en 1927, est l'auteur du premier roman clairement et favorablement homosexuel en langue française : Escal-Vigor, paru en 1899, qui lui valut des poursuites (voir en fin de messages quelques références). En 1895, il fait paraître Mes communions, un recueil de 15 nouvelles qui, toutes, mettent aux prises des êtres qui se rapprochent malgré ce qui les opposent ou les séparent. 

Certaines de ces nouvelles nous présentent des situations assez "classiques" : deux frères, un homme et une femme, etc. Cependant, de façon parfois allusive ou elliptique, c'est l'histoire de la "communion" de deux hommes que Georges Eekhoud met en scène. Nous verrons que plusieurs de ces nouvelles sont clairement homosexuelles, et, pour d'autres, homophiles, voire homoérotiques, tant l'union des corps n'est jamais loin, souvent suggérée, mais rarement dite. Parcourons rapidement les plus intéressantes de ce point de vue :

Climatérie


L'affrontement entre deux collégiens que tout oppose (l'intellectuel malingre, "l'homme d'étude" Henri Kehlmarck/le sportif physique, "le gymnaste" William Percy), jusqu'à ce que des événements dramatiques (une noyade, une épidémie de typhus) les rapprochent jusqu'à cette communion finale :

Averti de son approche, Henri le guettait, haletant, le cœur plus révolutionné qu'un tambour de bataille. Afin d'éviter au convalescent une émotion et une secousse trop fortes, les médecins et les maîtres avaient recommandé à ses camarades de modérer leurs transports d'effusion et de contenir l'excès de la grande joie éprouvée à le revoir sain et sauf.
Donc Kehlmarck s'efforçait de maîtriser les élans de son cœur, de mettre une sourdine à son allégresse frénétique.
Le voilà ! Une figure appâlie, une forme spectrale, l'ombre du glorieux William Percy s'encadre dans l'embrasure de la porte. A l'autre bout de la grande salle, Henri, cruellement étreint dans chaque fibre, se compose un visage aussi calme que possible; il affecte d'être engagé dans une conversation indifférente avec les autres jeunes gens. Il essaie de continuer son discours, les paroles s'arrêtent net dans sa gorge. Pourtant, il s'impose de rester sur place, de river ses pieds au sol, mais ses prunelles convulsivement distendues dardent vers les yeux noirs de Percy, agrandis par la minceur du visage, des regards altérés de tendresse infinie — vers les yeux noirs de Percy tellement diaboliques le jour de la noyade et maintenant presque trop bons, trop caressants, fidèles à en devenir cruels, oui cruels à force de magnétisme affectif, pour celui-là même dont ils conjuraient le pardon, dont ils imploraient la sympathie éternelle !
Percy, négligeant l'appui de Lady Evansdale, ouvre les bras à Kehlmarck qui n'ose pas, ébloui de bonheur, affolé par un vertige de tendresse, courir pour s'y précipiter. Mais comme William s'avance en trébuchant et, présumant trop de ses forces, chancelle sur le point de défaillir, Henri n'a que le temps de se ruer vers lui pour le soutenir, le presser contre sa poitrine, et il aspire à ses lèvres comme la consécration de la vie que son sauveur lui avait inhalée après l'avoir retiré de l'eau...



Des Angliers



La tendresse soudaine du client de la taverne pour le petit apprenti, souffre-douleur de ses collègues, qui s'exprime de façon paradoxale :

Il se hâta de régler.
Alors, ostensiblement, il donna un gros pourboire au grand garçon roux, à cet odieux braillard, transfuge de la barrière parisienne, forcé de migrer en Belgique, et il n'osa pas même abandonner la moindre monnaie au doux petiot, qui, sur l'injonction du brutal, l'aida à passer son pardessus.
– Voilà, Monsieur! fit l'enfant d'une voix douce, oh ! si fatiguée, si nostalgique de sommeil, de couchette loin, loin de ce vestibule des lupanars !...
Des Angliers, ému, tout vibrant de sympathie, remercia du ton le plus rogue, ne négligeant pas de saluer, oh ! d'un air protecteur, mais de saluer tout de même, le grand garçon roux.
Et dire qu'il eût voulu verser tout le contenu de sa bourse entre les menottes du petit manœuvre. Le racheter, l'adopter peut-être !

Burch Mitsu


La rencontre du narrateur, en villégiature, avec un marin d'Ostende, Buch Mitsu, auquel il s'attache : il "incarnait à la fois le mystérieux et toujours jeune Océan et la noblesse stoïque et intrépide du métier de marin.". "Nous nous retrouvions ajustés, nos caractères s'emboîtaient comme si nous ne nous étions jamais quittés." Un conflit social, sur fond de concurrence entre pêcheurs belges et anglais, se termine par un affrontement armé et la mort du marin :

Alors, se redressant sur ses coudes, dans la posture d'une vigie fidèle, Burch dirigea ses yeux mourants vers l'horizon où l'édifice des nuages lui représenta le phare de la Révolution promise...

Une partie sur l'eau


Une promenade en bateau, deux "amants" conduits par deux marins, dans une communion presque hors du temps pendant ce trajet entre Anvers et la Tamise :

Les deux gars consentent à tout ce qui les entoure, même aux mouvements de nos tendresses et des leurs; les leurs devenues les nôtres, les mêmes, les seules.
Combien de fois ont-ils abandonné les avirons, combien de fois les leur avons-nous repris ? Je me rappelle que parfois nous ramâmes à deux; l'une fois aussi j'étais le partenaire de l'un des matelots, la fois d'après je m'appariai à l'autre rameur.
A mesure que s'écoulait cette soirée magnétique, nous nous sentions de plus en plus rapprochés. Nos pensées se tutoyaient et se cherchaient comme des bouches; nos pensées étaient des baisers, et par peur de paraître moins confondus que ces caresses, nous nous taisions, frileux, ou nous ne murmurions que de ces mots spasmodiques qui suspendent les battements des cœurs saturés de délices.
[...]
Leur avions-nous seulement dit adieu à ces deux êtres d'élite qui nous imprégnaient la chair de leur cordiale essence autant que nous nous étions exhalés en leur appétissante enveloppe ?

Appol et Brouscard


Le destin de deux hommes en marge de la société, qui unissent leurs vies, dans une relation quasi-amoureuse, jusqu'à un combat fraternel autour d'une femme, inspiratrice malheureuse d'une rivalité inutile.

Différant de leurs compagnons de misère, Appol et Brouscard se portaient à présent une affection si concentrée et si exclusive qu'ils appréhendaient presque leur rentrée dans une société tracassière et pudibonde. Et tandis que les autres haletaient après l'air du large et trépignaient de partir, ils se sentaient étrangement aimantés et sollicités par ce milieu affranchi de la règle. Ils voyaient, sans oser l'avouer, poindre l'heure de la libération avec une inquiétude et une timidité comparables à celle d'un fauve énervé et affaibli par un long séjour dans une ménagerie et qui serait rendu brusquement au commerce des carnassiers agressifs et rapaces. Ils savouraient avec une sensibilité plus maladive que jamais les dernières heures de la captivité; parvenaient à raffiner encore sur les égards, les bons procédés, les scrupules affectifs, les continuelles attentions, les subtiles marques d'attachement qu'ils ne cessaient de se prodiguer.
Que n'auraient-ils donné pour reculer le moment où il leur faudrait quitter ce berceau de leur ardente intimité !

Lorsqu'ils se remirent en marche, tous deux étaient décidés à vivre en irréconciliables hors-la-loi, à s'invétérer dans ce mirage, à s'aimer à cœur perdu, — ah oui, terriblement perdus pour le reste de la création.


Quelque tolérance que le monde des hors-la-loi éprouve pour les pires inversions, on les avait raillés moins à cause de l'anomalie de leurs rapports que du caractère invétéré et chronique de cette affection. Hors du phalanstère des claquedents pareilles communions n'avaient pas de raisons d'être ! Mais, comme au pénitencier, Brouscard imposa promptement silence aux plaisantins. Puis, cette amitié fanatique, illimitée, abondait en traits si généreux et si crânes, elle se manifestait de part et d'autre par un courage, une loyauté, un dévouement, une abnégation si complète, tellement surhumaine, tellement au-dessus des actes inspiré par des attachements moyens et réfléchis, qu'elle finissait par s'imposer, qu'elle en devenait sacrée, qu'elle confondait les simples vicieux, les fanfarons de corruption comme elle devait apitoyer plus tard au tribunal la conscience rigide de quelques vrais justes !


Une mauvaise rencontre



La rencontre entre un noble déclassé et une petit voyou de banlieue, disposé à le détrousser et pourtant subjugué par les sentiments qu'il ressent pour lui au moment de passer à l'acte.

Alors, au lieu de frapper, avec un mouvement d'enfant gâté et boudeur qui se ravise, l'escarpe a refoulé rageusement le couteau sous sa veste, et, cédant à un transport divin il saute au cou de la victime, il l'étreint à bras le corps, tout éperdu, contre sa poitrine, éclatant en sanglots, le couvrant de larmes et de baisers, les lèvres aussi balsamiques, aussi fraîches et gourmandes que celles que goûtait sa mère !
Et Léonce, non moins bouleversé, entièrement acquis à ce misérable qu'il exaltait aux suprêmes altitudes de l'amour, se sentait un froid ineffable dans les veines, comme si l'autre lui eût réellement perforé le cœur de son couteau, mais pour ouvrir une issue triomphale à sa frénésie de charité !


Le sublime escarpe


La passion d'un avocat turinois pour un petit voyou, qui se donne la mort par amour pour préserver l'honneur et la réputation de l'avocat.

Aux approches de leurs tête-à-tête, Zambelli avait peur, et il était pourtant heureux de voir arriver son complice. Son coup de sonnette lui causait une voluptueuse terreur. Il désirait le Papurello avec une indicible appréhension, et dans son accueil passionné, dans ses épanchements furieux et presque désespérés, il y avait un peu de ce froid fébrile du baigneur aux premiers enlacements des ondes. Et en songeant à Papurello absent, Zambelli se le représentait comme l'occupation la plus fatale, mais aussi la plus céleste de sa vie; c'était son dieu funeste et tendre; il l'aimait de toutes ses larmes et jamais aucune approche humaine n'avait retourné ainsi les moelles dans ses os.
Une des caractéristiques de ce rare accouplement et ce qui le différenciait de la plupart des liaisons humaines, c'était leur confiance réciproque et illimitée l'un en l'autre. Zambelli consentait à partager ce dégourdi polisson avec les gaupes et les ruffians de la pègre. Mais il se savait l'affection suprême de ce fier enfant qui lui prodiguait la meilleure part de son être sans en rien excepter et qui lui rapportait la moindre de ses actions et de ses pensées. Afin d'éviter jusqu'à l'ombre d'un froissement, jamais Teodato ne l'interrogeait sur ses amourettes d'occasion. Ces boutades de sentiment ne le regardaient que pour autant que son aimé jugeât bon de lui en parler. Ni homme ni femme ne se mettrait entre eux; rien ne prévaudrait contre l'ardeur et la constance d'une de ces affections que l'antiquité et la renaissance célébrèrent comme une gloire, mais dont s'effarouchent nos galantins vicieux incapables de n'importe quel amour, et, aussi, nos reproducteurs utilitaires confondant les sentiments avec l'économie politique ou domestique.
Loin de se fatiguer de leurs entrevues et de se sentir blasés sur le goût puissant de leur amitié, chaque jour, nos réprouvés se retrouvaient plus dignes l'un de l'autre et se chérissaient davantage.


Si je devais donner ma préférence, je choisirais Une partie sur l'eau, pour la ferveur de la fusion sensuelle et sentimentale entre ces hommes, portée par une langue épurée et inspirée et Le sublime escarpe, pour la beauté du lien qui unit ces deux hommes que tout oppose, sauf leur amour.


L'édition originale de Mes communions a paru à Bruxelles, chez H. Kistemaeckers en 1895. Une 2e édition a été donnée à Paris, au "Mercure de France" en 1897. L'édition que nous présentons aujourd'hui a paru en 1935 à Paris. Elle est illustré par Frans de Geetere, avec 15 dessins à l'encre de chine, en tête de chaque nouvelle (j'ai repris les bandeaux correspondants à chaque nouvelle dans la présentation ci-dessus) et 5 eaux-fortes. L'une est reprise ci-dessus et l'autre, en frontispice, est une probable représentation de Georges Eekhoud :


Par leur tonalité sombre, les gravures de Frans de Geetere renforcent l'aspect noir des nouvelles de Georges Eeekoud, sans faire apparaître le lumière interne qui traverse la majorité d'entre elles. Malgré la noirceur du monde, l'amour, surtout l'amour libre, est un rayon d'espoir qui transcende les forces obscures.


Description de l'ouvrage

Georges Eekhoud
Mes Communions
Paris, « La Connaissance », 1935, in-8° (192 x 128 mm), [8]-329-[5] pp., 5 eaux-fortes sous serpente hors texte, dont une en frontispice, 15 bandeaux gravés dans le texte, une vignette au titre, couverture illustrée d'une vignette.


Tirage de 751 exemplaires qui contiennent tous une suite des gravures en différents états.
Cet exemplaire est le n° 576, parmi les exemplaires sur vélin de Rives à la forme, avec une suite des gravures (640 exemplaires).

Frans de Geetere est un graveur d'origine belge, installé en France (1895-1968). Pour une courte biographie (en anglais) et d'autres exemples de son œuvre, tous aussi noirs que les gravures de cet ouvrage, cliquez-ici. En 1927, il a aussi illustré Les chants de Maldoror, de Lautrémont. Voir un message à ce propos sur ce blog ami : cliquez-ici.

On peut télécharger et/ou lire l'ouvrage sur Gallica (édition de 1897) :
Mes communions, Georges Eekhoud

Sur Georges Eeekhoud, voir la notice Wikipedia : cliquez-ici.