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samedi 31 janvier 2015

Histoire de l'amour grec dans l'antiquité, par L.-R. de Pogey-Castries [Georges Hérelle], 1930

En apprenant à connaître Georges Hérelle à travers les archives qu'il nous a laissées, j'ai compris qu'il n'était pas homme à garder pour lui la somme des informations et réflexions qu'il avait accumulées sur l'homosexualité. Cela semblait trop important  pour lui, pour qu'il ne trouve pas un moyen de partager avec d'autres ce qui était pour lui  un élément majeur de sa personnalité (je n'ose ou ne veux pas dire de son identité, car je crois que la question ne se posait pas ainsi pour lui).


Pour parler d'homosexualité, il a utilisé ce qu'il maîtrisait le mieux : l'érudition. Professeur de philosophie, maîtrisant le grec et le latin comme il se devait à cette époque, il débute par sa traduction du texte d'Aristote, Problèmes sur l'amour physique, qu'il publie de façon très confidentielle en 1900 à seulement 25 exemplaires, sous pseudonyme : 
Aristote. Problèmes sur l'amour physique, traduits du grec en français et enrichis d'une préface et d'un commentaire par Agricola Lieberfreund. En Pyrogopolis, 1900. Ouvrage tiré à vingt-cinq exemplaires seulement pour l'auteur, pour l'imprimeur et pour leurs amis. Achevé d'imprimer le vingt-cinq décembre 1899.

Ce n'est pas par un tel ouvrage qu'il pouvait donner de l'audience à son "combat" (le mot est probablement impropre) pour l'homosexualité masculine telle qu'il l'entendait, c'est-à-dire l'amour grec. En 1900, les écrits sur l"homosexualité étaient rares, en dehors de quelques romans. J'exclus évidemment les ouvrages médicaux, très nombreux, et autres ouvrages tous défavorables à l'amour masculin (études légales, criminologiques, morales, etc. etc.). Ce livre n'a eu visiblement aucune audience. Quand on pense qu'il travaillait sur ce livre depuis plus de 5 ans, on peut penser qu'il a eu une attitude contradictoire en voulant en même temps publier un livre, donc donner une certaine publicité à son intérêt pour l'homosexualité, et lui donner une audience faible, comme pris de timidité. Mais, sachant que nous sommes en 1900, on ne peut pas lui en faire grief.


Ce n'est que plus tard, vers 1920, qu'il s'intéresse à nouveau à l'amour grec. Indépendamment de son propre cheminement personnel, l'époque s'avérait de plus en plus favorable. Il poursuit tout de même dans la voie qu'il avait déjà suivie. C'est par le biais de la traduction d'un texte allemand, écrit en 1837 par Moritz Hermann Eduard Meier, Päderastie, publié dans Encyclopädie der Widdenschaften und Kunst, qu'il souhaite de nouveau aborder ce sujet si intimement important pour lui. Il connaissait ce texte depuis 1887, mais ce n'est qu'en 1920 qu'il ressort la traduction qu'il en avait faite. Moins isolé qu'il ne devait l'être en 1900, il obtient l'appui d'André Gide pour trouver un éditeur pour son travail. Grâce à son ami Ernest Pelletier, il est mis en relation avec celui-ci, qui sert d'intermédiaire entre Pelletier et Laurent Kvaraskelya (Éditions Stendhal), qui accepte de faire paraître le volume. Georges Hérelle et André Gide ne se sont jamais rencontrés, mais ils ont échangé quelques lettres, comme celle-ci, suite à la publication de l'ouvrage :
Cuverville en Caux 19 octobre 1930
Monsieur,
Déjà votre éditeur avait eu l'amabilité de me faire parvenir les bonnes feuilles de votre livre que j'avais lu tout aussitôt avec un intérêt très vif. J'ai déjà eu l'occasion de le signaler à plusieurs amis et ne manquerai pas d'en parler encore.
Veuillez croire à mes sentiments bien attentifs et cordiaux.
André Gide
L'ouvrage porte pour titre :
Histoire de l'amour grec dans l'antiquité, par M.-H.-E. Meier, augmentée d'un choix de documents originaux et de plusieurs dissertations complémentaires par L.-R. de Pogey-Castries.


L.-R. de Pogey-Castries est le pseudonyme de Georges Hérelle. On reconnaît dans les lettres L.-R. l'inversion des deux lettres que l'on entend dans son nom. Quant à Pogey-Castries, c'est une claire allusion à son lieu de naissance, Pougy-le-Château, dans l'Aube.

Pour aborder son histoire de l’amour grec, Georges Hérelle a choisi le biais d’une traduction d’un texte allemand, déjà un peu ancien, qui est une étude érudite sur l’amour grec. Dans l'Avertissement, il annonce : « On nous saura bon gré d'offrir aux lettrés et aux curieux la traduction française de cet excellent ouvrage, où est traité avec une savante maîtrise un sujet scabreux que la plupart des érudits eux-mêmes connaissent mal ». Il poursuit, pour préparer le lecteur : « La lecture de l'Histoire de l'Amour grec est plutôt austère. L'auteur s'y est placé à un point de vue très général. Avec une science profonde, il  traité de l'origine des légendes anciennes, de la différences des mœurs selon les régions, de l'influence de la pédérastie en matière politique et pédagogique, etc. ; mais il a systématiquement laissé de côté la chronique scandaleuse, ne s'est jamais attardé à la peinture des mœurs, a presque toujours dédaigné les détails pittoresques. »



Le texte de Meier est une étude historique, très factuelle, très documentée, austère, bourrée de références et de mots en grecs, qui, après quelques généralités et une introduction générale sur ces mœurs, décline ses différentes forme historique par civilisations anciennes de la Grèce : les Achéens, les Doriens, les Éoliens,  Athènes, civilisation pour laquelle il développe plus. Il reprend ensuite l'étude par philosophe : Socrate, Platon, Aristote. Quelques sujets annexes sont ensuite étudiés : la prostitution, les crimes. Le chapitre « Cause de l'Amour grec » ne lance que quelques pistes, peu fournies, mais se termine par une claire différenciation entre l'amour grec, « dans sa forme la plus pure et la plus noble » des « immonde dépravations dont Pétrone, par exemple, nous offre le tableau », autrement dit la sexualité homosexuelle. Un dernier chapitre additionnel traite de l'Amour grec, à Rome.

Ensuite, comme il l'annonce dans son avertissement : « Les lecteurs d'aujourd'hui cherchent ces petits faits dans la biographie des hommes illustres avec une curiosité toujours en éveil, et ils veulent être renseignés sur les particularités les plus secrètes de leur vie privée. », G. Hérelle donne des Appendices, composées d'une recension d'anecdotes historiques, de poésies antiues, de textes de droit, d'extraits discutés d'Aristote. Pour finir, Georges Hérelle donne un vocabulaire grec de l'amour. Lorsque les termes sont trop crus, la traduction n'en est pas donnée en français, mais en latin ! Le ton des Appendices est certes parfois plus léger que l'étude de Meier, mais on n'y trouvera guère de quoi se distraire. Tout cela reste terriblement sérieux ! A aucun moment dans le livre, il ne prend un ton plus personnel pour traiter le sujet. Cela reste à vérifier, mais je pense qu’une telle recension n‘avait pas encore été faite auparavant, en particulier dans un ouvrage destiné à un public plus large. Cela avait au moins le mérite de démontrer qu’il ne s’agissait pas d’un thème anecdotique de l’Antiquité, ni d’une problématique très ponctuel dans le temps et dans le milieu concerné.  Non, l’amour grec ne concerne pas que Socrate et son cercle.

Dans le chapitre sur Aristote, il fait un rapprochement entre les théories d'Aristote et les  théories modernes (pp; 300-302), en allant jusqu'à Freud. C'est au détour d'un paragraphe, qu'il aborde « le mécanisme de la jouissance chez l'inverti. ». C'est peu dans un livre de plus de 300 pp., mais c'est peut-être beaucoup pour lui.


Si Georges Hérelle souhaitait faire œuvre de militant, ou, pour le moins, apporter publiquement dans le débat un éclairage plus favorable, je crains que la forme choisie et le ton utilisé ne permettaient pas d’être compris comme un plaidoyer pour l’amour grec. Après l’avoir lu, on pouvait seulement en déduire que cette forme d’amour, et seulement celle-ci qui ne représente pas toute l’homosexualité, avait été, à un moment de l’histoire, une façon habituelle, reconnue et même institutionnalisée de nouer une relation sensuelle et intellectuelle entre un homme et un garçon. A l’époque à laquelle il a paru, il apportait un élément positif à un débat qui a été introduit et instruit de façon plus magistrale par les œuvres antérieures de Marcel Proust, André Gide et Jean Cocteau.

Cela n’enlève rien au courage personnel de Georges Hérelle. Certes,  professeur retraité, il ne craignait plus rien. Il reste qu’en 1930, un ancien professeur, chevalier de la Légion d’honneur, érudit reconnu dans ses spécialités courrait le risque d’une stigmatisation, voire d’une forme de bannissement social dans le milieu dans lequel il évoluait. Cela peut ternir une fin de vie. Il a apporté sa pierre à cet édifice qui s’est construit peu à peu, depuis la fin du XIXe siècle, pour changer la vue de la société sur l’homosexualité, même si son combat, je le répète, ne concernait qu’une des formes de cet amour,  et qu’il semble avoir eu du mal à concevoir qu’il puisse prendre d’autres formes.

Il était peut-être conscient des limites de ce premier travail, car il rassemblait les éléments d’une Nouvelle histoire de l’Amour Grec, dont le plan, connu, et les éléments déjà rédigés permettent d’imaginer une position plus personnelle, plus engagée sur le sujet et, surtout, plus ancrée dans le temps présent. Il s’en était ouvert à André Gide dans une lettre de 1934 :
Le 8 juillet 1934

Monsieur,

Comme vous m'avez déjà témoigné une très efficace bienveillance, je me permets de soumettre aujourd'hui à votre appréciation la table ci-jointe d'un grand ouvrage dont le sujet vous intéressera peut-être.
Depuis une quarantaine d'années, à mes moments perdus, au hasard de mes lectures littéraires et philosophiques, j'ai recueilli une infinité de notes qui sont longtemps restées en vrac, mais dont enfin je me suis décidé à tirer un livre intitulé Nouvelles études sur l'amour grec.
Je m'imagine - est-ce une illusion d'auteur ? - que, dans l'ensemble, c'est une œuvre originale. Rien de semblable, au moins à ma connaissance, n'existe ni en France ni même en Allemagne.
Malheureusement l'ouvrage est très volumineux, et, pour le publier intégralement, il faudrait deux gros volumes in-8° ou quatre volumes in-16°. Les conditions actuelles de la librairie et de l'imprimerie rendent à peu près impossible cette publication, et, comme je suis champenois, je me propose tout simplement de donner le manuscrit à la Bibliothèque Municipale de la ville de Troyes, où il pourra dormir dans la poussière jusqu'au jour du Jugement dernier. Et je ne doute pas qu'au jour du Jugement dernier il bénéficiera d'une sentence d'absolution parce que c'est un livre de bonne foi, écrit en toute impartialité et dans un véritable esprit de justice.
Mais, en attendant, vous serez le seul public auquel j'aurai soumis l'esprit de mon œuvre. J'espère que cet esprit ne vous déplaira point, et votre approbation me sera plus précieuse que celle d'une foule incompétente.
Veuillez agréer, je vous prie, Monsieur, l'expression de ma respectueuse gratitude.
G.H.

Malheureusement, le temps ne lui a pas permis de concrétiser son projet. Il est mort en décembre 1935.
La conclusion inédite de cette Nouvelle histoire de l’Amour Grec est transcrite dans l'ouvrage récemment paru, que j'ai chroniqué : Georges Hérelle. Archéologue de l'inversion sexuelle «fin de siècle». De nombreux faits qui m'ont servi à rédiger cette chronique, ainsi que les 2 lettres à André Gide sont extraits de cet ouvrage.



Description de l'ouvrage

Histoire de l'amour grec dans l'antiquité, par M.-H.-E. Meier, augmentée d'un choix de documents originaux et de plusieurs dissertations complémentaires par L.-R. de Pogey-Castries.
Paris, Stendhal et compagnie, [1930], in-8° (194 x 140 mm), VIII-316-[1] pp.


Il a été achevé d'imprimer le 30 septembre 1930.

Le contenu est :
Avertissement (pp. V-VIII), signé en fin L.-R. De Pogey-Castries.
Première partie. Histoire de l'Amour grec. (pp. 1-200).
Deuxième partie. Appendices. (pp. 201-312).
Table des matières (pp. 313-316)

La justification du tirage est : 3200 exemplaires, dont 50 sur papier velin de Hollande Panneoek, chiffrés de I à L et 3150 exemplaires sur Alfax Lafuma, numérotés de 1 à 3150.

Malgré un tirage aussi important, il est difficile d'en trouver un exemplaire. Le tirage annoncé serait-il factice ? Se serait-il mal vendu ? Des exemplaires auraient-ils été détruits, vu le côté sulfureux de l'ouvrage ? On en trouve un exemplaire dans de nombreuses bibliothèques publiques, dont la BNF (8-R-38051). Pour l'anecdote, il y avait un exemplaire dans la Collection jésuite des Fontaines, actuellement déposée à la BM de Lyon.

Stendhal et compagnie a aussi publié : 
Dialogue entre un prêtre et un moribond,par Donatien-Alphonse-François, marquis de Sade ; publié pour la première fois sur le manuscrit autographe inédit avec un avant-propos et des notes par Maurice Heine, 1926.
Les 120 journées de Sodome, ou l'École du libertinage, par le Marquis de Sade. Édition critique établie sur le manuscrit original autographe par Maurice Heine, 1931-1935.
Sous le nom d'Editions Stendhal, ils ont aussi publié un texte homosexuel : Contes d'amour des samouraïs, XIIe siècle japonais, par Saïkakou Ebara, en 1927, dont l'annonce apparaît en 4ème de couverture de cet ouvrage :


Il existe deux rééditions, visiblement à l'identique, chez G. Le Prat, à Paris en 1952 et 1980.

Notes sur les illustrations de ce message



L'ouvrage de Georges Hérelle ne contient aucune illustrations. J'aurai pu faire le choix de reprendre quelques une des très nombreuses illustrations de l'Amour grec que l'on trouve sur Internet, en particulier les céramiques illustrées de scènes d'amour pédérastique. J'ai pris le parti, discutable, de choisir quelques tableaux de Poussin. Il n'y a pas de lien, mais le classicisme sensuel de Nicolas Poussin se marie admirablement à la rigueur du texte de G. Hérelle. C'est aussi pour moi l'occasion de mettre en valeur un des peintres que j'estime le plus.

vendredi 5 décembre 2014

Georges Hérelle. Archéologue de l'inversion sexuelle «fin de siècle», Clive Thomson

C’est un livre stimulant qui vient de paraître : Georges Hérelle. Archéologue de l'inversion sexuelle « fin de siècle », Introduction et édition établie par Clive Thomson. Préface de Philippe Artières


Sur cette période 1870/1914, il existe déjà de nombreuses études sur l’homosexualité, qui abordent le sujet selon de nombreux points de vue : médical, littéraire (riche période !), artistique (voir le récent Plaisirs et débauches au masculin : cliquez-ici) ou tout simplement historique. Pour les études historiques, la large utilisation des archives de police apporte un éclairage intéressant, mais qui est marqué par le biais induit par la source- même. Ainsi, la prostitution masculine, la délinquance liée à l’homosexualité et les affaires de mœurs délictueuses sont surreprésentées par rapport à ce que pouvait être la vie quotidienne d’un homosexuel du temps. Dans la littérature, l’atmosphère fin-de-siècle nous dépeint souvent un univers décadent, marqué par des personnalités hors normes, en marge de la société, le plus souvent au sein de milieux aisés (je pense évidemment à Jean Lorrain, Marcel Proust, Oscar Wilde, Robert de Montesquiou, etc.). Ceux qui ont lu Sodome d’Henri d’Argis imaginent sans mal le type d’êtres décadents et débauchés qui faisaient les beaux-jours de la littérature homosexuelle, des arts et des chroniques des gazettes.

Après cette immersion, souvent passionnante, on se demande s’il existait des homosexuels « normaux » (j’utilise le mot avec prudence). Ce que j’appelle un homosexuel normal est une personne qui fait un métier standard (professeur par exemple), au sein d’une famille normale (la petite bourgeoise de province), qui a des amis, des occupations, bref, qui mène la vie de monsieur Tout-le-monde, excepté que les fées qui se sont penchés sur son berceau lui ont donné le goût pour les personnes du même sexe. En lisant ce livre, je pense l'avoir rencontrée. Cette personne, c’est Georges Hérelle. Le livre est la publication d'une partie de ses archives et de ses papiers d’érudit, dans lesquels il a consigné tout au long de sa vie des témoignages, des réflexions, des lettres au sujet de l’Amour grec, pour reprendre son expression favorite. Ce qui rend d’autant plus rare cet ouvrage, c’est que ce type de documents ne se rencontre quasiment jamais.

Georges Hérelle n’est certes pas monsieur Tout-le-monde. Né à Pougy-sur-Aube le 27 août 1849, il passe sa jeunesse à Troyes. Professeur de philosophie dans de nombreux lycées de province (Dijon, Dieppe, Vitry-le-François, Évreux, Cherbourg et enfin Bayonne), il est surtout passé à la postérité pour ses traductions de Gabriele D’Annunzio, ainsi que, de manière plus confidentielle, pour ses études des pastorales basques. En parallèle de ses nombreuses activités, il a amassé au fil du temps une documentation sur l’Amour grec. Il publie d'abord en 1900 à seulement 25 exemplaires, Aristote : Problèmes sur l'amour physique, traduits du grec en français et enrichis d'une préface et d'un commentaire par Agricola Lieberfreund. Le tirage tellement confidentiel ne lui permet pas de se faire connaître. Plusieurs décennies plus tard, toujours à l'abri d'un pseudonyme, il publie son travail le plus connu et le plus diffusé (la justification annonce 3200 exemplaires) : Histoire de l'amour grec dans l'antiquité, par M.-H.-E. Meier, augmentée d'un choix de document originaux et de plusieurs dissertations complémentaires par L.-R. de Pogey-Castries, publié en 1930 aux éditions Stendhal (cliquez-ici). Cette étude n’est qu’un pâle reflet de l’extension des études homosexuelles de Georges Hérelle. Il a ensuite l’ambition de publier des Nouvelles études sur l’amour grec, mais son décès à l’age de 86 ans le 15 décembre 1935 à Bayonne, ne lui a pas permis de mener son projet à son terme. Archiviste dans l’âme, Georges Hérelle n’a eu de cesse avant la fin de sa vie d’assurer une protection de ses archives en les donnant à différentes institutions, en fonction du sujet. Ses archives sur les pastorales basques sont restées à Bayonne. En revanche, tout ce qui concerne ses traductions, ses archives sur D'Annunzio ont été données à la bibliothèque de Troyes, sa ville d’enfance. Après avoir transmis ses premières archives, intéressantes pour une bibliothèque de province en enrichissant son fonds avec des documents inédits, il commence à tâter le terrain auprès du conservateur pour ses archives sur l’Amour grec. Il faut rendre hommage à ce conservateur, Lucien Morel-Payen, pour son ouverture d’esprit car il l'a tout de suite accepté. C’est l’exploitation de ces riches archives par Clive Thomson qui fait la matière de ce livre passionnant à plusieurs égards.

Avant d’entrer dans la description de l’ouvrage, une précision s’impose sur l’homosexualité de Georges Hérelle. Clairement, comme l’indique les titres de ses livres, il vit l’homosexualité comme une relation sentimentale et sexuelle entre un « aimant » et un « aimé », nécessairement plus jeune, souvent adolescent et d’un milieu inférieur. C’est le modèle de l’Amour grec, avec sa dimension éducative, entre l’éraste et l’éromène, qu’il veut faire revivre en cette fin-de-siècle. Il ne semble pas envisager que cette relation puisse être celle de deux êtres adultes, dans un rapport d’égalité. Lorsque il parle d’homosexuels de son âge ou de son milieu (Félix Bourget, François Le Hénaff, etc.), ce sont des confidents, mais pas des amants. Il faut dire que l’époque restait très marquée par ce modèle. J’en veux pour preuve le Corydon de Gide.


L’ouvrage débute par les lettres échangées avec les frères Paul et Félix Bourget (Paul Bourget est le célèbre écrivain, futur académicien). Les lettres de Georges Hérelle à Félix Bourget, du printemps 1873 (Georges a 23 ans et Félix 15 ans) sont très libres de ton, dans la mesure où la vie homosexuelle, les sentiments, les peines de cœur, les amours, sont très franchement discutés, même s'il n'y aucun aspect sexuel explicite (pp. 84-98). On aimerait pouvoir trouver d’autres correspondances de cette nature. Quel éclairage cela pourrait nous donner sur la vie d'un homosexuel de l’époque ! Il fallait ce concours de circonstances pour que ces lettres soient conservées.

L’ouvrage contient aussi une étude sur la prostitution en Italie, pays où il a souvent séjourné à un moment de sa vie. Cette étude, presque sociologique, laisse penser qu’il ne s’est approché de ce monde qu’à titre d’intérêt purement intellectuel…

Ce qui forme la partie centrale de l’ouvrage est le questionnaire sur l’homosexualité qu’il a soumis à quelques amis et qu’il a complété de ses propres remarques et considérations. On y voit une interrogation permanente sur la nature des sentiments, sur la pérennité des amours de ce type. En filigrane, voire de façon plus directe (on appréciera la pudeur des passages en latin pour évoquer des habitudes sexuelles), il discute ou commente la nature du plaisir sexuel, en particulier celui du pathicus, autrement dit le plaisir passif. Même si cela n’est pas mené à son terme, il y a une réflexion à la croisée entre le plaisir homosexuel, ses formes, et les sentiments amoureux. Par certains exemples qu’il cite, c’est seulement dans cette partie qu’il casse les codes de l’Amour grec au sens strict : aimant-actif-mature/aimé-passif-jeune. Signe probable de l’influence de l’âge, on le sent profondément marqué par le passage du temps et la fragilité de ces amours, quand l’aimé commence à entrer dans l’âge adulte et qu’il s’éloigne presque naturellement de l’aimant. Cette partie centrale du livre est la plus intéressante et la plus riche pour qui veut lever le voile sur ce que pouvait être un homosexuel à la fin du XIXe siècle.

Ensuite, il poursuite par un long texte de réflexions, sous le titre de Les opinions de Simplice Quilibet, qui illustre bien ce que j’entends par homosexuel normal. Même s’il ne se revendique pas de ces termes, l’exergue : "Les opinions de Simplice Quilibet, français moyen, sur lui-même et sur autrui, sur l'art et sur la littérature, sur le droit et sur la morale, sur le monde et sur Dieu", exprime bien qu’il se voit comme un homme « standard » conduit à réfléchir sur ce sujet et beaucoup d'autres.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est la conclusion écrite de l’ouvrage jamais paru. Il s’interroge sur le statut de l’homosexualité à son époque, qu’il met en regard de la place prise par la femme, et l’amour conjugal dans la société du temps. Il conclut que, malgré ses vœux, une renaissance de l’amour grec n’est pas possible à son époque, même s’il constate une plus grande tolérance à cet égard.

En conclusion, un livre a fortement recommander à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’homosexualité. Parmi les très nombreux documents qu’il a conservés et donnés, il y a des recueils de photos de famille, de cartes postales des lieux où il est passé, des amis, des hommes qu’il a aimés, des photos d’hommes nus, etc. Certaines sont reproduites dans le cahier central.

lundi 14 juillet 2014

Le 3e sexe, de Willy, une réédition dans la Bibliothèque GayKitschCamp

Il faut saluer le travail de réédition des Cahiers GayKitschCam qui, inlassablement, donnent à lire des ouvrages anciens ou oubliés sur l'homosexualité. Une des dernières parutions est un ouvrage que j'ai toujours mis à part, par son intérêt et par ce qu'il fait comprendre de la vision de l'homosexualité dans l'entre-deux-guerres. Il s'agit du 3e sexe, de Wily, pseudonyme d'Henry Gauthier-Villars. Possédant l'édition originale, je voulais le chroniquer depuis longtemps. L'occasion m'en est donnée.


Après avoir lu Le 3e sexe de Willy, il me vient spontanément à l’esprit cette association de mots : une bienveillance goguenarde.

Avant de développer, un rapide rappel. Après l’enquête sur l’homosexualité de la revue Les Marges en avril 1926, enquête qui faisait suite à la publication quasi simultanée du Corydon de Gide (première édition publique en 1924) et du Sodome et Gomorrhe de Proust (1921-1922), le chroniqueur mondain Henry Gauthier-Villars, dit Willy, a voulu apporter sa contribution à la connaissance de l’univers homosexuel dans les années 1920. Il en est résulté cet ouvrage, paru en 1927, qui est un panorama des mœurs et coutumes des homosexuels en France, avec des incursions "par dessus les Frontières" (c'est le premier chapitre) en Italie, en Amérique, mais surtout en  Allemagne. Rappelons que l’Allemagne, avec l’action militante de Hirschfeld, était en pointe dans le combat pour la reconnaissance de la dignité homosexuelle. C’est d’ailleurs Hirshfeld qui a popularisé cette notion de 3e sexe, que l’on trouve aussi chez Proust, notion vieillie, mais qui était largement utilisée comme on le voit dans l’ouvrage de Willy. La description du monde gay du Paris de cette époque par Willy s'appelle "La tournée des curieux". On y retrouve les grands classiques : les bals, les bars de Pigalle, les bains, mais aussi une rapide allusion à la vie en province, "la chaste province". Pour faire référence à ce que je disais plus haut, il consacre un chapitre spécifique à "Quelques chefs de file" où l'on retrouve Oscar Wilde, Jean Lorrain, Marcel Proust, Maurice Rostand, Verlaine et Rimbaud, ainsi qu'un chapitre consacrée à la "Littérature androgyne", où le mot androgyne doit s'entendre comme un synonyme de "homosexuelle". On peu s'en étonner, mais Henry Gauthier-Villars ne se départ pas d'une vision de l'homosexualité, aujourd'hui vieillie, où l'homosexuel est toujours un homme qui abrite en lui une femme, ou vice-versa.

Pour avoir lu d’autres ouvrages contemporains sur le sujet, je trouve que Willy fait preuve de beaucoup de bienveillance vis-à-vis du monde homosexuel. Cette bienveillance est clairement nuancée par un ton goguenard, qui se traduit par des plaisanteries parfois douteuses sur les homosexuels. Pour un lecteur moderne qui lirait cet ouvrage avec sa grille de valeurs de 2014, certaines des plaisanteries ou prises de distance de l’auteur seraient clairement assimilées à des propos homophobes. Je crois que si l’on veut comprendre ce livre, il faut le lire en oubliant certaines de nos crispations actuelles.



Ce préambule pour introduire cette réédition bienvenue de ce texte par les cahiers GayKitshCamp. L’édition de 1927 n’est pas difficile à trouver, mais il reste moins coûteux de le lire dans cette réédition. L’autre avantage est que l’ouvrage lui-même a été enrichi de notes et de documents annexes qui en décuplent l’intérêt. Les notes qui complètent le texte facilitent grandement la compréhension en décryptant les allusions, en situant les personnages, souvent complétement oubliés aujourd’hui et les faits. Les documents annexes sont des extraits de textes contemporains sur le même sujet. La lecture du texte de Georges-Anquetil, extrait de Satan conduit le bal (1925) permet d’ailleurs de bien situer la frontière entre une vision clairement dépréciative des homosexuels et la vision que j’ai qualifiée de bienveillante de Willy. C’est peut-être un biais induit par le choix des textes, mais le monde homosexuel est surtout décrit à travers ses fêtes (les bals travestis, comme le le bal du Magic-City), ses lieux festifs ("La Petite Cabane", à Montmartre) et ses rituels, avec parfois le côté excessif et provocateur de ces événements. Cela explique aussi les réactions négatives des auteurs de ces textes qui se trouvent directement confrontés à un monde qu’ils ne connaissent pas ou ne veulent pas connaître. Les aspects plus cachés du monde homosexuel de l’époque, car plus privés et intimes, ne sont pas abordés, car probablement cela n’intéressait pas les auteurs. La vie personnelle d’un homosexuel des années 20, la façon dont il le vit, tout cela est moins spectaculaire qu’un bal d’hommes travestis, mais surtout plus dérangeant car c’est là, dans la vie personnelle de chaque homosexuel, que se trouve la réalité des choses. Signalons que Willy a le même biais. Ce n’est pas en lisant son livre que l’on sait répondre à la question : « qu’est que cela veut dire être homosexuel en 1927 ». Cet aspect des choses peut rendre frustrantes ces lectures et finir par laisser penser que seule une approche anecdotique de l’homosexualité était possible à l’époque.

Henry Gauthier-Villars, dit Willy (1859-1931), est surtout connu aujourd’hui pour avoir été le mari de Colette et l’avoir lancée en signant de son nom la série des Claudine. C’était une de ses personnalités brillantes et recherchées de la Belle époque, en même temps chroniqueur, écrivain, mondain, etc. Touche-à-tout, il a laissé de nombreux livres, mais peu d’entre eux ont accédé à la postérité. Paradoxalement, alors que ce thème est mineur dans son œuvre, son ouvrage sur le 3e sexe est un des rares livres dont on parle encore (cette chronique et cette réédition en sont la preuve).

Justement dans cette réédition, il y a un article fort intéressant qui se termine par la question : « Willy est-il un auteur gay ? » La réponse est positive, car de nombreux éléments sont rassemblés sur les ambiguïtés du personnage à ce sujet (il signait ses chroniques théâtrales : « L’Ouvreuse ») et son intérêt pour le monde homosexuel. On peut rappeler qu’il est l’auteur avec Suzanne de Callias, sous le pseudonyme de Ménalkias, de deux romans sur le sujet : L’Ersatz d’amour, en 1923 et Le Naufragé, en 1924, aussi réédités par Cahiers GayKitschCam. Je vous laisse découvrir cette approche inhabituelle du personnage, en général vu comme un homme à femmes, loin de ce monde et de cette sensibilité. J’apporte juste au dossier cette photo que je possède dans ma collection, au format carte postale.


Willy avec son petit bouledogue français dans les bras vous paraît-il vraiment comme le parangon de l’homme viril XIXe siècle ?

Autre image de Willy : un portrait par Boldini, qui met en valeur un aspect plus dandy du personnage.


Pour finir, une lettre de Willy, sur un joli papier violet ! (lettre de ma collection personnelle qui accompagne l'envoi de la photo ci-dessus)

 Pour en savoir plus sur Willy, cliquez-ici.

vendredi 2 avril 2010

"Le Chancelier de Fleurs", de Robert de Montesquiou, 1907

Lorsque Gabriel de Yturri meurt à Neuilly le 6 juillet 1905, Robert de Montesquiou est inconsolable.

Portrait photographique d'Yturri en frontispice.

Pour garder le souvenir de cet amour de 20 ans, et en mémoire de son ami, il fait quelque chose à sa mesure, digne de son image de dandy flamboyant : il lui consacre un livre, imprimé à 100 exemplaires et précieusement relié, qu'il distribue à ses amis. C'est un de ces exemplaires que je présente aujourd'hui.


Tout le monde connaît Robert de Montesquiou, dandy issu d'une très ancienne famille, né en 1855. Il est passé à la postérité pour avoir été le modèle du baron de Charlus dans la
Recherche du temps perdu. Il aurait aussi inspiré Huysmans pour son personnage de Des Esseintes dans A Rebours, ainsi que Jean Lorrain pour Monsieur de Phocas. C'est l'image même de l'homosexuel fin de siècle.

Portrait photographique de Montesquiou jeune.
Je le préfère au portrait par Boldoni que l'on voit partout.

Le 16 mars 1885, lors d'une exposition Delacroix à l'Ecole des Beaux-Arts, Robert de Montesquiou, tout juste âgé de 30 ans, rencontre un bel argentin de 21 ans, Gabriel Yturri. De cette rencontre naîtra "vingt ans d'incomparable amitié, de zèle brûlant et permanent, de dévouement clairvoyant et hardi, d'inaltérable et constant fidélité". Les deux hommes, que tout pouvait semblait opposer, vivront vingt ans ensemble. Gabriel de Yturri (au passage Montesquiou l'aura doté d'une particule) sera le "secrétaire" du flamboyant comte, qui n'hésitera pas à l'imposer à tout le Grand-Monde dont il était un des arbitres . Tous craignaient ses jugements à l'emporte-pièce. Gabriel de Yturri saura le servir fidèlement, se faisant à l'occasion son messager et son protecteur. Diabétique, après un long affaiblissement, Gabriel de Yturri meurt à Neuilly-sur-Seine le 6 juillet 1905. Trois ans après, Robert de Montesquiou distribue à ses amis les plus proches ce livre :
Le Chancelier de Fleurs. Douze stations d'amitié.

Le Chancelier de Fleurs rappelle le surnom qu'il lui donnait. Le livre est organisé en douze chapitres ( Douze stations d'amitié) :
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I - Préliminaire.
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II - Prédestination. Courte biographie de Gabirel de Yturri avant sa rencontre avec Robert de Montesquiou. Né à Tucumán (Argentine) le 12 mars 1864, il est repéré par un prêtre, Kenelem Vaughan qui, "voyant ces belles qualités, et pour l'éloigner des mauvaises influences" (Quelles mauvaises influences ?), le fait venir en Europe.
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III - Roman d'Amitié. Chapitre sur l'amitié en général, avec de nombreuses références aux grandes amitiés du passé : Cicéron, Montaigne et La Boétie, Flaubert et Louis Bouilhet, les frères Goncourt, etc. Se finit sur la rencontre avec Gabriel de Yturri le 16 mars 1885, coup de foudre que Montesquiou appelle pudiquement : "le miracle de sentiment" : "attachement qui, de son élan initial, avait atteint les plus hautes cimes affectives".
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IV - Correspondance (Alter). Extraits de la correspondance de Gabriel de Yturri, occasion de présenter sa vie et les sentiments qu'il portait à l'auteur. Un fac-similé de l'écriture de Gabriel de Yturri (planche hors texte) illustre ce chapitre.
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V - Correspondance (Ego). Extraits de la correspondance de Robert de Montesquiou
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VI - La vasque. Sur une vasque de marbre trouvée à Versailles et achetée par Montesquiou pour son jardin du Pavillon des Muses à Neuilly. C'est Gabriel de Yturri qui s'est chargé du transport et de l'installation de cette vasque.
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VII - Images et empreintes. Sur les différentes images (photographies et peintures) de Gabriel de Yturri. Il évoque le portrait en pied illustrant l'ouvrage (voir ci-dessus), témoignage "que la rencontre est intime, et l'instant sans trouble." Les "empreintes" sont tous les bons souvenirs qu'il a laissés chez ceux qui l'on connu. La liste est digne du Bottin-Mondain.
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VIII - Dédicaces et poésies. Reprend toutes les dédicaces et poésies adressées à Gabriel de Yturri ou qu'il a inspirées.
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IX - Finis Coronat. Récit des derniers mois et du décès de Gabriel de Yturri
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X - Le Cortège. Lettres de condoléances reçues par Robert de Montesquiou après le décès de Gabriel de Yturri. Parmi ces lettres, on relève les noms de Barrès, François Coppée, Lucien Daudet, La Gandara, la comtesse de Greffulhe, Reynaldo Hahn, le docteur Mardrus, Anna de Noailles. Beaucoup de noms de correspondants rappelleront l'univers de Marcel Proust à ses lecteurs : Greffulhe, Caraman-Chimay, Brancovan, Lemaire, Daudet, etc. Quant à la lettre de Marcel Proust, c'est la plus longue : "J'ai bien du chagrin ce soir, et augmenté du regret de ne l'avoir pas revu.". En effet, "si souffrant", Proust n'avait pu se rendre à son chevet et y avait envoyé sa mère !
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XI - Libation et Nénies. Les réponses de Robert de Montesquiou
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XII - Hic Jacet. Sur la tombe de Gabriel de Yturri au cimetière de Versailles. Robert de Montesquiou sera enterré dans cette même tombe. Ce chapitre est illustré d'une photographie en noir et blanc de la tombe.

Cet ange qui nous invite au silence est une belle conclusion pour cette profonde histoire d'amour entre ces deux hommes. Et quel plus beau témoignage que de lui dédier ce livre, monument de papier élevé en sa mémoire !

Pourtant, cette belle histoire d'amour a charrié derrière elle son lot de médisances et de racontars. Certains ont qualifié d'Yturri de Gigolo, comme l'a rapporté Ghislain de Diesbach, dans sa somme sur Proust (Perrin, 1991). Il accable Montesquiou de son ironie mordante, en qualifiant ce livre de "plus étrange témoignage que puisse inspirer l'amour allié à la vanité."

On peut aussi parler des discussions oiseuses sur la nature exacte de la relation charnelle entre eux (voir la notice Wkipedia !). Montesquiou a toujours laissé entendre que leur relation était chaste, mais cela était peut-être une des facettes du personnage qu'il se construisait aux yeux des autres. M. Larivière (Homosexuels et bisexuels célèbres) n'y croyant pas, rapporte des anecdotes graveleuses sur les dragues de Montesquiou dans les pissotières près de l'Ecole Militaire.


Heureusement, Philippe Jullian, dans la belle biographie à l'ancienne qu'il a consacré à Montesquiou, se montre plus mesuré, sachant rendre justice à l'importance qu'eut Yturri pour Montesuiou, apaisant "l'humeur du maître", le secondant dans "la chasse aux bibelots", mais surtout le suivant comme son ombre. Il rapporte tout de même qu'avant de le rencontrer, Yturri était vendeur de cravates
Au Carnaval de Venise, chemisier du boulevard de la Madeleine et était déjà le "protégé" du baron Doazan, autre célèbre homosexuel de l'époque. Il ajoute qu'Yturri "a pas mal roulé sa bosse et connaît bien des intrigues du demi-monde homosexuel". Cependant, Jullian ne va pas jusqu'à le décrire comme un gigolo. Plus loin, il conclut : "Quels qu'aient pu être les rapports de Robert et de Gabriel, et on peut très bien les croire innocents, le poète ne tenta jamais de remplacer Yturri, il chercha des disciples mais non un ami."

Tout cela ne doit pas nous faire oublier que l'on ne vit pas avec un hommes pendant vingt ans, jusqu'à l'accompagner dans sa déchéance et sa mort, s'il n'est qu'un gigolo. Dédier un livre à un ami mort ne peut pas être que vanité. Je crois en la force de l'amour qui a uni ces deux êtres et jamais personne ne saura ce qu'ils étaient l'un pour l'autre dans l'intimité. Je voudrais finir cette évocation par cette image

On y on voit le beau regard que porte Yturri sur Monesquiou (curieusement de dos, peut-être pour ne pas montrer sa propre tendresse, ce qu'il l'aurait amené à dévoiler un autre visage de lui, en se défaisant de son masque de dandy flamboyant). Je vois dans le regard d'Yturri de la tendresses, de la complicité et un peu de protection.

Description de l'ouvrage

S.l.n.n. (Chateaudun, La Maison du Livre), 1907, in-8° (245 x 190 mm), 302-[14] pp., 3 planches hors texte (deux photographies en noir et blanc et un fac-similé) dont une frontispice.


Les pages non chiffrées en fin d'ouvrage contiennent la table et un errata.
L'achevé d'imprimer est de 1908.

L'ouvrage est relié en plein veau raciné, titre frappé à froid sur le premier plat, dos lisse, auteur, titre et date dorés au dos, tête dorée, emboîtage.



Il semble que tous les exemplaires ont été reliés à l'identique, probablement à l'instigation de Montesquiou lui-même. En effet, on l'imagine mal offrir un livre broché.

L'ouvrage a été tiré à 100 exemplaires numérotés, "exclusivement imprimés pour l'auteur". Il s'en explique page 42 :
"Du reste, cet ouvrage, dont l'avenir fera ce qui lui plaira, le traitant comme il le mérite, n'est, pour le moment, destiné qu'à un petit nombre. Ce petit nombre, ce sera ceux qui, à travers les malentendus de la vie, et en dépit des méconnaissances du monde, ont su démêler dans l'Etre exceptionnel qu'ils virent longtemps auprès de moi, quelques-uns de ces traits qui suffisent, par leur noblesse, à renseigner sur ce qui ne se livre point, d'un sentiment ou d'une pensée".

Cet exemplaire est le n° 100, sans aucune indication de destinataire, ni envoi.

Dans les bibliothèques publiques (CCFr), on trouve seulement deux exemplaires à la BNF :
- n° 40 : exemplaire donné à Henri Lavedan, avec envoi : Res M-Z-364. Contient la correspondance échangée entre l'auteur et H. Lavedan à propos de l'envoi de l'ex., comprenant 3 lettres de l'auteur, la 1ère, du 28 avril 1906 contenant une image-souvenir de G. de Yturri, les 2 autres, de juillet 1908, ainsi que la lettre de remerciement de H. Lavedan, du 14 juillet 1908. Cet exemplaire a été numérisé (cliquez-ici).
- n° 8 : exemplaire de Maurice Barrès, avec envoi : Z Barrès-8908

Il existe aussi un exemplaire à la British Library

Un exemplaire a été donné au docteur Jacquet, avec un envoi. Après le décès du docteur, l'ouvrage revint à Robert de Montesquiou, puis passa dans la vente de ses livres en 1923. Enrichi ensuite d'une photographie de Montesquiou, par Henry Pinard, son dernier secrétaire, il a été proposé par Jacques Desse dans son catalogue "Archives gaies et lesbiennes", 2005 (n° 836).

De l'échange de courrier avec Henri Lavedan, ainsi que par d'autres informations glanées sur Internet, on déduit que l'ouvrage a été distribué en juillet 1908. Robert de Montesquiou en a donné une lecture le 27 juin 1908, lecture à laquelle Proust regrettait de ne pas avoir été invité.

Des extraits sont accessibles à cette adresse :
www.reynaldo-hahn.net/Html/ecritsdiversChancelier.htm

Lien sur une page récente à propos d'un autre aspect de la vie de Montesquiou, sa relation avec Léon Delafosse (on y voit aussi une autre photo du couple Montesquiou/Yturri) :
frounch.blogspot.com/2010/03/leon-delafosse-et-robert-montesquiou.html