samedi 22 octobre 2011

Un point curieux des mœurs privées de la Grèce, Octave Delepierre, 1861

En 1861, paraissait chez le célèbre éditeur d'ouvrages « licencieux » Jules Gay, une petite plaquette qui sera immédiatement condamnée à la destruction « comme contenant des outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs ». De quoi pouvait bien traiter cet ouvrage pour mériter une telle condamnation ? Le titre commence à nous éclairer : Un point curieux des mœurs privées de la Grèce. On comprend vite que l'objet de l'étude est l'homosexualité dans la Grèce antique.

Simeon Solomon, Socrates and his Agathadaemon, vers 1865.

On se dit que pour avoir été condamné à la destruction, un tel texte devait contenir de nombreux détails crus ou scabreux, propres à choquer la morale pudibonde de l'époque. Une lecture attentive nous prouve qu'il n'en est rien. On comprend alors que la vraie offense de ce livre, ce sont des phrases comme celles-ci : 

La pédérastie fortifiait, chez les Grecs, les liens de l'amitié, et même que ce vice n'était pas le résultat de la sensualité mal entendue, mais d'un principe élevé de la théorie du beau.

La puissance de la cause physique était admise comme naturelle, et en amour les Grecs acceptaient tous les modes sous lesquels elle se manifestait.

Socrate à Hippothales, à propos de son amour pour le beau Lysis : « Je te félicite, dit-il, de l'objet de ton amour, il est tout à fait noble et digne d'un jeune homme. Je suis curieux d'apprendre si tu sais parler de tes amours comme un amant doit le faire. » 

Tant qu'ils sont jeunes, ils se plaisent à coucher avec eux, et à être dans leur bras. Ils sont les premiers parmi les adolescents et les adultes comme étant d'une nature beaucoup plus mâle. C'est bien à tort qu'on les accuse d'être sans pudeur, car ce n'est pas faute de pudeur qu'ils agissent ainsi, mais parce qu'ils ont une âme forte, un caractère viril.

Lorsqu'il arrive à celui qui aime les jeunes gens, ou à toute autre, de rencontrer sa moitié, l'amour les saisit l'un et l'autre d'une manière si merveilleuse qu'ils ne veulent plus se séparer.

En effet, ce qu'il y avait de plus choquant, c'était le ton neutre et détaché que prenait l'auteur pour arriver à sa conclusion : les mœurs décrites étaient tout ce qu'il y avait de plus normal à l'époque grecque et qu'elles avaient même été honorées par les plus grands philosophes. Ce qu'il y avait de plus scandaleux, c'est qu'un lecteur moderne pouvait trouver une justification de son amour pour les hommes, voire une morale, dans ces quelques phrases :

Les moralistes et les philosophes de la Grèce, tout en admettant comme légitime l'affection sensuelle des sexes entre eux, voulaient cependant qu'en s'abandonnant à cette passion on ne cédât ni à des motifs sordides, ni à des excès dégénérant en débauche. Le plaisir de la jouissance matérielle ne devait pas être seul la cause de ces rapports intimes. Platon décrit comme un des éléments essentiels de cette sorte d'amour la fascination de l'intelligence et du génie, jointe à celle de la beauté physique; un sentiment réciproque et désintéressé, ne prenant pas son unique source dans la volupté, mais dans une sympathie d'un ordre plus élevé et plus intellectuel. C'est ce qui donne, dans son opinion, de la dignité à l'amour d'un homme pour un autre.

« La dignité à l'amour d'un homme pour un autre » ! Même aujourd'hui, une telle phrase reste difficile à admettre pour certains. A plus forte raison en 1861, pour les mêmes juges qui condamnèrent les Fleurs du Mal ou Madame Bovary, une telle affirmation était presque révolutionnaire ! Elle était d'autant plus inadmissible que l'auteur prend à peine la précaution rhétorique de sembler condamner ces mœurs pour mieux les décrire. Certes, quelques qualificatifs comme « égarements déplorables » ou « corruption », sont le tribut payé à cette obligation de forme. Mais le ton de l'ouvrage fait preuve d'une bienveillante neutralité pour l'homosexualité. Parler de sympathie serait peut-être allé trop loin. Revoyons le titre : « point curieux ». Ces deux mots sont déjà, à eux-seuls, un signe de la posture de l'auteur vis-à-vis du sujet. Ce n'est qu'une curiosité ! L'introduction nous indique déjà l'esprit de tolérance qu'adoptera l'auteur dans tout l'ouvrage : 

Dans toutes les histoires complètes de la Grèce ancienne, on s'est occupé de l'étrange anomalie que présentent, en certain cas, les mœurs de ce pays, si on les compare aux idées que nous nous formons d'un peuple parvenu à un si haut degré de civilisation. Assez de passages nous restent, dans les écrits des philosophes et des poètes, pour prouver que l'amour était compris chez les Grecs d'une toute autre manière que chez nous, tant entre hommes qu'entre femmes.

C'est probablement cela le plus scandaleux : parler d'homosexualité avec bienveillance, rendre sa dignité à l'amour d'un homme pour un autre.

Contenu de l'ouvrage

Le point de départ de cette petite étude est une interrogation de l'auteur, Octave Delepierre, sur l'étrange amour qui lie un professeur à son élève dans un texte paru en 1652 : Alcibiade fanciullo. Après avoir introduit son sujet, l'auteur commence assez logiquement par l'homosexualité masculine, c'est-à-dire, en Grèce, la pédérastie, cette forme d'amour qui lie l'Éraste et l'Éromène. Il cite abondamment Socrate et Platon et les grands textes classiques : le Banquet, la République, etc. Il rappelle : « Les rapports que nous considérons comme de pure amitié entre Achille et Patrocle, Pylade et Oreste, Hercule et Iolaus, rentraient dans la catégorie de l'amour pédéraste» ou « les frères d'armes, que les Grecs appelaient la bande sacrée, étaient surtout liés par une affection sensuelle qui augmentait leur courage. » 

Achille et Patrocle, vers 500 av. JC

Un de ses sujets d'étonnement est de voir le côté presque naturel avec lequel ces philosophes parlent de ces amours : « ce récit, fait en plaisantant au milieu d'une réunion d'hommes instruits et passant pour les plus sages d'Athènes » ou « expose en termes qui ne sont nullement voilés une action préméditée que n'oserait avouer aujourd'hui l'homme le plus brutal et le plus grossier ». Il s'appuie plusieurs fois sur l'autorité de Friedrich Gottlieb Welcker, en particulier lorsqu'il introduit le lien entre l'idéal de beauté et l'amour pédérastique : « cette sorte d'amour des Grecs exerça une influence salutaire sur leur perception de l'idéal du beau ». Après avoir constaté que l'homosexualité n'avait pas cours au temps d'Homère, il expose et étudie, dans la deuxième partie de sa notice, l'homosexualité féminine, autour de la personnalité de Sapho. L'ensemble de la démonstration permet à l'auteur d'arriver à cette conclusion :

Les détails des mœurs qu'on vient de lire nous montrent que ce qui est raconté dans l'Alcibiade fanciullo n'est pas une complète fiction et que l'auteur, quel qu'il soit, a traité la question d'après les éléments que l'on trouve dans les écrits des philosophes les plus respectés.

Reconnaissons que le procédé est un peu roublard. Sans savoir précisément quelle a été la vie intime d'Octave Delepierre, il n'était probablement pas assez naïf pour ne pas connaître l'existence de l'amour entre hommes (il a bien dû être au collège dans sa jeunesse !). Il n'avait donc pas à se plonger dans les philosophes grecs pour savoir que deux hommes pouvaient s'aimer. Fallait-il donc cet artifice d'une étude bibliographique pour exposer les mœurs grecques ? C'était probablement une façon habile d'introduire cette étude, même si elle n'a été d'aucun secours pour protéger le texte de la condamnation des juges.

L'étude du « point curieux » se termine par une courte notice bibliographique sur l'Alcibiade fanciullo.

L'auteur

Octave Delepierre, né à Bruges (Belgique) en 1804, avocat, débuta par des publications sur l'histoire de la Flandre. Nommé consul de Belgique à Londres, il y finit sa vie en 1879. Auteur prolifique, il s'intéressa surtout à la littérature macaronique, faite de textes mêlés de latin et de langues vulgaires. Il publia une Histoire littéraire des fous, une des premières du genre. Son érudition et sa culture l'amenèrent à s'intéresser à de nombreuses curiosités littéraires. C'est comme cela qu'il faut voir son intérêt pour les mœurs grecques.



Description de l'ouvrage

L'ouvrage est anonyme :
Un point curieux des mœurs privées de la Grèce
Paris, J. Gay, 1861, in-12 (177 x 115 mm), 29 pp.


L'ouvrage a été tiré à 245 exemplaires. C'est dans la justification que l'auteur introduit qu'il s'agit d'une notice sur l'Alcibiade fanciullo.




Cet exemplaire a été relié par Belz-Niédrée en demi-maroquin beige, dos à nerfs, tête dorée.


Une nouvelle édition tirée à 150 exemplaires a été donnée à Bruxelles en 1870.
Une édition enrichie d'une Notice bibliographico-littéraire sur Alcibiade, enfant à l'École a paru à Athènes [Bruxelles] en 1871, aussi tirée à 150 exemplaires.


Références

Drujon (Catalogue des ouvrages condamnés, p. 12) annonce : « Quoique traité en termes honnête, le sujet, comme on s'en doute, est d'une telle immoralité que la destruction de la première édition a été ordonnée. » On peut mettre en doute que cette destruction ait effectivement eu lieu.
Cette édition se trouve dans au moins quatre bibliothèques publiques en France (Nîmes, Strasbourg, Toulon, Arsenal) et en deux exemplaires dans l'Enfer de la BNF.


dimanche 18 septembre 2011

Interlude IV : L'univers d'un esthète bruxellois

L'annonce d'une prochaine vente aux enchères est l'occasion de pénétrer dans L'univers d'un esthète bruxellois
J'ai sélectionné ces quelques œuvres en vente :

Anto Carte (1886-1954)
Saint Sébastien, vers 1934

Esculape, dieu de la Médecine
Époque Romaine, IIe siècle.

Pierre Theunis (1885-1950)
Jeune homme assis

Adolphe Crespin (1851-1944)
Portrait de jeune homme (le fils du peintre)


Glyn Philpot (1884-1937)
Echo et Narcisse


Arno Breker (1900-1991)
Homme assis

Arno Breker (1900-1991)
Kameraden Relief, 1939/1940

Attribué à Franz von Stuck (1863-1928)
Hercule, vers 1900



Luca Madrassi (1848-1919)
Jeune homme au poignard

John Lundqvist (1882-1972)
Orphée, 1928

Narcisse
Naples, fin du XIXe siècle

James Ensor (1860-1949)
Portrait en Arabe, 1878


Rik Wouters (1882-1916)
Autoportrait


Lovis Corinth (1858-1925)
Portrait d’Africain, 1884

Victor Demanet (1895-1964)
Jeune homme de profil

Duncan Grant (1885-1978)
Jeune homme allongé nu de dos, 1935

Duncan Grant (1885-1978)
Paul reclining, 1953

Ludwig von Hofmann (1865-1945)
Les baigneurs, vers 1910


Karl Dick (1884-1967)
Autoportrait, 1908

Henry Scott Tuke (1858-1929)
Portrait de Johnny Jackett

Pam Rueter (1906-1998)
Jeune couple

Jean Maury
Jeunes garçons habillés en marin

Arlequin

Ces quelques photos nous font découvrir cet intérieur :






Pour tout savoir sur cette vente, cliquez-ici.

dimanche 11 septembre 2011

Interlude III



Possession à distance

Aujourd'hui, sur la pente d'un renoncement total (et ce n'est pas faute de désir ni à la suite d'une déception), jamais sans doute je n'ai été plus sensible à la beauté de l'Homme, à sa souveraineté. La seule vue de certains de mes semblables qui ne sont que mon prochain suffit à me jeter dans une sorte d'extase.
Je n'oublie rien, quand je me représente leurs charmes. L'évocation de leur physionomie, de leur nudité ne me laisse rien, presque rien à souhaiter davantage que de les voir eux-mêmes. J'assiste comme à un film que mon imagination développe au ralenti. Rien même de ce qui est le plus caché, le plus secret ne m'échappe, tant mon appétit se suffit à lui-même. Ce que je contemple allusivement, illusoirement me fascine au point que je suis presque entièrement satisfait, l'indiscrétion, le viol ajoutant je ne sais quoi à mes prises. Il s'agit là d'une sorte de possession factice à distance, peut-être préférable au réel. On perd si souvent ce que l'on croit tenir. Les êtres dont on s'empare ainsi ne peuvent rien me refuser de ce que je prends à volonté d'eux-mêmes, sans permission, comme à la volée. Le prélèvement est gratuit et sans réticence.
Parfois, l'idée que je me fais de la Beauté de l'Homme est préférable à la Beauté même, dans la mesure où j'en suis plus personnellement l'auteur. Tout ce qui pourrait m'être donné par surcroît ne serait peut-être qu'une mauvaise copie.

Marcel Jouhandeau, Bréviaire, 1980 (p.27)

Merci encore à Another Country pour ses photos inspirantes. J'avais relevé ce texte de Jouhandeau il y a déjà quelques mois et j'attendais la photo qui serait le plus en résonance avec ce texte.

samedi 20 août 2011

Interlude II

Gay Cultes, dans sa rubrique Des nouvelles de nos voisins, pense que je suis en vacances. Il a raison. Cependant, les vacances sont l'occasion de découvrir nos artistes régionaux. Je vous présente donc Jean-Esprit Marcellin, célèbre (!) sculpteur gapençais (Gap - Hautes-Alpes 1821 - Paris 1884).

Florilège de quelques sculptures inspirantes :

Un beau lutteur :



Le berger Cyparisse tenant son faon qu'il vient de tuer par mégarde :


Un jeune homme :


Quelle vision met ce jeune Saint-Laurent dans un tel état d'extase ?



vendredi 22 juillet 2011

Interlude I

Si j'ai quelques lecteurs fidèles, ils auront remarqué que, depuis quelques temps, je prépare des billets longs et documentés, qui me demandent du temps. Ils se font donc rares. Je vais continuer à présenter des ouvrages majeurs (ou moins) de la culture homosexuelle, mais j'ai aussi le désir de publier des billets courts, toujours en rapport avec notre culture Gay. En parcourant les blogs gays ces derniers jours, une belle photo m'a immédiatement rappelé une lecture récente. J'ai décidé d'en faire un message, que j'appelle "Interlude", terme aujourd'hui vieilli mais qui rappellera inévitablement l'image d'un petit train pour ceux qui ont connu la feue ORTF.

Lisant encore Jouhandeau, j'ai découvert ce petit texte (Bréviaire, 1980, p. 30)

L'image essentielle
Une image - c'est un soupçon de ma part - a dû être déposée en moi dès le commencement du monde, au moins dès le commencement de moi-même, dès ma conception dans le sein de ma mère, une image abstraite et éclatante, qui est à l'origine de mon plus personnel Désir. C'est elle qui détermine et dirige tous les mouvements de mon âme.
C'est une image de l'Homme éternel. Un jour ou l'autre, elle s'incarne dans un être qui devient l'objet unique de ma hantise et de mes convoitises - obsession vivante -, hallucinante. Voilà le vrai ressort de la Passion.

Pour moi, cette image pourrait bien être celle-ci :


Merci à Another Country pour ses photos. Je me suis permis de lui emprunter celle-ci.

samedi 2 juillet 2011

Chronique d'une passion, Marcel Jouhandeau, 1944

A partir de la fin des années 1930, Marcel Jouhandeau (1888-1979) dévoile de plus en plus ouvertement son homosexualité dans ses livres. Dans ses premières œuvres, l’évocation de son amour des garçons et du conflit moral associé est extrêmement allusive. Il faut attendre De l'Abjection, paru anonymement en 1938, pour qu'il aborde clairement le sujet, dans une réflexion essentiellement morale. Alors même qu'il fait le service de presse de cet ouvrage, il rencontre en avril 1939 (certains disent en 1938) Jacques Stettiner dont il tombe passionnément amoureux. Ce jeune peintre né en 1904, fils d'un antiquaire parisien, s'introduit de plus en plus dans la vie du couple Jouhandeau jusqu'à provoquer la haine d'Elise, la femme de Marcel Jouhandeau. Le 12 juillet 1939, prise d'une rage subite, elle court à l'appartement de Jacques Stettiner pour l’assassiner à coups de couteaux.



Marcel Jouhandeau tient une chronique de cet amour, selon un forme qui lui sera de plus en plus familière, c'est à dire comme un journal au jour le jour de ce qu'il vit et des réflexions morales que cela lui inspire (je pense aux futurs Journaliers). L'histoire de cette passion paraît en 1944, sous le titre Chronique d'une passion, dans un tirage confidentiel de seulement 100 exemplaires, mais où le nom de l'auteur apparaît explicitement. C'est une nouvelle phase dans le dévoilement car la lecture de l'ouvrage ne laisse plus aucune ambiguïté sur la nature de l'amour qu'il porte à Jacques St., comme il l'appelle. Seule la confidentialité du tirage pouvait encore protéger ce "secret" auprès du grand public, mais plus auprès de ses proches et surtout du milieu littéraire dans lequel il évoluait. D'ailleurs, le financement de cette édition a été prise en charge par Florence Gould, riche mécène et une des grandes égéries de la vie littéraire de cette époque. Ils s'étaient rencontrés au début des années 40.

C'est un des 100 exemplaires de ce tirage confidentiel, récemment entré dans ma bibliothèque personnelle, qui est l'occasion d'évoquer ce beau texte, très jouhandélien par son écriture et sa thématique.

Comme je l'ai fait pour d'autres ouvrages, je vais vous le faire découvrir par quelques extraits (les numéros de pages correspondent à l'édition de la collection Imaginaire-Gallimard).

Sur l'amour et la passion :

L'amour est la forme que prend naturellement ma vocation particulière à la contemplation; il est comme un tunnel où je chemine à côté de quelqu'un d'invisible dans les ténèbres et de temps en temps s'ouvrent des cavernes où l'on se retire et se repose ensemble, infernales ? célestes ? A la lueur pâle qu'une fissure de la muraille laisse filtrer, ô la grâce de ce filet de lumière ! j'aperçois, je reconnais mon compagnon. (28)

J'habite cependant mon sentiment, profond comme une grotte sacrée, qui avec moi se déplace. Où que je sois, comme une "aura" noir et or, mon amour pour Lui m'isole. (46)

Rencontré à une heure, où je me sentais particulièrement seul et déprimé, il est arrivé à moi par des chemins pathétiques, je veux dire par des voies si obscures, si lointaines, si mystérieuses, que je ne pouvais pas ne pas être ému à son approche. (59)

Une extrême liberté intérieure, comme un chant que rien ne couvre. Longtemps, dans l'amour la sensualité n'est qu'un mode d'expression, une forme désespérée de la tendresse, un langage, celui balbutiant de l'adoration; la caresse et le baiser des signes que la force de l'émotion cache, dérobe au plaisir. Quand on aime tellement on oublie de prendre sa part, on n'en a que faire. On n'éprouve de joie qu'à croire en donner et l'admiration, la reconnaissance qui saluent votre effort vous récompensent, mais de toute façon la volupté a été tournée, jouée, frustrée, lésée, dépassée. Bien se tenir, ne pas devenir fou devant la douceur de nous couler l'un dans l'autre lentement et de n'être plus qu'un. (70)

De ces fêtes splendides que j'ai données autour de l'été de ce garçon, j'emporte malgré moi sur mes bras et dans mon regard une moisson d'incroyables fleurs, des épis et dans ma voix une sorte de panique, de tremblements qui m'empêchera longtemps de ne pas être écouté avec étonnement par ceux qui n'ont pas connu mon trouble, qui n'ont jamais partagé ces extases, ni entendu ces concerts, ni constatés sur leurs membres des marques aussi patentes d'un rayon de "la joie divine" usurpé, surpris. (76)

La passion introduit un tel trouble dans la conscience, qu'on a de sa personne, et une telle confusion dans la nature des rapports, que l'on entretient avec un autre, qu'il n'y a plus à proprement dire de "soi-même" pour l'un et ni pour l'autre qu'entre eux, que "soi-même" pour lui et pour moi, ce n'est plus ni lui ni moi seulement, mais nous, comme si nous étions enchaînés l'un à l'autre par un réseau inextricable de ramifications invisibles et que nos entrailles fussent communes. (87)

Sur la fascination pour l'être aimé :

J'aime les taches de soleil autour de ses jambes sur la place Saint-Germain et que son corps soit un peu courbé, l'amertume des coins de sa lèvre et qu'il ait dans les veines du "sang juif", parce que rien ne pouvait le rendre plus impossible de l'aimer quand même et rien n'y a fait. Je n'aime que tout ce qui fait qu'il n'est pas un autre, que tout ce qui le marque et l'insère, le cerne et le limite et le restreint et le retire et le retient dans sa personne. Je n'aime que ce qui lui reste de jeunesse ni plus ni moins, ce que les limites de son corps et son âme enferment d'espace, de temps, d'éternité : là est la juste mesure de mon domaine en ce monde et dans l'Autre. O mystère de l'élection ! Je ne connais plus pour les membres et le visage de la Beauté que ses membres, quels qu'ils soient, et son visage : soleil de ma Nuit. Le sublime a revêtu pour moi sa forme solitaire, assise, debout, étendue à l'ombre d'une Forêt impénétrable, par-delà des déserts sans fin où j'ai seul accès. [...] C'est la société d'un être vivant qui me soit permis de respirer, de voir, d'entendre, de toucher que je cherche, à l'affût de tout ce qui annonce, manifeste, prouve son existence, sa présence, notre intimité sans scrupule ni honte : O toi, mon Drame et mon Secret, qui me doubles et me partages, qui redoubles et abolis mon isolement, jusqu'à m'en délivrer, à force, entre nous deux seuls, de confiance, d'inconvenance, d'insolence, de confidence et de menus privautés, de nudité promise ou supposée.(32-33)

Si simple, si charmant fut son geste d'obéissance à se découvrir sur ma prière à mes yeux qu'il a comblés pour l'éternité de délices ! L'ironie n'est pas absente de sa part, mais si légère, la dispute écourtée, éludée par lui gracieusement, déjà ses vêtements rejetés, il se montrait nu. Depuis que j'étais, j'avais rêvé de ce Théâtre simple : son grenier et de ce spectacle pur, de cette absence totale de plaisir dans le péché, de cette contemplation immobile et muette, un moment hors du temps. [...] Maintenant, ce n'est plus Endymion, c'est lui que je vois, revêtu de tous ses signes cachés, particuliers, que je suis seul sans doute à connaître. Qui l'a regardé avec la même attention dévorante que moi ? Et la connaissance est plus fidèle que la Présence : ce souvenir aussi intime, aussi intérieur à moi que moi, qui peut me le ravir ? Sa nudité fait partie de ma mémoire, où elle éclaire ma Nuit.
Mais faut-il pour arriver à cette liberté intérieure, avoir dépassé la période agitée des combats et de la conquête ? (50-52)

L'intimité d'un être quelconque, sa façon de se comporter dans l'abandon, son regard au moment de la stupeur, l'aveu de son odeur : il y a quelque chose d'unique à découvrir et de caché derrière des murs et des murs qu'il faut franchir à ses risques, avant de plaire encore, pour mériter la dernière confiance, mieux, une confidence entière, dont la nudité n'est que la figure : le droit d'entrée dans le Saint des Saints qu'est le Secret du Corps et de l'Ame du Premier venu, sa faveur.(85)

Bonheur de n'avoir pas dormi du soir au matin. Mes lèvres savourent leur soif, qui me fait vivre, autant qu'elle m'approche de la mort. Désir labour le Désert et de quelques larmes jaillies par surprise naît l'oasis. (115)

Pour finir, la rupture étant consommée, l'esprit est disponible pour d'autres découvertes :

[...], cette vacuité, cette disponibilité infinie que laisse en moi l'absence de J. St., ce vide insondable, n'importe qui va le remplir : cette curiosité de tous les visages, de tous les corps, de toutes les âmes, ce sera ma vengeance : je la sens qui se ranime, à mesure que l'amour s'éclipse; elle est l'autre aspect terrible de moi-même, elle dévorera tout, elle me dévorera, elle les dévorera, punis. Le premier venu ou lui seul ? Déjà tous les passants m'intéressent. Fou, je les regarde; avide, je les investis de nouveau de mon attention passionnée. Rien d'eux ne m'échappe : misère ou beauté ? où l'admiration défaille surabonde la piété. (209)


Sur la religion et le conflit moral :

Cet aspect est très présent dans l’œuvre de Jouhandeau et bien entendu dans cette Chronique. Cette préoccupation en fait probablement le prix pour certains. Pour d'autres, surtout aujourd'hui, elle peut paraître rebutante, voire empêcher d'entrer pleinement dans l’œuvre et d'en goûter la saveur très particulière. Il ne faut pas l'éliminer totalement, car Jouhandeau reste un grand moraliste. Je vous renvoie aux analyses qu'en a faites Didier Eribon dans Une morale du minoritaire ou la courte synthèse qu'il en a donnée dans le Dictionnaire des cultures Gays et Lesbiens. Je n'ai sélectionné qu'un nombre restreint d'extraits pour illustrer cette dimension de l’œuvre :

Jacques, si j'aimais Dieu, comme je t'aime, je serais un Saint, mais parce que je t'aime de cette manière unique, il est impossible que Dieu ne soit pas enveloppé, compromis avec nous dans mon amour pour toi. (44)

La passion telle que je l'éprouve, dépasse le péché. [...] Avec lui, je pèche sans doute cent fois plus qu'avec un autre sur le plan de l'absolu, mais sans jamais commettre le mal ni connaître la honte, si bien que chaque degré plus bas m'élève.[...] mais qu'importe que je ne sache plus parfois moi-même si je me perds davantage, en me sauvant, ou si je me sauve davantage en me perdant avec lui ! Sous l'aspect de l'éternité, quel sombre altier du Tartare nous habitons, lui et moi, où l'Amour nous dérobe à toute bassesse et à toute débauche ! (54)

J'aime ce résumé de la posture jouhandélienne telle qu'elle est exprimée dans Marcel Jouhandeau et ses personnages, Henri Rode, 1950 : "N'ouvrons pas non plus De l'Abjection ni les Carnets de Don Juan, si nous ne sommes pas amateurs d'expériences érotiques d'une qualité hautaine où, la mesure et la clarté visitant nos bas-fonds, transcendent le vice, au point de lui donner l'air de la sagesse, voire de la sainteté. "(14)

Sur l'homosexualité :

Curieusement, l'homosexualité n'est pas abordée en tant que sujet de réflexion, même si elle forme l'arrière plan de toute cette Chronique. La réflexion porte plus sur l'amour et la passion dans le vice et le mal, pour reprendre des mots chers à Jouhandeau. Il n'utilise qu'une fois le mot :

Toute la nuit je me reprochai surtout d'avoir calomnié dans mon dernier livre l'homosexualité, qui ne conduit pas nécessairement à l'abjection, du moment que le sentiment y a sa part. (135).

Dans cette allusion à De l'Abjection, on sent naître une vision plus apaisée de l'homosexualité, qui ouvre la voie aux œuvres plus sereines qui suivront jusqu'à l'extraordinaire Tirésias.

D'ailleurs, il n'a pas fallu attendre longtemps pour que l'ouvrage ait une diffusion plus large, puisque dès 1949, une édition commerciale paraît aux éditions "Les quatre jeudis", tirée à 520 exemplaires. Edition suivante : Paris, Gallimard , 1964


Description de l'ouvrage

Marcel Jouhandeau
Chronique d'une passion
[Paris], "Par le don de Flor", [1944], in-8° (240 x 150 mm), 161-[7] pp., page de titre et couverture illustrées d'une vignette en couleurs.

La vignette de la page de titre et de couverture porte : "Par le don de Flor", autrement dit de Florence Gould. Cette vignette a été dessinée par Léopold Survage :



La couverture et la page de titre sont identiques :


Tirage : 100 exemplaires numérotés sur verger d'Arches. Cet exemplaire est le n° 24


Il n'existe que 2 exemplaires dans les bibliothèques publiques : à la BNF, dans le fonds de la donation Pierre-André Benoît et à Grenoble.

Achevé d'imprimer : 15 juillet 1944, Imprimerie de l'Union, Paris.

L'exemplaire est relié en plein chagrin rouge, dos lisse, titre doré en long, tête dorée.


Il contient une lettre manuscrite de Marcel Jouhandeau à Robert Coquet, son grand amour rencontré en 1948 :



Transcription :

Mardi

Mon petit Robert adoré, mon amour, ma passion,
Demain je te verrai.
Je te revois sur le palier en train d'habiller, de coiffer notre Elue (ou Elise ?).
Non, il n'y eut jamais sous le soleil de scène plus étrange, à la fois plus bouffonne et plus touchante.
J'ai écrit à Henri [Rode] que je passais demain soir te prendre vers 6 h. ¼  6 h ½  à Dupleix et que nous le retrouverions au restaurant où nous avons diné mercredi, où nous dînerons tous les trois.
                            De désir, je n'en puis plus
                              Ton
                                                   M.

Ton petit mot m'est arrivé hier soir. Je te bise. (c'est un mot de Florence)


jeudi 2 juin 2011

Retour sur Tirésias de Jouhandeau

Il y a maintenant plus d'un an, j'ai eu l'occasion de décrire longuement Tirésias, de Marcel Jouhandeau, texte magnifique, admirablement illustré par les gravures d'Elie Grekoff. Je vous renvoie à ce message : cliquez-ici.

J'ai trouvé récemment un autre exemplaire, le n° 13 du tirage de 150. Il contient un des dessins originaux de Grekoff qui a servi à illustrer l'ouvrage. C'est un dessin au crayon sur papier calque :


Autre atout de cet exemplaire, sa reliure que je vous laisse découvrir :


Le relieur a repris le motif des deux serpents entrelacés qui illustre le début de l'ouvrage.