dimanche 28 février 2010

Elie Grekoff

Pour faire suite au message sur le Tirésias, de Marcel Jouhandeau, illustré par Elie Grekoff, deux belles images qui m'ont été communiquées suite au message précédent :


dimanche 21 février 2010

"Ce visage qui nous regarde", illustré par Jean Boullet

Parmi les premiers ouvrages illustrés par Jean Boullet, se trouve cette plaquette éditée en 1947 au profit de l'œuvre de la Mie de Pain, association caritative d'assistance aux sans-abris et aux exclus.


Le texte d'introduction est de l'écrivain catholique Daniel-Rops. Tout est parti de la rencontre avec un pauvre hère qui le regarde : "il n'y avait dans cet homme, dans ce regard, rien de plus qu'une question" : "pourquoi ?". C'est l'interrogation sur l'inégalité, l'injustice sociale, l'égoïsme. Pour Daniel-Rops, "les dessins de Jean Boullet, dans leur poignant réalisme, [...] m'ont tout de suite fait penser à lui".

Ce texte est ensuite illustré de 20 dessin de Jean Boullet.

Malgré la gravité du sujet, le dessin de Jean Boullet sait rendre hommage à la beauté des garçons. J'en ai sélectionné quelques uns.

J'aime cette image de la paternité :


Son talent de dessinateur est tel qu'il sait rendre toutes les situations. Pour preuve, ces visages usés par la vie.


Il y a du fantastique dans ces hommes qui semblent sortir de l'ombre :


Description de l'ouvrage

Daniel-Rops
Ce visage qui nous regarde, avec 20 dessins de Jean Boullet
S.l., La Mie de Pain, 1947, in-8° (241 x 160 mm), [12] pp. - 20 planches, sous couverture rempliée.


Tirage 1 100 exemplaires :
- 20 exemplaires numérotés I à XX, avec un dessin original
- 1080 exemplaires, numérotés de 21 à 1 1000, sur papier des papeteries de Rives.

Il n'existe aucun exemplaire dans les bibliothèques publiques, même à la BNF !

Henri Petiot, dit Daniel-Rops est un écrivain et historien français, né à Épinal le 19 janvier 1901 et mort à Aix-les-Bains le 27 juillet 1965. Il est spécialisé dans l'histoire religieuse (voir la notice Wikipédia)

"La Mie de Pain" est une association d'assistance aux personnes en danger : accueillir dans l’urgence, nourrir et héberger, sans exclusive, sans condition et anonymement toutes personnes majeures, en situation de précarité, de marginalisation ou d’exclusion… Elle a été fondée en 1891 par Paulin Enfert (voir site : La Mie de Pain).

samedi 6 février 2010

"Tirésias", de Marcel Jouhandeau, 1954

J'ai choisi comme image emblématique de mon site cette illustration du Tirésias de Jouhandeau :


Comme je l'avais promis, je souhaite vous faire découvrir aujourd'hui ce livre qui est un texte magnifique sur le plaisir entre hommes, en même temps qu'une merveille de l'édition par la beauté des illustrations d'Elie Grekoff.

Marcel Jouhandeau, né en 1888, a laissé une œuvre romanesque importante, dans la tradition des grands moralistes. L'homosexualité, centrale dans sa vie, n'est que peu à peu abordée, d'abord par des allusions dans son Eloge de l'imprudence (1931), puis de façon de plus en plus claire dans De l'abjection, paru anonymement en 1939, réédité en 1951 avec son nom d'auteur. Suivront Chronique d'une passion (1944), Les funérailles d'Adonis (1948) ou L'école des garçons (1953) et Du pur amour (1955), qui abordent l'homosexualité plutôt sous l'angle de la passion amoureuse, que de la sexualité en tant que telle. C'est avec Tirésias, paru anonymement en 1954 dans un tirage de 150 exemplaires, qu'il aborde le sexe entre hommes. C'est probablement pour cela que le texte restera anonyme et qu'il sera toujours réticent à le reconnaître. Il faut imaginer qu'en 1954, pour un écrivain reconnu, parler ouvertement de sodomie et de plaisir partagé était encore de l'ordre de l'inimaginable. Certes, Jean Genet l'avait fait dans Notre-Dame des Fleurs et Le miracle de la rose, mais il était peu connu, au delà d'un cercle restreint autour de Cocteau, puis Sartre.

Tirésias est organisé autour du récit de ses amours avec quatre hommes, Richard, Philippe, Le Nain et Pierre, qu'il rencontre dans un bordel d'hommes. C'est Richard qui, pour la première fois, lui fait prendre goût à la sodomie :
" Ses poils dessinaient sur ses cuisses dorées des roses noires comme on en voyait semées sur les cuisses de Malatesta, comme en porte le pelage des panthères, et c'est au moment où je le lui fis remarquer qu'il s'est jeté sur moi, en me mordant l'épaule. Vainement je cherchai à me défendre, il m'avait retourné sens dessus dessous et son visage contre ma nuque s'y imprimait si bien que c'était mieux le voir que si je l'avais regardé face à face,quand tout d'un coup, mais comment cela s'était-il fait, je me sentis sailli par son dard. Alors, comme il me tenait, sûr que je ne me déroberais plus à sa possession, sa bouche m'apparut sous mon bras sensuelle, succulente, une grenade entr'ouverte. De douceur plus suave et de douleur plus cruelle, je n'en avais jamais ressenties à la fois. Il m'était bien égal de vivre ou de mourir et je le lui dis, tant le supplice et le plaisir s'exaltent l'un l'autre. Je finis par oublier le supplice pour le plaisir."

Lorsqu'il découvre la sodomie, il a alors dépassé la soixantaine et une longue vie de relation homosexuelle. Une expérience malheureuse à l'âge de 23 ans l'en avait pourtant dégoûté : "Hélas ! j'en fus plus d'un an malade et une sorte d'horreur de ce geste m'empêcha de le considérer toute ma vie comme agréable."

L'ouvrage est illustré de 15 gravures d'Elie Grekoff. Je les reproduis à la suite, complétées de morceaux choisis, glanés au fils du texte.




"Ce soir, il allait répandre sa semence, la curiosité lui a pris de se voir en moi, de mesurer de l'œil notre jointure, sa puissance et la longueur de sa portée, mes profondeurs aussi. Alors comme il s'écartait et se penchait sur ma croupe, j'ai aperçu de profil, en me retournant, son poitrail de lion, ses seins lourds, si gonflés par la jouissance qui approchait, qu'ils partageaient, qu'une goutte de lait gicla d'un tétin. Non, rien ne pouvait, parmi la confusion de nos formes, m'émouvoir plus que de surprendre toutes ces érosions à la fois, dont les cataclysmes seuls qui changent le cours des humeurs dans la nature peuvent donner une idée.
Cela éclate subrepticement et vous voici de fond en comble bouleversé, transmué. Sans doute, pour qu'il en soit ainsi, faut-il ne pas tricher, ne pas traiter le plaisir légèrement, mais comme une initiation constante et constamment renouvelée, aux mystères les plus sacrés."

J'aime particulièrement l'idée de cette dernière phrase.



"Il ne me prend qu'agenouillé, mes jambes passées autour de son cou. Ainsi son visage demeure exposé au-dessus de moi, les paupières baissées, jusqu'au moment où le bonheur le saisit et m'envahit. Alors il ouvre ses yeux, tout grands, de grands yeux couleur de pervenche, dont la tendresse à ce moment-là est d'autant plus poignante que sa bouche cruellement se chiffonne,se rétracte, un peu comme l'huître encore vivante, quand on la dérange dans son repaire. Après, je n'ai qu'à lui parler de ce regard et de cette grimace pour qu'il sourie, mais comme le paraissent faire seulement les animaux endormis au rappel en rêve de la volupté."




"Dès que je vais être prêt, il vient me chercher, m'attire à lui et je commence à trembler, à geindre de peur, à supplier qu'il me ménage, qu'il ne soit pas brutal, trop dur, comme le volatile, que guette un vautour ou le couteau du sacrificateur. Alors, il me donne de doux noms par monosyllabes ensalivés, dont je comprends moins le sens (il parle un argot à lui) que la gentillesse volontaire ou l'ironie, quand il ne les pimente pas tout d'un coup de grossièretés, cette fois claires, ou de quelque menace qui me glace de terreur. En même temps sa main me touche au bon endroit, sa caresse m'excite et m'apaise, il m'entoure peu à peu la taille de son bras massif qui pèse sur ma hanche et tout d'un coup me ceinture et me broie. Son visage s'éclipse, je le sens descendre le long de mes reins,à la recherche de profondeurs qu'il visite comme chez lui. Au passage de son doigt, puis de sa langue, je m'épanouis. La confiance naît. A peine ai-je senti sa chaleur installée en moi, son visage remonte des abîmes. Comme s'il frôlait chacune de mes vertèbres l'une après l'autre au passage et c'est quand il me mord la nuque et que je sens son corps allongé le long du mien, ses tétins sensibles au-dessus de mes épaules, que la pointe carrée de son phallus, battant mes fesses, comme exprès pour me faire éprouver sa raideur, hésite encore une fois sur le seuil et enfin me pourfend. Bien en selle, après une longue promenade au trot, d'un coup de rein, il me retourne et mes jambes passées comme un collier autour de son cou, je peux contempler, entre ses deux épaules qui me cachent toute la pièce, une Face de Titan maussade qui se balance, passant de l'insulte la plus cruelle à la câlinerie, d'une expression de douleur à la béatitude, avant de se fondre de bonheur. Sa bouche à la mienne attachée, nos yeux se ferment en même temps que sa sève brûlante m'inonde et que la mienne se répand entre nos deux cœurs, débâcle saluée par des râles sans fin, comme il n'arrive qu'aux bêtes fauves qui s'accouplent dans les forêts."





"Le moment le meilleur est peut-être celui de l'attente à genoux, sans voir ni savoir ce qui se passe derrière soi. Rien de plus émouvant que l'approche du pénis, avant l'attouchement. Douceur de l'hésitation du membre au bord des lèvres qui se rétractent et peu à peu se détendent, comme pour aller au-devant de ce qui va les
élargir, en les déchirant. Deux bras déjà vous ceinturent. Tu ne fuiras pas. La pénétration est d'abord douleur, cependant que l'agitation du fer lui permet de prendre sa place dans le fourreau qui, dépliant une à une ses mailles, épouse plutôt la forme de ce qui le remplit qu'il n'impose la sienne, jusqu'au moment où la vulve, béante de délectation, se lisse et s'oint elle-même. Alors le glissement de pénible qu'il fut d'abord se change bientôt en la plus voluptueuse et comme intérieure caresse.

Pierre seul a su faire suivre son balancement rythmé d'une extase encore plus complète : c'est quand, son ventre ayant touché mes reins, nos toisons mêlées, il a pris en moi sa place, où il reste longtemps immobile, si tendu que le gland se gonfle à l'intérieur et par son propre battement, par sa seule vibration parvient à l'orgasme. Alors averti par son cri, à peine me suis-je senti tout d'un coup inondé de sa chaude liqueur, il en profite, humecté, pour s'avancer encore plus loin, de cachette en retranchement jusqu'à ce que ce soit à moi de crier, en même temps que sous l'effet de la jouissance, tout en moi se resserre, comme une coulisse sur son phallus que je retiens mon prisonnier et fous d'une mutuelle reconnaissance, nous tombons enlacés sur la couche et nous endormons."



Elie Grekoff est un illustrateur français d'origine russe, né le 11 octobre 1914, à Saratoff, dans la province du Don et arrivé en France en 1928. Il est mort à Saumur le 16 juillet 1985. Il a été formé par Fernand Léger. Un site très bien fait lui est entièrement consacré : Elie Grekoff.


Description de l'ouvrage et de l'exemplaire

Tirésias
S.l.n.n, 1954, in-8° (224 x 142 mm), 92-[4] pp., 15 gravures sur bois dans le texte, couverture et titre illustrée d'une gravure sur bois.

L'achevé d'imprimer est du 23 mars 1954. Selon la BNF, il a été imprimé à Paris par M. Sautier.

Tirage : 150 exemplaires sur vélin pur fil du Marais :
- 15 exemplaires numérotés 1 à 15 contenant un dessin original, une suite sanguine des 15 bois illustrant le livre plus une suite de 5 bois non utilisés
- 15 exemplaires numérotés 16 à 30 contenant une suite sanguine des 15 bois illustrant le livre plus une suite de 5 bois non utilisés
- 120 exemplaires numérotés 31 à 150


Cet exemplaire est un exemplaire d'artiste, marqué "A". Il contient la suite sur sanguine des 15 gravures sur bois (c'est de cette suite que sont tirées les illustrations de ce message). Il contient aussi 5 gravures qui n'ont pas été retenues dans l'ouvrage définitif.






Dans les collections publiques, on ne trouve que 2 exemplaires, tous les deux à la BNF :
ENFER-1498, avec envoi autographe signé de l'auteur à la Bibliothèque nationale, daté de novembre 1955.
RES 8-Z PAB JOUHANDEAU-78, don de Pierre-André Benoit.

Dominique Fernandez possède un exemplaire, comme il le raconte dans
Le rapt de Ganymède (p. 140) : "J'en possède un [un des 150 exemplaires] que m'a donné Marie Laurencin, le 11 novembre 1955, en me disant : « Peut-être que cela vous intéressera-t-il plus que moi. » La dédicace de Jouhandeau à Marie Laurencin présente le livre comme un « excellent pastiche » de l’Imitation de Jésus-Christ."

Avec
Le voyage secret et Carnets de Don Juan, Tirésias a été réédité par Arlea en 1988, sous le titre Ecrits secrets.

Les Ecrits secrets ont ensuite paru en 1993 dans la collection de poche "Pocket".


Pour ceux qui veulent aller plus loin sur Jouhandeau, je recommande les belles pages de Didier Eribon dans
Une morale du minoritaire, Paris, 2001.

Messages, qui présentent deux autres exemplaires, avec des dessins originaux : 

Tirésias, Marcel Jouhandeau, 1954 (III)
Retour sur Tirésias de Jouhandeau

dimanche 10 janvier 2010

Le Baiser de Narcisse, de Jacques d'Adelswärd-Fersen, illustré par Ernest Brisset, 1912

Ce beau portrait de l'adolescent Milès orne le dernier chapitre de ce bel ouvrage de Fersen.
  
Page de titre :
Milès, né à Byblos des amours d'un marchand et de son esclave de Bythinie, Lidda, se fait rapidement remarquer par sa grande beauté. D'abord destiné à être prêtre au temple d'Adonis, à Attalée, il s'en échappe pour retourner à son pays natal. Il a déjà éveillé l'amour chez Enacrios. Devenu esclave, il est acheté par Scopas l'architecte qui le ramène à Athènes, où il l'affranchit. Il a alors 15 ans. Scopas se meurt d'amour pour Milès, mais celui-ci ne le lui rend pas, tourmenté qu'il est par son rêve de retourner à son pays natal. Sa beauté provoque l'admiration et la passion du peintre Ictinos qui l'utilise comme modèle pour les fresques du temple de Ganymède, construit par Scopas. Il fuit encore avec un inconnu, qui est comme le double de lui-même. Resté seul, il voit le reflet de son image dans l'eau : "Cette image lui souriait pour l'attirer vers elle. Il se pencha encore; soudain il sentit le contact humide et doux de lèvres, plus tiède encore qu'un baiser. N'était-ce pas là l'image du sauveur qui le mènerait dans sa patrie nostalgique par des chemins que nul ne connaissait, maintenant que les humains, tous, lui avaient menti? Aussi, les regards frôlant les vagues. Milès éprouvait-il un singulier plaisir à entendre les voix qui lui parlaient enfin. Car ces voix lui parlaient, disaient les pays d'extase imaginaire où l'on ne souffre plus, où l'on ne pense plus, où l'on ne rêve pas. L'adolescent se penchait encore... Ses doigts qui s'agrippaient au rocher glissèrent...".
 
 
L'évocation de la beauté juvénile est omniprésente : "ils croisèrent une théorie de jeunes hommes et d'adolescents dont les tuniques de lin transparentes laissaient voir des formes juvéniles et musclées." En particulier, ces deux belles évocations du jeune Milès nu : "Puis il dégrafa sa tunique dont l'étoffe soyeuse tomba à terre, palpitant autour de lui tel qu'un phalène. Et il demeura ainsi, dans une pose presque pareille à celle du dieu, tandis que les rayons d'or poudraient de lumière chaude la nacre ferme de sa chair. Prolongement fuselé de ses chevilles étroites, les jambes musclées, déliées au genou supportaient comme deux colonnes d'albâtre le torse souple, le ventre plat et légèrement creux où s'affirmait la précoce virilité de Milès. La tête semblait une fleur plus belle épanouie sur le col de cette amphore humaine dont les anses étaient fermées par les deux bras déjà robustes de l'adolescent. Devant cette splendeur et cette immobilité, personne n'élevait la voix comme devant un chef-d'œuvre. Milès avait chanté, dansé et il se montrait dans sa nudité glorieuse..." Milès "dénoua l'étoffe fine qui lui ceignait les reins et sa nudité radieuse apparut. La tête splendide de pureté, avec le front bas tout ombragé de cheveux drus, bouclés sur les yeux clairs, se détachait plus nerveuse encore et plus altière sur le cou veiné qui l'unissait à la poitrine blanche, au torse cambré. Une petite ligne brune faisait collier, séparant du corps pâle le visage et la nuque, mordorés par le soleil. Les épaules un peu étroites, à la peau moirée, indiquaient la grande jeunesse, ainsi que les bras, mal habitués aux violents exercices, et presque trop maigres. Mais les hanches polies, ombrées par la puberté saine, le sexe rond et ferme comme un fruit, les cuisses dures, les mollets élancés disaient quel mâle s'éveillerait dans cet enfant, aux jours de la force prochaine."
  
L'histoire baigne dans une atmosphère éthérée, dans laquelle les réalités crues de l'amour semblent bien loin. Seules quelques allusions évoquent la sensualité (je n'irai pas jusqu'à dire la sexualité, le mot paraît déplacé dans le monde imaginaire de Fersen !) : "Sous les doigts subtils des pocillateurs, Milès en extase fermait ses beaux yeux. Depuis trois mois qu'il avait été soumis aux purifications, et qu'il apprenait pour affronter l'aéropage le chant des vers et la danse, jamais encore les caresses des esclaves n'avaient été si douces. On l'avait oint d'huiles précieuses et de nards de Syracuse. Ses paupières battaient comme des ailes lasses et son corps radieux était souple, ondoyant et tendre — comme une algue rose." Ecoutons Scopas l'architecte qui se meurt d'amour pour le beau Milès. Son amour sait aussi s'exprimer comme un désir sensuel : "Et lorsque je te regarde, désirable et plus bel encor par ton indifférence, lorsque je sens monter en moi les gestes et les râles du désir, il me semble évoquer la légende du Prométhée, dont, en place des vautours, une colombe dévore le cœur..."
  
Ce sera tout pour la sensualité. Dans ce même passage, c'est aussi un autre thème qui traverse tout l'ouvrage : l'amour impossible pour un bel adolescent qui ne le rend pas. Faut-il y voir un écho des amours de Fersen avec Nino Cesarini, le jeune maçon italien de 15 ans auquel il s'était attaché, peut-être comme Scopas au jeune esclave Milès, de 15 ans aussi ? "Sans se rendre compte de la fièvre que soulevait sa beauté, Milès, ignorant de l'amour, ignorant de soi-même, rendait en affection ce que Enacrios lui offrait en passion plus obscure et plus humble." Exemple, ce dialogue entre Scopas et le philosophe : "- Dis-moi ce qu'il faut faire pour égayer cet enfant, répéta le vieillard anxieux... Je souffre et je l'aime !... - Il est trop beau pour te sourire". "Un instant, le vieil artiste tourna la tête croyant que l'enfant lui parlait. Ce n'était que le vent dans les feuilles..."
  
On sent chez Fersen la nostalgie d'un temps où l'on pouvait aimait la beauté des jeunes gens. Cela sonne comme un douloureux rappel de ses déboires passés, pour avoir simplement voulu vivre en conformité avec ses goûts : "Cependant Milès grandissait en taille et en beauté.La tête charmante de Lidda ressuscitait, animée, et paraissait jaillir du cou tiède et blanc comme d'une tige sublime. Lorsque Milès passait avec Séir par les voies dallées de Byblos et que la pierre plate résonnait sous le sabot de l'âne qui portait l'enfant, les marchands accroupis, les riches en litière, les légionnaires romains, les prophètes et les mendiants se détournaient pour voir cette radieuse apparition. Car c'était au temps où le monde adorait la Beauté, où le peuple absolvait Phryné pour la splendeur de ses formes, où l'Antinous allait naître pour le caprice d'un Empereur. Et tous s'exclamaient : Celui-ci sera aimé de Zeus ! Et ils prêtaient aux dieux du ciel l'admiration des hommes de la terre..."
  
Un paradis perdu ou un monde à redécouvrir : " Oh oui! en face de cette brutalité sale, de ces besoins d'animaux, de ces peaux velues ou flasques, de ce manque d'idéal et de jeunesse, comme l'autre Passion, jusque-là dédaignée par lui telle qu'un compromis et telle qu'un crime, lui apparut somptueuse, rare et persécutée ! Les images sveltes de l'Ephèbe et d'éphèbes pareils à lui dansèrent dans la pénombre une ronde claire autour de son front triste, une ronde ambigüe et caressante rythmée sur un bruit de source ou de baiser ! Et c'était là le bonheur sans mélange, le présent sans avenir !"
  
Ce texte avait d'abord paru en 1907, dans un ouvrage regroupant deux nouvelles : Une Jeunesse. Le Baiser de Narcisse. Paris, Librairie Léon Vanier, éditeur, A. Messein, succr, 1907, in-18, 225 p. En 1912, une nouvelle édition du Baisser de Narcisse, est donnée par le libraire Léon Michaud, de Reims, avec des illustrations d'Ernest Brisset. C'est cet ouvrage que je présente aujourd'hui. J'ai été séduit plus par la qualité de l'édition, en particulier par la beauté des dessins d'Ernest Brisset, que par la texte, dont l’intérêt est plus documentaire sur une certaine façon de vivre et d'imaginer l'homosexualité en ce début du XXe siècle, même si je ne suis pas insensible à certaines qualités de style, malgré sa préciosité. Je n'ai malheureusement pas trouvé beaucoup de renseignements sur cet illustrateur né à Reims en 1872 et mort à Paris en 1933. J'ai trouvé sur le net une illustration de 1911 pour le champagne Moët et Chandon, dans le même esprit que celles qui illustrent cet ouvrage. Est-il un amateur de la beauté grecque ?
  
Je ne vais pas donner ici une biographie de Jacques d'Adelswärd-Fersen. On trouve de nombreux sites, dont une notice Wikipédia en Anglais (cliquez ici). Une bonne synthèse, bien illustrée, sur le site Homodesiribus. Pour ceux qui lisent l'espagnol, une autre bonne synthèse sur Fersen sur le blog : bajo el signo de libra, dont j'ai extrait les photos qui illustrent ce message, en particulier ce beau portrait dont j'aime bien le petit sourire mutin.
  
Rappelons qu'en 1904, Fersen rencontre Nino Ceasrini, un jeune italien qui va partager sa vie dans sa villa de Capri. La première édition de 1907 porte cette belle dédicace qui lui est adressée : "à N. C. Plus beau que la lumière romaine. " Celle de 1912 porte une dédicace plus sobre où l'on doit reconnaître ses initiales, avec celle d'Ernest Brisset : "Pour E.B. et N.C. en amitié fervente et fidèle." Les portraits de l'adolescent Milès, par Brisset, n'ont-il pas été inspirés par Nino Cesarini ? Je vous laisse juge à partir de ce portrait par Paul Höcker :
 
 
 
Description de l'ouvrage et de l'exemplaire 
 
Fersen
Le baiser de Narcisse Reims, L. Michaud, Editeur, 1912, in-4° (278 x 206 mm), [12]-85-[3] pp., bandeaux, couvertures illustrées. L'ouvrage contient 16 illustrations d'Ernest Brisset, sous forme de bandeaux au début de chacun des 16 chapitres.
 
Exemple de mise en page, pour le chapitre II :
  
Les deux couvertures sont illustrées par des grands motifs d'encadrement. La première couverture reprend aussi le motif du chapitre XIV.
   
Le tirage est de 220 exemplaires : 
- 20 Exemplaires sur papier Japon des Manufactures Impériales contenant la suite des gravures imprimées en noir numérotés de 1 à 20.
- 200 Exemplaires sur papier Vélin du Marais numérotés de 21 à 220. 
 
Cet exemplaire, non numéroté et nominatif, a été imprimé sur papier Japon. C'est l'exemplaire personnel de Mme Léon Michaud, femme de l'éditeur. Il contient une suite de toutes les illustrations soit 18 planches (les 16 bandeaux et les 2 couvertures). L'ensemble est contenu dans une chemise fermée par des lacets de soie grise.
 
Il n'existe qu'un seul exemplaire dans les bibliothèques publiques de France, à la BNF, dans la Réserve des livres rares et précieux (RES M-Y2-105). Il a été numérisé sur Gallica : cliquez-ici.
 
En conclusion, un bel objet bibliophilique, probablement conçu sous la supervision attentive de Fersen, pour servir d'écrin à un texte que l'on imagine écrit par amour pour l'homme qu'il aime. Pour clore ce long message, cette très belle photo de Wilhelm von Plüschow qui est peut-être un portrait de Nino Cesarini :