dimanche 4 juillet 2021

Fragments du Narcisse, Paul Valéry, illustré par Camille Josso, 1947

On peut s'étonner de voir apparaître le nom de Paul Valéry sur un blog consacré à la culture homosexuelle. Son œuvre est restée étrangère à cette culture, même si, par ses amitiés, il était en contact avec certains de ses plus illustres représentants comme André Gide. En 1917, il lui a dédié son poème La Jeune Parque. Leur correspondance qui s'étale sur plus de cinquante ans (1890-1942) a été publiée en 2009. Mais ce n'est pas pour cela que j'en parle aujourd'hui.
 
Il faut d'abord rappeler que le thème de Narcisse a accompagné Paul Valéry toute sa vie. Il publie un premier poème, Narcisse, en 1891. Il le reprend ensuite, en le complétant avec deux chants, sous le titre Fragments du Narcisse, dans le recueil Charmes, paru en 1926. Le texte est accessible dans cette édition sur le site Gallica : cliquez-ici. Je n'ai pas cherché à faire la généalogie de ce thème dans l’œuvre de Paul Valéry. Il suffit juste de savoir qu'il a aussi publié une Cantate du Narcisse en 1938. En définitive, sous ces différentes versions, on peut dire que Narcisse a accompagné Paul Valéry de 1891 à 1941. Selon le décompte de Pauline Galli dans son article (voir ici), en cinquante années, il a publié huit textes sur ce thème, qui a donc traversé la totalité de sa carrière poétique.
 
Il était d'un usage courant que les sociétés de bibliophiles publient chaque année le texte d'un écrivain réputé avec les illustrations d'un artiste lui aussi réputé, dans une édition soignée et tirée à petit nombre pour ses sociétaires. C'est ainsi qu'en 1947, sous la présidence d'Albert Malle, la Société des Amis du Livre Moderne choisit de faire illustrer Fragments du Narcisse, de Paul Valéry, qui était décédé deux ans auparavant, par Camille Josso, un artiste aujourd'hui un peu oublié. C'est ce livre que je présente aujourd'hui.

Le thème de Narcisse a souvent une dimension homoérotique forte. Le poème de Paul Valéry effleure cette thématique, en particulier par l'évocation de la beauté de l'adolescent. En revanche, le choix de l'illustrateur est clairement de mettre l'accent sur cette lecture du poème et, plus généralement, du mythe. Je pense que les illustrations extraites de l'ouvrage parlent d'elles-mêmes.
 



 
Le travail de Camille Josso est titré de façon inhabituelle : "Commentaires conçus et gravés". C'est probablement que l'on voulait bien faire comprendre que les illustrations n'étaient justement pas ... des illustrations littérales du texte de Paul Valéry, mais bien une forme d'interprétation laissée à la libre décision de l'artiste.
 
En ces temps de l'après-guerre que l'on imagine volontiers prudes et homophobes, on peut s'étonner qu'une société de bibliophiles accepte et choisisse une illustration clairement éphébophile pour un poème de Paul Valéry. C'est ici que l'on mesure ce qui peut nous séparer de cette époque. Ce ne sont que soixante-quinze ans et pourtant, il me semble qu'une telle démarche ou un tel choix seraient tout simplement impensables aujourd'hui.

Remarquons tout de même que l'illustrateur Camille Josso a probablement voulu atténuer l'aspect trop frontal de cette glorification ambigüe de la beauté adolescente. Il a fait le choix de représenter Narcisse dans toute sa splendeur à travers son reflet dans l'eau. Ces portraits inversés laissent une impression un peu étrange, car il est inhabituel d'avoir des illustrations "à l'envers".

Camille Josso (Nantes 1902 - Paris 1986) est un peintre orientaliste. Il a été très actif comme illustrateur après la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années soixante. Il s'était spécialisé dans la gravure au burin, qui est la technique utilisée dans cet ouvrage. Son travail ne semble pas avoir fait l'objet d'une étude, ni même d'une recension complète car cet ouvrage est absent de la liste bibliographique de sa notice Wikipédia. Une recherche rapide et donc incomplète sur Internet ne permet pas de confirmer un intérêt particulier de Camille Josso pour le corps masculin, ni, d'ailleurs, pour la représentation humaine.
 
Trois extraits du poème :
Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,
Tout autre n’est qu’absence.
O mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi...

 

Toi seul, ô mon corps, mon cher corps. 
Je t’aime, unique objet qui me défends des morts !

 

Oh ! te saisir, enfin !... Prendre ce calme torse
Plus pur que d’une femme, et non formé de fruits...
Mais, d’une pierre simple est le temple où je suis,
Où je vis... Car je vis sur tes lèvres avares !...
    O mon corps, mon cher corps, temple qui me sépares
De ma divinité, je voudrais apaiser
Votre bouche... Et bientôt, je briserais, baiser,
Ce peu qui nous défend de l’extrême existence,
Cette tremblante, frêle, et pieuse distance
Entre moi-même et l’onde, et mon âme, et les dieux !...
Adieu... Sens-tu frémir mille flottants adieux ?

Description de l'ouvrage

Paul Valéry
Fragments du Narcisse
Commentaires conçus et gravés par Camille Josso
Paris, Société des Amis du Livre Moderne, 1947, in-folio (385 x 248 mm), en feuilles (4 cahiers de 4 feuillets non chiffrés et 2 feuillets doubles non chiffrés), 9 gravures sur métal, couvertures rempliées, sous chemise et boîte.
 
 
L'ouvrage contient au total 9 gravures :
- une vignette au titre.
- 2 gravures en pleine page.
- 2 gravures dans le texte.
- 2 doubles gravures séparées par du texte.

Le tirage est de 135 exemplaires.

 
Tous les exemplaires sont numérotés et nominatifs. Celui-ci est le n° 42, imprimé pour M. Robert Israel.
 
Pour les lecteurs qui sont arrivés jusqu'ici, j'offre les images "redressées" de Narcisse. Cela leur évitera soit des contorsions, soit des manipulations, soit de prendre leur ordinateur et le retourner. 





Pour mémoire, René Bolliger a aussi publié un recueil d'aquarelles que j'ai décrit sur ce site (cliquez-ici). Il a présenté ce travail comme une illustration du Narcisse, de Paul Valéry, même si l'ouvrage ne contient aucun vers des différentes versions des poèmes. Illustration du regard différent que chaque artiste porte sur Narcisse, j'extrais cette aquarelle de l'ensemble. Elle diffère du choix de Camille Josso, certes par le style, mais surtout par l'âge et le physique du modèle...