lundi 25 octobre 2021

Jean Boullet et Max Jacob, un dessin et une amitié


Ce beau dessin est un double témoignage. C'est d'abord la preuve du talent de Jean Boullet qui préparait son premier ouvrage illustré, Tapis volant, paru en 1945. C'est surtout une belle illustration de l'amitié qui liait le poète Max Jacob (1876-1944) et Jean Boullet. La dédicace est une marque de gratitude du jeune homme à son aîné : 
Très humblement pour Max Jacob qui a pensé à moi le matin de mon premier vernissage. Avec un grand merci. Il sait mon amitié. Jean Boullet
Quarante-cinq ans séparaient les deux hommes. Pourtant, ils semblent avoir été très proches, même s'il n'en existe que fort peu de preuves. Ce dessin de Max Jacob pour Jean Boullet, démontre aussi l'estime qu'il lui portait : 
 
© Galerie "Au bonheur du jour"

Humblement à Jean Boullet une des plus rares sensibilités que j’aie rencontrée - son ami
Max Jacob, 1941
Une lettre de Jean Boullet, à Jean Cocteau, envoyée depuis la prison de la Santé, à une date indéterminée, mais très probablement après la mort de Max Jacob (mars 1944), nous permet de comprendre que ce dernier était suffisamment intime avec Jean Boullet pour connaître et estimer sa mère :
Cher Jean [Cocteau]
Un mot de ma mère me dit que vous avez eu la bonté de la recevoir. C’est une femme assez bonne qui m’adore et que le pauvre MAX avait en grande Estime.

[Cette lettre est reproduite p. 290, de Passion et subversion, de Nicole Canet.]

Enfin, on trouve la mention que le jour de l'arrestation de Max Jacob, le 24 février 1944, un gendarme a prévenu par lettre anonyme le peintre Jean Boullet. Patricia Sustrac, qui rapporte ce fait, ajoute : « On ne connaît aucune action significative de Jean Boullet dans cette affaire. On peut s’étonner également de l’envoi de cette lettre anonyme à une relation de Jacob très éloignée du cercle étroit de ses amis. Il n’a pas été possible de retrouver la famille de ce gendarme qui aurait pu sans aucun doute nous aider à comprendre comment l’adresse de Jean Boullet lui était connue. »

Il semble pourtant que Jean Boullet était plus proche de Max Jacob que le silence des sources peut le laisser penser. Certes, dans sa biographie de référence, Jean Boullet, le Précurseur, Denis Chollet n'en parle pas. Cependant, Michel Déon rappelle dans la préface de ce livre qu'après avoir chroniqué une exposition de dessins de Jean Boullet, à la fin de 1944, celui-ci lui « écrivit pour me remercier et m’inviter chez lui, avenue d’Italie. Il habitait sur cour un appartement avec trois pièces d’enfilade bourrées d’objets baroques, de très belles gravures, de dessins de Jean Cocteau, de Max Jacob. »

En définitive, la plus belle preuve de l'amitié ou de l'estime mutuelle qui liaient les deux hommes est sûrement ce portrait émouvant de Max Jacob à l'étoile jaune, qui est aujourd'hui conservé au musée de Quimper :

Jean Boullet (1921-1970) - Portrait de Max Jacob à l’étoile jaune, 1943
Encre de Chine sur papier, 30 x20 cm - Musée des beaux-arts de Quimper
© Musée des beaux-arts de Quimper

Pour revenir au dessin qui nous occupe, c'est une des esquisses du travail préparatoire au recueil Tapis volant. Publié en 1945, avec l'aide de Jean Cocteau, et composé de 33 dessins - celui-ci n'a pas été repris -, cet ensemble représente un hommage à la beauté adolescente. A ce titre, il est un peu à part dans la production de Jean Boullet qui, par la suite, préférera dessiner des garçons sensiblement plus musclés et virils et, partant de là, légèrement plus âgés. Ce dessin, comme ceux du recueil, n'avait pas encore ce trait précis et très marqué qui le caractérisera par la suite. Le choix du crayon donne plus de flou et plus d'aérien aux dessins. Et, de mon point de vue, plus de sensualité.
 
 
Une sélection de huit planches de l'ouvrage :








 
Lien vers un message de ce blog à propos de Tapis volant.

L'acte de naissance de Jean Boullet

En préparant ce billet, je me suis étonné de ne pas trouver le lieu et la date de naissance de Jean Boullet, hormis cette unique mention répétée partout qu'il serait né à Paris en 1921. Une rapide recherche m'a permis de trouver son acte de naissance dans les archives en ligne de Neuilly-sur-Seine. Il a donc vu le jour le 12 décembre 1921, au n° 37, boulevard du Château. Ses parents habitaient alors au n° 12, rue Angélique Vérien, dans un immeuble cossu comme il y en a tant dans cette ville.

Source : Archives départementales des Hauts-de-Seine

La mention marginale nous informe aussi que la date officielle de son décès est le 2 novembre 1970 à Annaba, en Algérie (l'ancienne Bône). Là-aussi, on trouve souvent la mention d'un décès à Tébessa, en décembre 1970.
 
On va bientôt commémorer les 100 ans de la naissance de Jean Boullet. Je vous rappelle l'exposition en cours à la galerie Au Bonheur du Jour et ce beau livre, paru en 2013 : Passion et Subversion
 

 

samedi 9 octobre 2021

Exposition Jean Boullet

Pour les amateurs de Jean Boullet, dont je suis, une belle exposition est organisée par Nicole Canet dans sa galerie "Au Bonheur du Jour". 

Nouvelle Exposition
du 13 octobre au 27 septembre 2021.

 

« ÉROS, SONGE ET ENFER »
Jean Boullet (1921 – 1970)

Peintures, livres, dessins
de 1941 à 1960


A l’occasion des 100 ans de la naissance de Jean BOULLET (1921-1970) :
Une soixantaine de nouveaux dessins seront proposés :
- "Le Songe d'une Nuit d'Eté", de Shakespeare,1943.
- "La Divine Comédie" de Dante Alighieri,1946.

Ainsi que du Varia : dessins de garçons, marins, tatoués, voyous et autres.
Photos de cinéma Fantastique, thème entre autre, que collectionnait Jean Boullet

Pour en savoir plus : https://www.aubonheurdujour.net/exposition-jean-boullet/

Livres sur Jean Boullet :
Passion et Subversion
Sous l'Aile du Désir

lundi 30 août 2021

Ces Messieurs du sens interdit, par Marilli de Saint-Yves, 1933, réédition

J'ai le très grand plaisir de vous présenter la réédition d'un ouvrage oublié et rare : Ces Messieurs du sens interdit, de Marilli de Saint-Yves, paru en 1933.

J'ai travaillé pendant un an à identifier les nombreux personnages et lieux cachés derrière des pseudonymes, à contextualiser les nombreuses allusions devenues obscures aujourd'hui et à dégager l'image de la masculinité et de l'homosexualité que véhicule cet ouvrage savoureux. Il en résulte un dossier de plus de 200 pages qui inclut la réédition d'un autre ouvrage contemporain, lui aussi oublié et introuvable, L'Amour défendu, par Jacques de Gailleul, paru en 1934.

J'espère que vous aurez autant de plaisir à le découvrir que j'ai eu à le faire.


Il est publié dans la collection des Cahiers QuestionDeGenre/GKC, édités par GayKitschCamp (GKC).

Présentation : 

1925-1930. Le Select vient d’ouvrir à Montparnasse. Il est rapidement « fréquenté par des androgynes se donnant une allure d’artistes ». Jean Cocteau s’est converti et Maurice Sachs porte la soutane. Maryse Choisy a passé Un mois chez les filles. Le mondain Sacha Bernard, ami de Proust et de Montesquiou, a créé le cercle Les Heures littéraires où se croisent quelques écrivains et homosexuels aujourd’hui oubliés. Dans ce Paris élégant et mondain, parfois littéraire, quelques « éphèbes » se cherchent, s’aiment, se détestent, se trouvent. Ils vont s’encanailler dans un bal de la rue de Lappe. Ils croisent des personnages d’Alec Scouffi au Clair de Lune à Pigalle. Ils fréquentent des bars ou des salons de thé à « la clientèle spéciale ». Marilly de Saint-Yves, observatrice à l’œil aiguisé, regarde mais surtout caricature cet univers dans ce roman à clés, bien informé, qui est aussi un plaidoyer chaleureux et attachant pour l’amour « au-dessus des préjugés et des chaînes ».
Dans un dossier nourri et dense, cette édition s’est attachée à déchiffrer les nombreux pseudonymes et à faire revivre les personnes et les lieux qui se cachaient derrière. C’est une contribution à la connaissance de cette subculture homosexuelle parisienne des années 1925-1930 qui se trouve ainsi enrichie par l’évocation de nouveaux acteurs et de nouveaux lieux.

Il peut être commandé auprès des éditions GayKitschCamp, 5 rue du Pavillon, 34000 Montpellier,  tél. 06 03 554 566, courriel : gaykitschcamp@gmail.com (responsable de publication : Patrick Cardon).

Il sera aussi disponible à la librairie Les Mots à la Bouche, à Paris.

dimanche 4 juillet 2021

Fragments du Narcisse, Paul Valéry, illustré par Camille Josso, 1947

On peut s'étonner de voir apparaître le nom de Paul Valéry sur un blog consacré à la culture homosexuelle. Son œuvre est restée étrangère à cette culture, même si, par ses amitiés, il était en contact avec certains de ses plus illustres représentants comme André Gide. En 1917, il lui a dédié son poème La Jeune Parque. Leur correspondance qui s'étale sur plus de cinquante ans (1890-1942) a été publiée en 2009. Mais ce n'est pas pour cela que j'en parle aujourd'hui.
 
Il faut d'abord rappeler que le thème de Narcisse a accompagné Paul Valéry toute sa vie. Il publie un premier poème, Narcisse, en 1891. Il le reprend ensuite, en le complétant avec deux chants, sous le titre Fragments du Narcisse, dans le recueil Charmes, paru en 1926. Le texte est accessible dans cette édition sur le site Gallica : cliquez-ici. Je n'ai pas cherché à faire la généalogie de ce thème dans l’œuvre de Paul Valéry. Il suffit juste de savoir qu'il a aussi publié une Cantate du Narcisse en 1938. En définitive, sous ces différentes versions, on peut dire que Narcisse a accompagné Paul Valéry de 1891 à 1941. Selon le décompte de Pauline Galli dans son article (voir ici), en cinquante années, il a publié huit textes sur ce thème, qui a donc traversé la totalité de sa carrière poétique.
 
Il était d'un usage courant que les sociétés de bibliophiles publient chaque année le texte d'un écrivain réputé avec les illustrations d'un artiste lui aussi réputé, dans une édition soignée et tirée à petit nombre pour ses sociétaires. C'est ainsi qu'en 1947, sous la présidence d'Albert Malle, la Société des Amis du Livre Moderne choisit de faire illustrer Fragments du Narcisse, de Paul Valéry, qui était décédé deux ans auparavant, par Camille Josso, un artiste aujourd'hui un peu oublié. C'est ce livre que je présente aujourd'hui.

Le thème de Narcisse a souvent une dimension homoérotique forte. Le poème de Paul Valéry effleure cette thématique, en particulier par l'évocation de la beauté de l'adolescent. En revanche, le choix de l'illustrateur est clairement de mettre l'accent sur cette lecture du poème et, plus généralement, du mythe. Je pense que les illustrations extraites de l'ouvrage parlent d'elles-mêmes.
 



 
Le travail de Camille Josso est titré de façon inhabituelle : "Commentaires conçus et gravés". C'est probablement que l'on voulait bien faire comprendre que les illustrations n'étaient justement pas ... des illustrations littérales du texte de Paul Valéry, mais bien une forme d'interprétation laissée à la libre décision de l'artiste.
 
En ces temps de l'après-guerre que l'on imagine volontiers prudes et homophobes, on peut s'étonner qu'une société de bibliophiles accepte et choisisse une illustration clairement éphébophile pour un poème de Paul Valéry. C'est ici que l'on mesure ce qui peut nous séparer de cette époque. Ce ne sont que soixante-quinze ans et pourtant, il me semble qu'une telle démarche ou un tel choix seraient tout simplement impensables aujourd'hui.

Remarquons tout de même que l'illustrateur Camille Josso a probablement voulu atténuer l'aspect trop frontal de cette glorification ambigüe de la beauté adolescente. Il a fait le choix de représenter Narcisse dans toute sa splendeur à travers son reflet dans l'eau. Ces portraits inversés laissent une impression un peu étrange, car il est inhabituel d'avoir des illustrations "à l'envers".

Camille Josso (Nantes 1902 - Paris 1986) est un peintre orientaliste. Il a été très actif comme illustrateur après la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années soixante. Il s'était spécialisé dans la gravure au burin, qui est la technique utilisée dans cet ouvrage. Son travail ne semble pas avoir fait l'objet d'une étude, ni même d'une recension complète car cet ouvrage est absent de la liste bibliographique de sa notice Wikipédia. Une recherche rapide et donc incomplète sur Internet ne permet pas de confirmer un intérêt particulier de Camille Josso pour le corps masculin, ni, d'ailleurs, pour la représentation humaine.
 
Trois extraits du poème :
Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,
Tout autre n’est qu’absence.
O mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi...

 

Toi seul, ô mon corps, mon cher corps. 
Je t’aime, unique objet qui me défends des morts !

 

Oh ! te saisir, enfin !... Prendre ce calme torse
Plus pur que d’une femme, et non formé de fruits...
Mais, d’une pierre simple est le temple où je suis,
Où je vis... Car je vis sur tes lèvres avares !...
    O mon corps, mon cher corps, temple qui me sépares
De ma divinité, je voudrais apaiser
Votre bouche... Et bientôt, je briserais, baiser,
Ce peu qui nous défend de l’extrême existence,
Cette tremblante, frêle, et pieuse distance
Entre moi-même et l’onde, et mon âme, et les dieux !...
Adieu... Sens-tu frémir mille flottants adieux ?

Description de l'ouvrage

Paul Valéry
Fragments du Narcisse
Commentaires conçus et gravés par Camille Josso
Paris, Société des Amis du Livre Moderne, 1947, in-folio (385 x 248 mm), en feuilles (4 cahiers de 4 feuillets non chiffrés et 2 feuillets doubles non chiffrés), 9 gravures sur métal, couvertures rempliées, sous chemise et boîte.
 
 
L'ouvrage contient au total 9 gravures :
- une vignette au titre.
- 2 gravures en pleine page.
- 2 gravures dans le texte.
- 2 doubles gravures séparées par du texte.

Le tirage est de 135 exemplaires.

 
Tous les exemplaires sont numérotés et nominatifs. Celui-ci est le n° 42, imprimé pour M. Robert Israel.
 
Pour les lecteurs qui sont arrivés jusqu'ici, j'offre les images "redressées" de Narcisse. Cela leur évitera soit des contorsions, soit des manipulations, soit de prendre leur ordinateur et le retourner. 





Pour mémoire, René Bolliger a aussi publié un recueil d'aquarelles que j'ai décrit sur ce site (cliquez-ici). Il a présenté ce travail comme une illustration du Narcisse, de Paul Valéry, même si l'ouvrage ne contient aucun vers des différentes versions des poèmes. Illustration du regard différent que chaque artiste porte sur Narcisse, j'extrais cette aquarelle de l'ensemble. Elle diffère du choix de Camille Josso, certes par le style, mais surtout par l'âge et le physique du modèle...
 

dimanche 27 juin 2021

Contribuer à la réédition de la revue Akademos

Dans les 12 mois à venir, l'association GayKitschCamp publiera non seulement les 12 volumes de la première revue homosexuelle française Akademos (1909) dirigée par Adelswärd-Fersen accompagnés d'un volume d'études mais aussi Ces messieurs du sens interdit (Marilli de Saint-Yves, 1933), Adonis bar (Maurice Duplay, 1928), tous deux présentés par Jean-Marc Barféty, ainsi que Les Fréquentations de Maurice (Sidney Place, 1911) présenté par Jacques Dupont.


La revue Akademos ne doit plus rester uniquement le mythe délavé d'être la première revue homosexuelle française (1909) dirigée par un poète maudit. Elle mérite d'être rééditée sur papier accompagnée d'un appareil scientifique. Après examen, Akademos se révèle une mine de renseignements sur l'esprit homosexuel européen du début du siècle dernier avec un directeur illustre, Jacques d'Adelswärd-Fersen (victime d'un procès de mœurs en 1903) et des auteurs très libres d'esprit. On y retrouvera Colette, Willy, Georges Eekhoud mais aussi d'autres à redécouvrir comme Robert Scheffer.  Si l'ensemble est plutôt littéraire et artistique, une des contributions est franchement engagée ("Le Préjugé contre les mœurs"). La revue comprend des textes qui ne sont toujours pas réédités comme la pièce "La Feuille à l'envers" de Laurent Tailhade et ses souvenirs sur Verlaine, et carrément un roman de Xavier Boulestin, "Les Fréquentations de Maurice. Mœurs de Londres".

L'association GayKitschCamp vient de fêter ses trente ans de publications consacrées à l'histoire littéraire LGBT. Elle prépare l'édition de son 100e titre ("Dossier Akademos").  La liste des titres disponibles est consultable sur  http://gaykitschcamp.blogspot.fr

Pour faire un don afin de contribuer à la réédition de la revue Akademos :
https://www.helloasso.com/.../collectes/revue-akademos

 



dimanche 20 juin 2021

Memento mori

Cette image est extraite de l'Atlas de l'anatomie des formes du corps humain à l'usage des peintres et des sculpteurs, par le Dr Julien Fau, publié à Paris en 1865. J'aurais pu la sous-titrer : "N'oublie pas que tu vas mourir" ou, plus savamment, Memento mori.

jeudi 3 juin 2021

Les Mots à la Bouche, Paris

La librairie parisienne Les Mots à la Bouche lance une campagne de financement participatif pour assurer sa pérennité.

Je suis attaché à cette librairie dont j'ai salué, en son temps, la nouvelle implantation : cliquez-ici.

 

Cliquez sur l'image pour accéder au site de financement participatif qui donne tous les renseignements souhaitables.

A peine la campagne ouverte, l'objectif initial a été atteint.

Il y a d'autres objectifs. Il est donc toujours temps de participer.

Je suis heureux de contribuer à faire vivre ce lieu unique à Paris.
Que les livres continuent à nous accompagner longtemps et que les libraires qui les vendent puissent être toujours là, indispensables et proches.

lundi 12 avril 2021

Jésus-la-Caille, illustré par Chas Laborde, 1920

Comme un fil rouge sur ce blog, le roman de Francis Carco, Jésus-la-Caille, me suit depuis que j'en ai parlé la première fois il y plus de six ans. J'en avais alors proposé une lecture qui s'éloignait des éternels clichés sur le Paris interlope (Pigalle, prostitué(e)s, macs et Cie), pour mettre l'accent sur l'homosexualité et le sentiment amoureux entre hommes dans le roman (cliquez-ici).

Jésus-la-Caille, dessin de Chas Laborde et gravure de Jules Germain

Parmi les nombreuses éditions de ce roman, cette édition illustrée de 1920 marque un jalon important dans l'histoire du texte. C'est en effet la première version complète de l'ouvrage. Pour en mieux comprendre l'importance, il faut rapidement revenir sur la composition de Jésus-la-Caille.

Les deux premières parties du roman ont d'abord paru dans Le Mercure de France, en janvier et février 1914, puis ont été publiées en volume aux éditions du Mercure de France en 1914. C'est l'édition originale dont j'ai déjà parlé sur ce blog dans le premier message que j'ai consacré à ce livre.

Francis Carco a ensuite complété l'histoire de Jésus-la-Caille en publiant Les Malheurs de Fernande, qui sont centrés, comme leur titre l'indique, sur Fernande. J'utilise à dessein le mot "compléter" car, selon ses dires, Francis Carco pensait ce texte, avec son titre propre, comme une suite du Jésus-la-Caille de 1914. La dimension homosexuelle de l'histoire s'en est trouvée alors atténuée au profit d'une histoire plus "classique" de prostitués et de souteneurs. Les Malheurs de Fernande ont d'abord paru dans Le Mercure de France, en deux livraisons en mars 1918, avant de faire l'objet d'un ouvrage  publié la même année, avec une couverture de Diginimont.

Ce n'est qu'en 1920 que Francis Carco a confié à l'éditeur Ronald Davis le soin de réunir les deux ouvrages en un seul volume, sous le titre de Jésus-la-Caille, qui comporte désormais trois parties, les deux premières sont celles de l'édition de 1914 et la troisième contient Les Malheurs de Fernande. Une note de l'éditeur en tête de l'ouvrage laisse entendre que certains chapitres de ce dernier livre, ajoutés lors de la publication de 1918, ont été retirés.

Fernande

Pour l'illustration, Francis Carco a fait appel à Chas Laborde, qui fournit un dessin pour chacune des parties, représentant respectivement Jésus-la-Caille, Fernande et Pépé-la-Vache. Selon les précieuses informations d'un site sur Chas Laborde (cliquez-ici), il y a eu une divergence de points de vue entre l'éditeur, d'une part, et Francis Carco et Chas Laborde d'autre part. Ce dernier ne souhaitait pas que son travail soit reproduit par la gravure sur bois, alors que l'éditeur privilégiait cette technique. Le rendu n'est pas le même et l'éditeur a eu le dernier mot, probablement parce que c'était lui qui prenait aussi le risque financier de l'édition. En définitive, c'est le graveur Jules Germain qui à taillé les bois pour l'impression. Toujours selon le même site, Francis Carco et Chas Laborde ont été déçus du résultat. Peut-être qu'une autre technique aurait rendu le portait de Jésus-la-Caille en même temps plus ambigu et plus sombre, à l'image du personnage. Tel qu'il est reproduit ici, il me plaît, même si cette gravure donne une image "gentille" du héros.

S'il fallait donner une préférence aux illustrateurs de Jésus-la-Caille, je plébisciterais sans hésitation la version d'Auguste Brouet, la plus belle, bien que la moins connue, me semble-t-il, des éditions illustrées (voir ce que j'en ai dit : cliquez-ici).

Ces aléas d'édition étant oubliés, ce petit livre est donc la première édition du texte complet de Jésus-la-Caille, même si j'ai eu l'occasion de dire que je lui préférais l'édition originale en seulement deux parties. Si vous achetez aujourd'hui une édition récente de Jésus-la-Caille, ce ne sera pas le même texte que celui de 1920. En effet, Francis Carco a revu son roman probablement pour l'édition de 1927 publiée "À la Cité des Livres", à Paris, qui est celle qui a ensuite servi de base à toutes les suivantes. Selon mes constatations (je n'ai pas fait une relecture complète des deux versions), ce ne sont que des modifications de formulation qui ne changent en rien le contenu et le sens du texte. Pour donner un exemple au tout début de l'ouvrage :

Version originale :

Pépé rejetait alors son journal, payait son verre et, poussait la porte vitrée du bar.
Dehors, la Caille avait pris à droite : il le suivit.
Version définitive :
Pépé rejeta alors son journal, paya son verre et, poussant la porte vitrée du bar, prit à droite la direction qu'avait suivie la Caille.
 
Francis Carco a aussi revu le découpage en chapitres. A l'origine, il avait privilégié des chapitres courts et nombreux. Il en a ensuite drastiquement réduit le nombre.

Cette édition de 1920 est relativement courante. Elle a été tirée à 756 exemplaires qui se décomposent en 6 exemplaires hors commerce "numérotés" A à F et 750 exemplaires numérotés de 1 à 750. Je me suis offert le petit plaisir d'acheter le premier exemplaire, le "A". Il est probable que pour nombre de mes lecteurs, cela paraît un peu vain. Mais bon..., c'est le petit plaisir du chasseur de livres. Il a aussi cette particularité d'être imprimé sur un papier de Chine, ce qui lui donne un aspect matériel un peu différent. Le papier utilisé, tant pour les éditions anciennes que pour les éditions récentes, est probablement un des aspects matériels du livre les plus désirables. Le toucher du papier, et c'est particulièrement vrai pour le papier de Chine, donne une forme de sensualité douce à la prise en main du livre. Reconnaissons que, dans l'histoire du livre, la richesse et la variété des papiers utilisés étaient autrement plus grandes qu'aujourd'hui. Qui n'a pas manipulé une beau papier du XVIIIe siècle, resté intact et frais après 250 ans, ne sait pas ce qu'est la beauté de ce matériau, noble entre tous. 

Tout cela nous éloigne de Jésus-la-Caille, qui était lui-même bien loin de ces préoccupations. Mais pour moi, le plaisir de ce texte que je place haut dans la littérature gay allié au plaisir du livre comme objet suffit à faire mon bonheur...

Description de l'ouvrage

Francis Carco
Jésus-la-Caille. Edition complète ornée de trois dessins de Chas Laborde gravés sur bois par Jules Germain.
Paris, Ronald Davis & Cie, 1920, in-12 (180 x 138 mm), [10]-194-[1] pp, trois gravures sur bois hors texte.


Notice de l'éditeur (p. V) :

La présente édition établie sur les textes de Jésus-la-Caille et des Malheurs de Fernande les réunit pour la première fois dans ce volume, d'après la forme que l'auteur rêvait de leur donner depuis déjà longtemps. Certains chapitres qui furent ajoutés aux Malheurs de Fernande, lors de la publication de cet ouvrage en librairie, ont été supprimés ; les Malheurs de Fernande étant considérés par l'auteur comme la troisième partie de Jésus-la-Caille.

Justification (p. VI) :

Cette édition de Jésus-la-Caille tirée à sept cent cinquante-six exemplaires, savoir : six exemplaires hors commerce (de A à F) et sept cent cinquante exemplaires sur papier KS. Laag sœken de Hollande numérotés de 1 à 750, a été achevé d'imprimer sur les presses de MM. Schneider frères & Mary, le trois juin 1920 ; hors-textes, tirés à la presse a bras par Aimé Jourde ; couverture dessinée et gravée sur bois par André Deslignères.


 Dédicace (VII) :

A Léopold Marchand. [Léopold-François Marchand est un dramaturge, scénariste et dialoguiste français, né le 5 février 1891 à Paris IXe et mort le 25 novembre 1952 à Paris VIIe. Il était proche de Colette.]

Sur l'éditeur Ronald Davis, on peut consulter cette notice sur le site de la Bibliothèque nationale des Pays-Bas, collection Koopman : cliquez-ici.

Pépé-la-Vache