mercredi 30 décembre 2020

Glane

Je vous partage cette découverte récente que je trouve assez troublante. L'homme est beau. Mais pourquoi tient-il ainsi la tête de sa femme ? Mystère. J'ai pensé couper le bas du tableau pour ne pas perturber la perception, en concentrant le regard sur le visage de l'homme. En définitive, j'ai respecté le choix de l'artiste, aussi étrange puisse-t-il paraître.

Ary ARCADIE LOCHAKOW (1892 Argeiev (Bessarabie)- Paris 1941)
Le poète David Knut et sa femme, 1923

Arcadie Lochakow nait à Argeiev en Béssarabie. Il étudie la peinture aux Beaux-Arts d’Odessa et en 1920, il arrive à Paris aux côtés de son ami le poète David Knut. Les deux amis vivent ensemble dans une chambre d’hôtel. Arcadie Lochakow peint et travaille dans un atelier de photographie qui lui permet d’avoir un revenu fixe. Il expose ses œuvres de 1923 à 1938 au Salon des Indépendants, de 1922 à 1938 au Salon d’Automne et de 1927 à 1936 au Salon des Tuileries. Il y expose de nombreux portraits, natures mortes et bois gravés.
En 1923, Arcadie Lochakow réalise le portrait de son ami David Knut en compagnie de sa femme.
David Knut de son vrai nom en russe Douvid Meierovitch Fixman est un poète et journaliste de langue russe né en 1900 à Orhei en Bessarabie et décédé à Tel Aviv en 1955. Il émigre avec sa famille en 1920 à Paris et adopte comme nom d’auteur le nom de sa mère « Knut ». Il publie dans de nombreuses revues, crée la revue « La Nouvelle Maison » et participe à l’Union des jeunes poètes en 1925, organisation qui soutient le travail des hommes de lettres russes en exil à Paris. Durant la seconde guerre mondiale, David Knut lutte avec sa femme Ariane pour protéger les familles persécutées et fonde un mouvement de résistance l’Armée juive.
Arcadie Lochakow présente dans cette composition le poète David Knut à l’âge de 23 ans tenant dans sa main droite une marguerite et sous son bras gauche la tête de sa femme Ariane. Le peintre compose cette œuvre avec des éléments visuels verticaux tels que le buste de son ami poète, sa main stylisée pointant ses doigts vers le haut, la petite statuette souriante à gauche et l’accessoire vestimentaire suspendu au mur sur la droite. Un parallélisme visuel est également créé avec les deux visages énigmatiques peints de trois quart. Les paupières du poète sont baissées et rivées sur la marguerite, qui, dans la symbolique des fleurs, porte un message d’innocence, de pureté, d’amour véritable et de fidélité. Une œuvre mystérieuse, esthétique et bercée de poésie.
Arcady Lochakow présente cette œuvre au Salon des Indépendants de 1923. Il la représente à nouveau en 1934. Elle est également illustrée dans plusieurs ouvrages de référence.

(Source photo et notice : Millon SVV).


lundi 14 décembre 2020

Adonis-Bar, Maurice Duplay, 1928

Au sein de la vaste littérature homosexuelle de l’entre-deux-guerres, il reste encore des découvertes à faire. Derrière le trio « écrasant » formé par Proust, Gide et Cocteau, on sait qu’il existe des livres comme Le Troisième sexe, de Willy, Au Poiss’Or, d’Alec Scouffi, Un Protestant, de Georges Portal, Platoniquement, d’Axiéros, pour ne citer que quelques ouvrages récemment réédités. Pour connaître le Paris Gay de ces années-là, Chez les mauvais garçons, de Michel du Coglay a aussi été largement utilisé. Pourtant, il semble que ce ne soit que la pointe de l’iceberg, car, au gré de mes recherches, je suis tombé sur un livre que j’ai lu avec plaisir et que j’ai trouvé sympathique : Adonis-Bar, de Maurice Duplay, paru en 1928 (Je viens de rééditer ce roman, avec un dossier. Voir en fin d'article)


Il est peu connu et peu cité. Il est absent des bibliographies de l’Histoire de l’homosexualité en Europe (Berlin, Londres, Paris, 1919-1939), de Florence Tamagne et de Paris Gay 1925 de Gilles Barbedette et Michel Carassou. La seule référence que j'ai trouvée est dans le très documenté Hôtels garnis, Garçons de joie, de Nicole Canet à propos d'une maison close clandestine de la rue aux Ours.
 
Ce roman mérite pourtant d’être lu pour plusieurs raisons.

Avant de les détailler, l’histoire en deux mots. C’est le parcours de vie d’Horace qui commence sa « carrière » comme amant du grand acteur Farnèse, puis comme acteur lui-même, médiocre et sans succès, tout en essayant de tirer quelques gains de ses charmes. L’âge venant, il voit bien qu’il ne pourra pas toujours vivre ainsi. Il se « reconvertit », comme l’on dit aujourd’hui, en ouvrant un bar, un peu miteux, sur les pentes de Montmartre, l’Adonis-Bar, avec l’aide de quelques amis travestis. Peu à peu, ce bar devient le rendez-vous incontournable du Paris Gay de ces années-là, grâce à la notoriété que lui apportent son ancien amant Farnèse, le poète Jonquille ou le prince des Canaries. Il rencontre Fred, un jeune vendeur de cravates dont il fait son amant, son associé et, à la fin du livre, son quasi-époux. Je passe sur les péripéties qui conduisent jusqu’à une fin heureuse (et oui ! quoiqu’on pense et quoiqu’on dise, même à cette époque, il y a des fins heureuses dans la littérature homosexuelle).

La Vie parisienne, 7 juillet 1934

Il est assez évident que le bar au centre de ce roman s’inspire très fortement de la Petite-Chaumière qui se trouvait 2 rue Berthe, dont Willy (mais pas seulement lui) parle sous le nom de la Petite Cabane. Sur ce bar, on peut aussi consulter le livre de Nicole Canet, Hôtels Garnis, Garçons de joie. Il est facile de reconnaître l’infant d’Espagne sous le pseudonyme de prince des Canaries. Il y a probablement d’autres modèles pour les personnages, mais je n’ai pas poursuivi le travail d’identification.

Louis-Ferdinand d’Orléans-Bourbon
Infant d'Espagne (1888-1945)
Et homosexuel notoire !

Un des intérêts de l’ouvrage est qu’il montre bien l’incertitude qui pesait sur ces établissements. En soi, à partir du moment où tout se passait à l’intérieur du bar, il n’existait aucune loi interdisant ce type d’activité. Pourtant, au gré des changements de préfets ou de ministres ou sous la pression des dénonciations des voisins (M. Bredonneaux, qui est un personnage récurrent et un peu ridicule du livre), il était toujours possible de trouver un motif de fermeture, voire de condamnation du propriétaire : tapage nocturne, trafic de drogue, détournement de mineur, etc. En définitive, Horace finit par tomber à la suite d’une rafle où un certain Rico qui serait en réalité un indic de la police a « oublié » de la cocaïne dans sa poche au moment de son arrestation dans le bar.

Malgré quelques clichés, l’ouvrage se montre plutôt bienveillant. On est loin de la goguenardise un brin gauloise de Willy. Il y a tout juste de l’ironie. Certes, la psychologie des personnages est un peu sommaire. Le style est celui de la littérature commune de l’époque. Mais, bon, cela fait plaisir à la fin de voir Horace et Fred couler des jours heureux dans leur garçonnière au-dessus du bar : « la secte des uranistes s’attendrissait sur la durée de leur union, que l’adversité avait failli rompre, mais qui s’était reconstituée dans la réussite finale ». En réalité, ce sont plutôt les femmes qui sont mal traitées dans ce livre, car, hormis la vieille tante de Fred, toutes les autres sont peintes sous un jour plutôt défavorable.

Le livre se finit sur ce discours du poète Eusèbe Léthé qui fut un compagnon des mauvais jours de l’Adonis-Bar. Depuis que l’établissement est devenu chic et n’admet que les convives en habit, le vieux et pouilleux poète n’est plus le bienvenu. Il se désole :

— Je conçois, je partage ta révolte contre les profiteurs et les mauvais prêtres d’Aphrodite céleste. Mais n'est-ce pas un sort commun aux causes qui triomphent, que de rallier, après l'élite, la foule, c’est-à-dire un innombrable troupeau d’âmes sordides ? Prêchées par une poignée d’apôtres, qui expièrent sur la croix, la roue, le bûcher, leur singularité sublime, elles s’avilissent en s'imposant. Voilà pourquoi si les marchands et les simoniaques sont, quelquefois, chassés du temple, ils ne tardent guère à l’envahir de nouveau, et à en renvoyer pour toujours, les vrais croyants. Nous fûmes, cette nuit, plutôt mal reçus à l’Adonis ; au cas où l’envie saugrenue nous prendrait d'y retourner, nous nous en verrions interdire l’accès, en vertu d’une injuste mais immuable loi.

On croirait lire, avec d’autres mots et un autre style, les constats un brin désabusés sur l’évolution du Marais des années 1970 à nos jours.

Maurice Duplay (1880-1978)

Maurice Duplay semble avoir été un écrivain qui jouissait d’une certaine notoriété si j’en crois sa notice Wikipédia. Ce livre a été publié par Albin Michel, un éditeur ayant pignon sur rue, ce qui n’était pas toujours le cas pour ce type de littérature. La couverture est illustrée par Marcel Vertès, un artiste reconnu à l’époque. Pourtant, il est quasi-introuvable, ce qui explique probablement qu’il n’a été que rarement cité. Si vous voulez le lire dans une bibliothèque publique, vous pouvez aller à la BNF. Si vous le cherchez près de chez vous en province, il vous faut aller à … Châteaudun ! Ce sont les deux seuls exemplaires que référence le CCFr.
 
 
Complément :
Dans la première mouture de cet article, j'ai indiqué que La Petite Chaumière se trouvait au n° 5 de la rue Berthe sur la base d'un renseignement que je pensais de confiance. Après vérification et quelques recherches, je corrige : La Petite Chaumière se trouvait au n° 2 de cette rue, dans un immeuble qui a disparu depuis. En plus, pour compliquer l'identification, le début de la rue Berthe a changé de nom. C'est maintenant la rue André Barsacq. Pour conclure, si vous voulez faire une pèlerinage en ce lieu mythique de l'histoire homosexuelle, vous devez faire une station devant cet immeuble :



Réédition
Depuis la publication de cet article, j'ai réédité ce roman, pour lequel j'ai pris en charge la présentation, les notes et, surtout, un dossier important sur La Petite Chaumière  (1921-1939), le premier cabaret de travestis à Paris. Situé à Montmartre, il a eu une telle renommée pendant quelques années que son nom est devenu synonyme d'homosexualité. J'ai rassemblé presque une trentaine de textes qui l'évoquent. Maurice Duplay s'en est très largement inspiré pour ce roman.


samedi 5 décembre 2020

Glane


Quel péché ces sympathiques (et légèrement maniérés) jeunes gens ont-ils commis pour être voués à aller croupir en enfer jusqu'à la fin des temps ?
 

Vincente Maçip (Andilla ? ca.1474-Valencia 1550)
The Last Judgement with Saint Michael Archangel
Source : Christie's

 

mercredi 25 novembre 2020

Lautréamont

Hier, 24 novembre 2020, on fêtait le cent-cinquantième anniversaire de la mort d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, à Paris.


J’ai retrouvé le livre de poche grâce auquel j’ai découvert ce texte magnifique. 

J’avais noté à l’intérieur le jour où je l’ai acheté : « Vendredi 8 mai 1981 ». Le souvenir m’en est encore tellement présent que je peux dire qu’il vient d’une boutique de livres d’occasion située rue Lanterne à Lyon. J’y ai acheté un nombre considérable de livres, que j’ai tous gardés.

En mai 1981, j’avais tout juste 18 ans. J’étais en classe préparatoire scientifique (Math Sup) au Lycée du Parc, à Lyon. Comment ai-je découvert l’existence des Chants de Maldoror ? Je suis bien incapable de m’en souvenir aujourd’hui. On finit par oublier qu’il y a quarante ans, l’accès à l’information était incomparablement plus difficile que de nos jours. Il fallait un concours de circonstances pour apprendre qu’il existait ce texte étrange, non sans quelque résonance homosexuelle. C’est d’ailleurs probablement ce qui m’a conduit jusqu’à lui. Comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, j’ai été élevé aux Lagarde & Michard, qui se gardaient bien de nous parler de Lautréamont et de nombreux autres écrivains. Mais, probablement pour cette même raison, je devais avoir l’esprit aux aguets, pour pouvoir capter la moindre information qui m’enseignait l’existence de textes comme celui-ci, comme ceux de Jean Genet que j’ai découverts de la même façon et de tant d’autres. Je lisais beaucoup. Ma curiosité était en éveil.

J’ai gardé cet exemplaire dont il est facile de voir les traces d’usure. Je garde un attachement indéfectible, presque fétichiste, pour tous ces livres d’occasion dans lesquels j’ai découvert ces grands textes de la littérature qui ont contribué à ce que je suis. Aujourd'hui, j’aime acheter des éditions rares, imprimées sur du beau papier, bien reliées. Pourtant, je ne rougis pas de les mettre à côté de ces ouvrages usés, mais encore pleins de la vie que j’ai vécue avec eux. Cela peut paraître étrange. J’y vois au contraire une continuité entre le lecteur que j’ai été (et que je suis toujours) et le collectionneur que je suis. Une forme d’amour immodéré des objets, certes un peu vain.

Et, pour ceux qui ne le connaissent pas, lisez Lautréamont.

Je vous signale cet excellent article paru dans Marianne à propos de Lautréamont : cliquez-ici. ainsi que la page Facebook de l'Association des Amis Passés Présents et Futurs d'Isidore Ducasse

jeudi 12 novembre 2020

Films

Le confinement a au moins le mérite de laisser du temps pour découvrir des pépites. La Cinémathèque française propose des films rares, qui sont restaurés avant d'être mis en ligne. J'ai découvert hier deux courts-métrages de François Reichenbach, le premier plus construit, que j'ai trouvé très émouvant, le deuxième qui est d'abord une suite d'instantanés. Il nous donne à voir des garçons amis ou croisés, j'imagine, au gré de ses pérégrinations à travers le monde.

Last Spring (1954)


Nus masculins (1954)


Le bonheur qui émane de ces deux films et de tous ces garçons fait du bien en ce moment.
Cliquez sur les photos que j'ai extraites pour accéder aux films.

vendredi 30 octobre 2020

Portrait de jeune homme par Botticelli

Une œuvre de Botticelli en vente est en soi un événement. Un beau portrait de garçon un peu androgyne, comme Botticelli semblait les affectionner est toujours un plaisir pour les yeux. Un garçon qui porte mystérieusement un portrait entre les mains est une énigme, mais aussi un stimulant inépuisable pour l'imagination.


 Rendez-vous en janvier à New-York.

samedi 17 octobre 2020

Pierre Loti, encore !

L'actualité de Pierre Loti est riche. Samedi 10 octobre, une vente aux enchères à Saintes a dispersé une belle collection de souvenirs de Pierre Loti qui venait directement de la succession de l'un de ses petits-fils, Pierre Loti. On pourrait regretter qu'une telle collection soit proposée à la vente à l'encan, alors que certaines pièces auraient mérité d'être conservées par le musée Loti de Rochefort. Mais j'imagine que des nécessités dont je ne connais pas la nature a conduit la famille Loti à se dessaisir de ces objets qui appartiennent en même temps à l'histoire familiale et à l'histoire littéraire.

J'ai sélectionné quelques images parmi les plus de 70 lots qui ont été proposés aux enchères.

Ce portrait de Julien Viaud, avant qu'il ne soit Pierre Loti, à l'âge de 12 ans, par sa sœur Marie Bon a heureusement été acheté par le musée Loti de Rochefort, dont la réouverture est prévue en 2023. Je me fais une joie de retourner à Rochefort pour voir cette maison de Pierre Loti.

Ce tableau représente justement la Mosquée que Pierre Loti avait aménagée dans sa maison de Rochefort.

Ce magnifique dessin de Pierre Loti représente deux gabiers, Samuel et Daniel, balayant des oiseaux morts tombés sur le pont d’un navire (il s’agit d’une scène de Pêcheur d’Islande). Il a été très disputé. Il montre, pour ceux qui en douteraient, que Pierre Loti était fasciné par la beauté du corps masculin. Que faut-il en déduire ? je n'en sais rien. Ce plaisir nous est offert. Ne le boudons pas.



Ce dessin nous montre que Pierre Loti, parmi ses multiples talents, possédait un bon coup de crayon. Il représente La Limoise, cette propriété proche de Rochefort où il retrouvait Lucie Duplais, cet amour d'adolescence dont la mort, alors qu'il avait 15 ans, a été une de ses premières douleurs d'homme. C'est un lieu majeur qu'il évoque dans Le Roman d’un enfant, livre qui rassemble ses souvenirs de jeunesse. C'est, me semble-t-il, un des plus beaux textes de Pierre Loti. Je l'ai lu, émerveillé, dans une chambre d'hôpital il y a un peu plus d'un an de cela.

Pierre Loti en uniforme de capitaine de frégate.

Photographie du tableau d’Edmond de Pury qui représente Pierre Loti en officier de Marine.

Chiffre JV PL de Pierre Loti, avec sa devise « Mon mal, j’enchante » dans un phylactère, qui ornait un service de table en faïence fine de Bordeaux, de la Manufacture Ducot-Kintzel, qui avait été fabriqué pour Pierre Loti. Il l'utilisait lors des réceptions dans la grande salle à manger de la maison de Rochefort.

Menu de la fête médiévale organisée par Pierre Loti, à Rochefort, le 12eme jour d’apvril de l’an de Grâce MDCCCLXXXVIII [1888].

Photo de Pierre Loti en Louis XI assis sur une cathèdre entre Laporte et Pierre Scoarnec habillés en page.

De nombreuses photos étaient reproduites dans le catalogue en ligne et proposées à la vente. Je ne sais qui est représenté avec ce beau collant moulant et ce pourpoint.Il ne manque pas de charme... [Un lecteur me fait remarquer à juste titre la ressemblance avec l'acteur Édouard de Max. Il reste un doute car il n'apparaît pas parmi les invités cités par Alain Quella-Villéger dans sa biographie de Pierre Loti. La notice de la maison de vente aux enchères n'est pas suffisamment précise. Il pourrait s'agir de "Paul Parfait (officier de marine, gendre du Cdt Viviat Barbotin) costumé en page".]

La vente comportait aussi des livres offerts à Pierre Loti, dont ce roman par Sarah Bernhardt, avec sa belle couverture.

samedi 10 octobre 2020

Pierre Loti et Henri d'Argis

En 1888, paraît Sodome, d’Henri d’Argis, un des premiers, si ce n’est le premier, romans homosexuels, préfacé par Paul Verlaine. J'en ai déjà parlé sur ce blog (voir ici).

Un an plus tard, Henri d’Argis fait paraître Gomorrhe, comme une suite logique, si j’ose dire, de son précédent ouvrage. Après avoir exploré ces deux déviances sexuelles, il est revenu à des sujets plus « normaux » en s’intéressant à L’Éducation conjugale, en 1895. Il bouclait ainsi un cycle.

L’objet de ce message n’est pas d’entrer dans des considérations bibliographiques sur quelle est la véritable édition originale de Sodome, que l’on trouve avec plusieurs adresses : Piaget, Bergeretto, Charles et des couvertures différentes. Je connaissais cette édition de 1889, chez Charles. Je sais maintenant que, selon un usage habituel dans l'édition à l'époque, l’éditeur Charles a récupéré l'édition de 1888, en lui mettant une nouvelle page de titre (un titre de relai, en termes techniques), avec son adresse, et surtout, une nouvelle couverture, qui, avec celle de Gomorrhe, forment un ensemble cohérent, à défaut d'un ensemble harmonieux. Ainsi, l'éditeur pouvait vendre les deux ouvrages, comme une œuvre unique en deux volumes : Sodome et Gomorrhe.



Ce n’est pas encore Proust, mais cela montre tout de même que l’on pouvait présenter des ouvrages sous ces titres en scandalisant raisonnablement le public. A titre d’exemple, lors de la parution de l’ouvrage Sodome, Francisque Sarcey, un éminent critique de l’époque, lui a tout de même consacré un très long papier en première page du quotidien Le XIXe siècle, après avoir feint de se boucher le nez devant une telle littérature (lien vers l'article).

Ainsi munis de leurs belles (!) couvertures colorées, Henri d’Argis a pu faire présent de ces deux ouvrages à une des gloires littéraires de l’époque, Pierre Loti. 


Presque au sommet de sa gloire – il sera élu à l’Académie française en 1891 -, Pierre Loti était une relation avantageuse, voire utile, pour un jeune écrivain. Henri d’Argis avait alors 25 ans. Il était probablement à la recherche d'une reconnaissance par un de ses pairs. Malheureusement, nous n’en savons pas plus sur les relations entre les deux hommes.

Le cadeau a dû suffisamment plaire à Pierre Loti pour qu’il les fasse relier dans une belle peau de chagrin rose. Encore qu’il n’y ait pas de certitudes que ce soit bien lui qui les ait fait couvrir ainsi. En effet, pour avoir vu récemment des ouvrages provenant de sa bibliothèque, ils étaient rarement aussi bien reliés, quand ils l’étaient. Il me plaît néanmoins de penser que c’est lui qui a pris ce soin. Les livres sont muets. Ils ne veulent pas nous dire quelles ont été leurs vies – le pluriel est de rigueur – avant d’arriver dans nos bibliothèques.


Le mystère Henri d’Argis (ou le mystère Alphonse Berty)

Si vous tapez « Henri d’Argis » sur Google, la première information est cette notice Wikipédia : « Alphonse Berty est un écrivain français, auteur de Sodome (1888) et de Gomorrhe (1889) sous le pseudonyme Henry d'Argis. » Disons d’abord qu’il s’agit de Henri et non de Henry, comme en témoignent non seulement son nom sur les pages de titre mais sa signature elle-même sur l’envoi à Pierre Loti. Partout sur Internet (je pense surtout à tous les sites qui mettent en vente des exemplaires de Sodome ou toutes les notices de maisons de ventes aux enchères), ces deux ouvrages sont attribués à cet Alphonse Berty. J’ai vainement cherché l’origine de cette information qui est abondamment répétée et qui, à force de répétition, a fini par devenir presque une vérité.

Pourtant, une recherche un peu plus approfondie permet de trouver un Henri d’Argis qui a existé sous ce nom-là, dont rien ne permet de penser qu’il n’est pas l’auteur de ces ouvrages. On le trouve dans l’entourage de Paul Verlaine. Jean-Jacques Lefrère, cet érudit malheureusement trop tôt disparu, dont la science est rarement mise en défaut, dit, dans sa publication de la correspondance d'Arthur Rimbaud : 

Henri d'Argis de Guillerville, qui était né en 1864 à la Ferté-Gaucher, appartenait à une famille de noblesse de robe du XVIIe siècle. Il mourut à l'âge de trente-huit ans. Verlaine préfaça son roman Sodome, paru en 1888. Ferdinand Bac, dans son Journal de l'année 1919, à la date du 22 juillet, évoque le souvenir de D'Argis à l'occasion d'un déjeuner chez Philippe Berthelot : « Je parle d'un ami commun du Quartier Latin de 1880, un étrange bohème que Berthelot a beaucoup connu, d'Argis de Guillerville, un ami de Maurice Barrés, morphinomane, génie manqué, tapeur, poète, romancier, médecin, organiste, vivant avec Moréas et Verlaine. »

En réalité, il est mort à Paris à trente-deux ans et non trente-huit, le 19 août 1896. Il y a beaucoup d’autres renseignements que l’on peut trouver sur lui en cherchant. Mais ce n’est pas le propos de mon message.

Le mystère n’est donc pas de savoir qui est véritablement l’auteur de ces livres, car, de fait, il n’y a pas de mystère, mais d'où provient cette attribution à un obscur Alphonse Berty. En effet, lorsqu’on fait des recherches sur un éventuel auteur appelé Alphonse Berty, on ne trouve rien, sauf à le confondre avec l'écrivain et historien de Paris Adolphe Berty, mort en 1867, bien avant la parution de ces livres.

jeudi 1 octobre 2020

Rimbaud et Verlaine au Panthéon

Depuis quelques temps, circule une pétition pour transférer les restes de Rimbaud et Verlaine au Panthéon.

A peine connue, cette idée m'a profondément déplu. Je l'ai même trouvé grotesque (le mot est peut-être un peu fort). Je n'arrive pas à imaginer Rimbaud dans cette espèce de temple froid et sans âme qu'est le Panthéon. D'ailleurs, je connais fort peu de monde qui soit allé le visiter. Je vous conseille de consulter la liste complète des personnes "panthéonisées", qui se trouve sur Wikipédia : cliquez-ici. Je vous demande ensuite d'imaginer Rimbaud à côté d'eux. L'incongruité de la chose apparaîtra immédiatement. Cela est aussi valable pour Verlaine, même si la chose me paraît inimaginable pour d'autres raisons.

De nombreuses personnes se sont déjà exprimées, en général en défaveur de cette idée. J'ai découvert récemment ce texte de Pierre Jourde, plein de verve et de mordant, qui me paraît dire tout ce qu'il y a à dire à ce sujet, avec plus de talent que j'en ai. Je vous conseille de le lire : cliquez-ici.

Je vous donne quelques liens où sont développées d'autres réflexions : ici et .

Un des arguments en faveur de cette panthéonisation est la tombe même d'Arthur Rimbaud (extrait du texte de la pétition) :

Les deux poètes sont enterrés dans leurs caveaux familiaux : Rimbaud avec son ennemi et usurpateur, Paterne Berrichon. A Charleville, sa tombe « étriquée, avare » confirme que sa vie « lui a été volée », comme l’écrit Yves Bonnefoy. 

Cet argument me semble faible. Je suis voisin d'un cimetière parisien où se trouvent tant de célébrités. Si tous ceux et celles qui ont mérité de la patrie et qui y sont enterrés (Berlioz, par exemple, mais aussi Lautréamont dont la tombe a disparu de ce cimetière) devaient être panthéonisés à cause de leur sépulture, je vous laisse imaginer...

Mais surtout, pour y être allé, cette tombe modeste et un peu bourgeoise me paraît mieux correspondre à Rimbaud, quoiqu'on en dise, qu'une tombe solennelle et "républicaine" au Panthéon, où, en plus, il deviendra difficile de la voir.

J'ai fait le pèlerinage il y a quelques années et je m'y suis fait photographier. Cela reste un beau souvenir d'un week-end rimbaldien à Charleville.

 

Pour ceux qui avancent comme argument les liens difficiles de Rimbaud avec sa famille, je vous renvoie à ce texte, fort méconnu, du journal de sa sœur Vitalie Rimbaud, dont j'ai parlé sur ce blog, en marge d'un message sur Patti Smith et Rimbaud. Savoir Rimbaud près de cette sœur est déjà en soi émouvant.

Pour être complet, je vous renvoie vers l'argumentation du principal instigateur de cette histoire : cliquez-ici.

Sans entrer dans la polémique, il y a tout de même un point qui me choque plus particulièrement dans ce texte. Expliquer que la part d'ombre de chacun ne doit pas être un frein à la reconnaissance et à la panthéonisation de Rimbaud et Verlaine, très bien. Écrire un article à charge et partial pour justifier la suppression d'une plaque d'hommage à Guy Hocquenghem sur son domicile parisien, pourquoi pas. Mais se targuer de l'un pour justifier l'autre montre au mieux un manque de cohérence intellectuelle et au pire une forme de malhonnêteté.

Pour ceux qui ne connaissent pas l'intérieur du Panthéon, et je sais qu'ils sont nombreux, cette image vous donne un bel aperçu de ce lieu chaleureux et intime :


vendredi 25 septembre 2020

Le Ramier, André Gide, 2002

L’amour des livres est aussi fait du plaisir de lire un texte que l’on aime dans une belle édition. Lors de la parution d’un ouvrage, il est un usage constant dans l’édition d'imprimer quelques exemplaires sur un beau papier, que l’on appelle un tirage de tête. A l’occasion de la dispersion de la bibliothèque gidienne d’Henri Clarac, j’ai pu acquérir un tel exemplaire de ce beau texte d’André Gide : Le Ramier.


Gardé inédit pendant de nombreuses années, ce court récit d’une nuit d’amour n’a été publié qu’en 2002 à l’instigation de sa fille Catherine Gide. Je l’avais alors découvert. En rachetant aujourd’hui ce petit livre, je redécouvre ce texte, qui a gardé pour moi toute sa force.
 
A l’occasion d’une visite auprès de son ami Eugène Rouart, André Gide rencontre un jeune homme, Ferdinand, avec qui il partage une nuit d’amour, « dans la pleine clarté de la lune ». Celui-ci, dans le plaisir, émet un roucoulement qui le fait surnommer « le Ramier ».

J'aurais dû demander à Ferdinand s’il comptait là-dessus, ce qu’il attendait, ce qu’il voulait en nous suivant ainsi à bicyclette. Je regrette de ne l'avoir pas fait. Mais, dès que je me trouvai seul avec lui sur la route, toute idée s’échappa de ma tête et je n’y sentis plus que joie, qu’ivresse, que désir et que poésie. Quelque temps nous marchâmes sous de grands arbres. Il avait mis pied à terre et guidait sa bicyclette de la main. Il marchait tout contre moi, laissant ma main se poser sur son épaule ou sur ses hanches. Il avait le visage mouillé de sueur. Quand nous sortîmes de dessous les arbres, le clair de lune nous noya.
« Il fait beau. Il fait beau », répétait-il. Je le sentais, corps et âme, plus frémissant encore que moi-même et une grande tendresse succédait en moi à l’âpre fièvre de tout le jour. Nous marchions d’un pas très rapide car comme je pensais l’entraîner jusque dans ma chambre, il me tardait beaucoup de rentrer. Un instant pourtant je lui proposai de nous arrêter. Il posa sa bicyclette dans le fossé et nous nous accotâmes contre une meule. Comme ivre, il se laissa choir contre moi ; tout debout je le pressai dans mes bras. Il posa tendrement son front sur ma joue ; je l’embrassai. Il disait encore : « Comme il fait beau ! » puis, mes lèvres s’étant posées sur les siennes, il commença une sorte de râle très doux. On eût dit un roucoulement de colombe. « Rentrons, lui dis-je. Tu viendras dans ma chambre, veux-tu ? » — « Si vous voulez. » — Et nous voilà repartis sur la route.
[…]
Non loin de la maison, il jeta sa bicyclette dans un buisson. Je le fis attendre un instant devant la porte du vestibule, que je lui ouvris de l’intérieur, après avoir fait le tour du rez-de-chaussée, par la cuisine. Comme je me hâtais ! Qu’eussé-je fait si je ne l'avais plus retrouvé, là, dans la pleine clarté de la lune, derrière ce battant que j'entrouvrais doucement ? Bien que la maison fût toute vide, nous montâmes comme deux voleurs.
Nous voici dans la chambre ; nous voici sur le vaste lit. J’éteins la camoufle ; j'ouvre tout grand à la nuit, à la lune, la fenêtre et les volets.
[…]
Engoncé dans son vêtement mal ajusté, je n’imaginais pas sa beauté. […] sans gêne aucune et sans excessive impudeur, il s’offrait à l’amour avec un abandon, une tendresse, une grâce que je n'avais encore jamais connues. Sa peau hâlée était douce et brûlante, que je couvrais partout de baisers. […] Par instants, interrompant nos jeux, je restais, soulevé, penché vers lui, dans une sorte d'angoisse, d’ébahissement, d’éblouissement de sa beauté. Non, pensais-je, même Luigi à Rome, même Mohammed à Alger n'avaient pas à la fois tant de grâce avec tant de force, et l'amour n’obtenait pas d’eux des mouvements si passionnés et délicats.
[…]
R[ouart] était fort exalté par mon histoire et par ce que je lui disais de celui que nous appelâmes bientôt « le Ramier » parce que l’aventure de l’amour le faisait roucouler si doucement dans la nuit.
[…]
Tout ce matin je gardais le corps et l'esprit extraordinairement dispos, pleins de verve, comme le lendemain de ma première nuit avec Mohammed à Alger. Bondissant et joyeux, j’aurais marché durant des lieues ; je me sentais plus jeune de dix ans.

Dans sa préface, Catherine Gide présente la publication de ce texte comme un forme de plaidoyer en faveur de son père : « Toute perversité en est totalement absente. Il confirme qu’il est injuste et faux de parler de « Comportements orgiaques » dans le cas de Gide. Cela ne lui ressemblait pas.
Voici donc un récit initiatique tout en nuances, pudique, alors qu'aujourd'hui les publications dont il y a pléthore placent volontiers en leur centre la sexualité la plus crue. N'est-ce pas là une raison supplémentaire de l'utilité de le publier ? »

On peut donner raison à Catherine Gide. Ce récit d'une nuit d’amour entre cet homme et cet adolescent est même temps explicite et plein de pudeur. En revanche, les aspects plus sombres n’en apparaissent que plus nettement. Je renvoie à l’excellente analyse qu’en donne Frank Lestringant dans sa biographie d’André Gide (Tome I, pp. 587-593). Pour ma part, je n’extrais que ces quelques mots du texte de Gide qui, dans leur cynisme cru à propos d’un autre garçon, éclaire cette relation d’une autre lumière : « celui que nous avions surnommé « l’Abricot », à cause de son teint très hâlé ; c’est le plus jeune du troupeau de Rouart. » Si la scène d’amour est dénué de crudité, on ne peut pas dire la même chose de ce mot de « troupeau » que Gide utilise pour désigner tous ces garçons que « chasse » E. Rouart, avec son statut de maître, et que celui-ci lui fournit. Même ce Ferdinand, ce « Ramier ». Gide nous laisse un moment penser qu’il l’a séduit. Il finit par nous dire - c'est presque un aveu - qu’il était « cette occasion extraordinaire que la complaisance de R[ouart] allait faire naître. ».

André Gide à Jersey, par Théo van Rysselberghe, 1907.
Ce portrait de Gide est contemporain de la nuit du « Ramier »

La postface érudite et documentée de David H. Walker apporte aussi un éclairage intéressant sur les relations complexes entre Eugène Rouart et André Gide au sujet de leur homosexualité. Après avoir été « séduit » par André Gide, ce Ferdinand devient une proie pour Eugène Rouart. Pouvait-il résister longtemps, si tant est qu'il ait voulu le faire ? Son père était un des valets de ferme du même Eugène Rouart… : « Je projette d’apprivoiser ce ramier, dont l’impressionnant roucoulement t’a ému l’autre jour ; je m’y appliquais dimanche ; c’est la première fois que je m’intéresse si fortement à un oiseau ». Pour ne pas rester sur la seule impression d'un Eugène Rouart prédateur, il faut rapporter que celui s’est préoccupé de faire soigner Ferdinand lorsqu’il a été malade. Il a aussi voulu en faire le sujet d’un livre qu’il a ébauché, mais qu’il n’a jamais publié. André Gide restera aussi fortement marqué par cette rencontre et cette nuit d’amour. On peut y voir les prémices de ce lent et continu mouvement de dévoilement qui l’amènera à écrire ses deux livres-manifestes : Si le grain ne meurt… et Corydon.

Qu’en a pensé Ferdinand ? Il n’a jamais pu s’exprimer. Je veux croire que cette découverte de l’amour a été pour lui une révélation et que ce « roucoulement » a été le signe de la grande joie du corps qu’il a ressentie. Il faut imaginer Ferdinand heureux !

Pour ceux que ces détails bibliophiliques intéressent, voici comment se présente la mention du tirage de tête numéroté :