samedi 21 octobre 2017

André Gide, de Maurice Sachs, 1936

Désireux de renouer avec la chronique de livres choisis et aimés de ma bibliothèque Gay, je voulais m'attaquer à quelques ouvrages de Maurice Sachs, écrivain pour qui j'ai toujours eu une tendresse aussi particulière qu'inexplicable. Il était tentant de s'atteler tout de suite à l'œuvre autobiographique, le duo des livres de sa vie : Le Sabbat et La Chasse à courre. Mais, parcourant ma bibliothèque, j'ai exhumé un petit livre que j'avais un peu oublié : André Gide, par Maurice Sachs. Je me suis donc dit que commencer par celui-ci serait comme une mise en bouche avant le morceau de choix. Puis, comme dans l'amour des livres, tout n'est pas que littérature, cette élégante et sobre reliure qui couvre mon exemplaire m'a donné envie de le prendre en mains. Et ainsi de vous le faire découvrir.


Les relations d'André Gide et Maurice Sachs sont une succession de rendez-vous ratés. Comme le mot rendez-vous peut laisser penser qu'il y a, de la part des deux parties, une volonté commune de se rencontrer, il serait plus juste de parler d'une succession de demandes frustrées et inabouties de la part de Maurice Sachs.  Celui-ci attendait beaucoup de ces rencontres – lui-même a parlé de la recherche impossible du père qu'il n'a jamais connu – alors que Gide n'attendait rien de particulier de Maurice Sachs. Il faut aussi dire que la réputation qui précédait Sachs, sa proximité avec Jean Cocteau, qui s'est muée en haine, sa pitoyable tentative de conversion au catholicisme dans les pas du même Jean Cocteau et sous la « bénédiction », si j'ose dire, de Jacques Maritain, tout cela le desservait clairement auprès d'André Gide. Mais celui-ci, fidèle à sa ligne de conduite, lui fit bon accueil, l'aida même à entrer à la N.R.F. comme directeur de collection en 1933. Malgré des échanges qui se poursuivirent jusqu'à la guerre, on ne peut parler ni d'intimité, ni même de proximité entre les deux hommes. Trop de choses les séparaient. Maurice Sachs avait une propension toute particulière, presque un talent, à détruire lui-même ce qu'il était en train de construire, par ses mensonges, par sa malhonnêteté, par ses mauvais procédés. Ce ne sont pas ses lettres pleines de déclarations d'admiration qui pouvaient y changer grand chose :
... il n'est pas d'homme par qui j'ai plus violemment souhaité d'être reconnu que par vous (...) Vous pourriez dire : quel entêtement à venir me relancer sans fin. Ne voit-il pas que j'ai quelque défiance de lui, que quelque chose, en lui, de trouble m'écarte... Et fort occupé déjà de ceux que j'aime, je ne puis m'occuper par-dessus le marché de ceux qui m'aiment malgré moi...
Je ne me félicite pas de cette lâcheté instinctive par laquelle c'est un père toujours que j'ai cherché en ceux que je pouvais admirer, faiblesse qui me vient sans doute de ce que je n'eus pas de père et qu'enfant, ardemment, j'en souhaitai un (...)
L'homosexualité de Maurice Sachs a-t-elle eu sa part dans sa volonté de se rapprocher d'André Gide ? Il n'en dit rien. Comme on le verra dans Le Sabbat, il a toujours vécu son goût des hommes d'une façon assez détachée. A ce sujet, il n'y a chez lui aucun militantisme, aucune vision "communautariste" pour reprendre un terme actuel. Ce n'est pas lui qui voudra publier des livres de témoignages comme le Corydon et Le Livre blanc. Si l'homosexualité n'était pas absente de ces relations avec Jean Cocteau ou Max Jacob, ce qui pourrait expliquer la méchanceté dont il a fait preuve ensuite à leur égard, il n'y a rien de tel avec André Gide.

C'est dans ce contexte que Maurice Sachs voulut consacrer un livre à celui auprès duquel il espérait encore être une personnalité reconnue. Curieusement, c'est sous la bannière du communisme qu'il espérait opérer ce rapprochement, voyant par là un moyen de mettre ses pas dans ceux d'André Gide. Je dis curieusement car tous ceux qui connaissent bien l'œuvre et la vie de Maurice Sachs savent qu'il n'avait pas une conscience politique très développée. Même son rapprochement avec le catholicisme dans les années 1920 semble avoir été plus réfléchi que ce soudain intérêt pour le communisme. Peut-être même est-ce André Gide qui a cherché à le rallier dès 1934 et que c'est par admiration pour celui-ci qu'il s'y est intéressé. Dans cette voie nouvelle pour lui, il débute par une petite plaquette consacrée à Maurice Thorez, qu'il va même écouter lors de meetings. Il paraît que cet ouvrage est presque introuvable.


Maurice Sachs signe un contrat avec Denöel en mars 1936 pour une biographie d'André Gide. Il y travaille au printemps 36 et lui présente son travail. Ils le relisent ensemble, en juin. « Nous [André Gide et "la Petite Dame"] sommes très agréablement surpris : c'est très inégal, mais souvent bon. Il est souple (trop) et accepte toutes les remarques fort gentiment. ». Cette relecture a lieu avant que Gide fasse son voyage en U.R.S.S. Nous savons qu'il en reviendra avec un vision transformée du communisme. Le livre paraît en novembre 1936, sans modification, mais avec un introduction qui, à demi-mots, prend acte du changement de point de vue d'André Gide sur le communisme et l'U.R.S.S. Cela nous vaut ce petit livre un peu hybride, qui commence tout de même par une citation de Staline. En définitive, il ne semble avoir eu aucun écho. Aujourd'hui, c'est plus une curiosité, le témoin d'une période de la vie de Maurice Sachs et de ses errements personnels, tant sentimentaux – ses relations avec André Gide peuvent être qualifiées ainsi – qu'idéologiques.

L'ouvrage est dédié à Élie Faure, l'historien de l'art : « A Elie Faure, en confiante admiration. M. S. ». Je n'ai rien trouvé sur les relations entre les deux hommes, si ce n'est ces 2 lettres de Maurice Sachs : cliquez-ici.

Sur les relations de Maurice Sachs et André Gide, les sources sont :
Maurice Sachs, par Henri Raczymow
André Gide, l'inquiéteur, de Frank Lestringant
La rigueur et les errements : du côté de Gide et de la N.R.F., par Frank Lestringant, dans le Cahier de l'Herne consacré à Maurice Sachs. C'est une bonne synthèse des relations entre les deux écrivains, dont les éléments sont issus des deux ouvrages précédents.
Voir aussi ce message sur le site e-gide : cliquez-ici

L'ouvrage

Le corps de l'ouvrage est composé de 20 courts chapitres (pp. 13-116), datés en fin du 28 mai 1936.

Les 10 premiers chapitres (pp. 13-62) sont une courte biographie d'André Gide, complétée d'une présentation de son œuvre et de sa pensée. Maurice Sachs place les Nourritures terrestres au cœur de la démarche d'André Gide. Il en cite abondamment des extraits et n'hésite pas à évoquer en écho de ce livre le souvenir personnel d'une chaude journée dans les monts des Catskills lors de son récent séjour aux États-Unis. Au même niveau, il place Si le grain ne meurt. Ces chapitres sont surtout une défense de l'homme et de ses livres. Défense de son honnêteté, de sa rigueur morale, de son influence. Défense de l'acte gratuit tel que Gide l'a mis en scène dans Les Cave du Vatican. Enfin, défense du Corydon (chapitre IX), ce petit livre sur une « attraction sensuelle qui n'est pas la même que celle que subit la majorité dans notre présente civilisation. » Sur ce sujet, Maurice Sachs fait un parallèle entre Gide et Proust, au détriment de ce dernier qui « a voulu expliquer et excuser des habitudes qu'il ne tenait point lui-même pour bonnes et dont il allait se cachant. ». Puis, il introduit les 10 chapitres suivants uniquement consacrés au communisme par ce surprenant rapprochement entre l'amour du Christ et le communisme :
C'est dont tout NATURELLEMENT qu'André Gide aime ce qui est présentement le mieux vivant, qu'il déplore le piteux état dans lequel s'acagnardent les Français, qu'il a foi en le progrès de l'homme, qu'il hait la misère qui accable autrui, qu'il aime le Christ des premiers jours, qu'il déteste le Christianisme contre le Christ et qu'il se rallie au communisme.

Ces 10 chapitres (pp. 59-116) exposent toutes les démarches intellectuelles qui ont mené André Gide au communisme, en cohérence avec ce qui a été présenté auparavant. Notons que c'est le chapitre sur la haine du christianisme et non du Christ qui est le plus développé dans ce cheminement intellectuel. Tout cela est résumé dans le cours chapitre XVII :
Haine du christianisme (mais non du Christ), haine de la misère d'autrui, pitié de la France, foi dans le progrès de l'homme, amour de ce qui est vivant, amour du naturel ; Gide en est venu au « communisme [qui] est la doctrine la plus vivante la moins achevée qui existe », à cette entreprise qui, dit Guéhenno, « est l'entreprise d'hommes de bonne volonté qui s'efforcent de toute leur vertu de rendre cette terre un peu plus habitable ».
Dans une note (p. 111), Maurice Sachs tempère déjà son enthousiasme :

L'attitude des communistes français et des Russes a tant changé récemment que l'auteur de cet opuscule encore une fois se demande si c'est de chez eux maintenant que viendra une vie nouvelle. Mais si beaucoup de nous, et Gide même, avons été trompés par le développement du communisme il n'en resterait pas moins vrai que notre civilisation chrétienne est monstrueusement usée et profondément détestable.
Mais c'est surtout l'introduction qui vient fortement nuancer le contenu de l'ouvrage. Comme nous l'avons dit, juste avant la parution, Maurice Sachs a ajouté une introduction, datée d'octobre 1936, dans laquelle il présente le cheminement de la pensée d'André Gide et sa position vis-à-vis du communisme suite à son voyage en U.R.S.S., sans d'ailleurs faire référence à ce voyage. Notons qu'il s'associe lui-même à cette évolution en utilisant le "nous".

Mais depuis le jour récent encore où ce travail fut terminé pour moi, la politique des doctrines a rendu nécessaire cette introduction et quelques mots sur le sens où s'entend ici communisme.
On verra dans ces pages comment André Gide devait tout naturellement s'acheminer vers le communisme, comment son honnêteté ne pouvait que repousser les odieuses conclusions d'une société étouffée et décomposée à la fois par l'Eglise, les pires traditions familiales et la prééminence d'un capitalisme bourgeois dénué même des vertus Héroïques qui ont soutenu pendant tant de siècles une aristocratie, aujourd'hui exténuée et presque disparue.
Ce communisme donc vers lequel Gide allait avec une ferveur égale à celle de ses plus jeunes années lui représentait (représentait pour beaucoup), la liberté, la paix, la délivrance des obsessions mythologiques, une conception nouvelle de la vie.
Mais tout comme les cartes du Christ ont été brouillées par Saint Paul, il se pourrait bien que le communisme change de figure par la faute de ses plus zélés militants. Il se peut bien que le communisme dès aujourd'hui, ou dès demain, n'offre plus à beaucoup d'esprits libres, les saines et fortes tentations que nous y voyions hier.
Si cela est, Gide et bien d'autres auront été abusés. (La fin dira-t-on, justifie les moyens, mais il y a des moyens qui portent leur FIN en soi.)
C'est pourquoi, il me faut bien dire ici que par communisme, j'entendais (comme Gide je crois), plus ce qu'on nous proposait hier que ce que l'on nous offre aujourd'hui.
Si André Gide développera sa position sur le communisme dans Retour de l'U.R.S.S. en novembre 1936, Maurice Sachs s'éloignera du communisme aussi vite qu'il y était venu.

Description de l'ouvrage


André Gide, Maurice Sachs
Paris, Denoël et Steele, [1936], in-12 (168 x 106 mm), 124-[4] pp., 6 planches photographique en noir et blanc hors texte (portraits d'André Gide), couverture illustrée d'une photographie en noir et blanc (portrait d'André Gide).

Un des 6 portraits illustrant l'ouvrage
Cet exemplaire comporte un envoi à François Le Grix, sur la page de garde :


François Le Grix (1881-1966) est un écrivain, qui fut le directeur d'une revue littéraire La Revue hebdomadaire. C'était un personnage influent. Mais, comme le dit Mathieu Galey dans son Journal : « Mais qui se souviendra de Georges Poupet, de François Legrix, qui ont été les éminences grises de toute la littérature de l'entre-deux-guerres ? »
Lorsqu'on fait des recherches sur cette personnalité, on trouve la mention d'une relation sentimentale, voire amoureuse, entre François Mauriac et François Le Grix. Roger Peyrefitte assure qu'il connait « quelqu'un qui possède les lettres brûlantes écrites par le même Mauriac à François Le Grix ».

Maurice Sachs a visiblement largement dédicacé son ouvrage car dans les bibliothèques publiques, on trouve des envois à Valery Larbaud (Vichy),  André Rousseaux (Bibl. Sainte-Geneviève), Ambroise Vollard, Adrienne Monnier, Henri Bergson (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet) et Louis Aragon (BNF).