samedi 2 janvier 2016

Voeux de 2016 avec Jean Genet

Pour débuter cette année qui marquera le 30e anniversaire du décès de Jean Genet, je partage avec vous un des plus beaux textes, à mon avis, de Jean Genet.
Tout habillé j'étais étendu sur le lit de Hamza. J'écoutais. Les bruits de bataille, très vifs, paraissant décisifs ; ne l'étant plus mais gardant leur intensité et à peine lointaine, et parmi ce désordre sonore, deux très petits coups, discrets mais voisins, firent reculer immensément le désordre destructeur. Deux coups en somme paisibles, frappés doucement à la porte de ma chambre. À l'instant je compris tout : le fer, l'acier explosaient au loin, à côte l'articulation d'un index cognait sur du bois. Je ne répondis rien car j'ignorais encore le mot «entrez» en arabe, et surtout, je l'ai dit, parce que j'avais «vu», tout à coup «vu», le déroulement de ce qui eut lieu. La porte s'ouvrit, comme je l'avais vu aux coups sur le bois. La lumière du ciel étoile entra dans la chambre et derrière je distinguai une grande ombre. De façon à laisser croire que je dormais, je fermai les yeux à demi mais je voyais tout entre mes cils. Fut-elle dupe de ma ruse? La mère venait d'entrer. Venait-elle de la nuit, maintenant assourdissante, ou de cette nuit gelée que je porte avec moi en tous lieux ? Elle tenait un plateau des deux mains, qu'elle posa très doucement sur le guéridon bleu à fleurs jaunes et noires, dont j'ai parlé. Elle le déplaça afin de le poser à la tête du lit, c'est-à-dire à portée de ma main, et ses gestes avaient la précision d'un aveugle en plein jour. Sans aucun bruit elle sortit et ferma la porte. Le ciel étoilé disparu, je pouvais ouvrir les yeux. Sur le plateau : une tasse de café turc et un verre d'eau; je les bus, fermai les yeux, attendis en espérant n'avoir fait aucun bruit. Encore deux petits coups à la porte, pareils aux premiers; dans la lumière des étoiles et de la lune décroissante la même ombre allongée apparut, cette fois familière comme si, toute ma vie, chaque nuit, avant mon sommeil, à la même heure cette ombre était entrée, ou plutôt à ce point familière qu'elle était plus en moi qu'au-dehors, depuis ma naissance venant en moi la nuit m'apporter une tasse de café turc. À travers mes cils je la vis retirer le guéridon bleu qu'elle remit silencieusement à sa place, toujours avec la précision d'aveugle-née elle reprit le plateau, elle sortit et referma la porte. Ma seule crainte fut que ma politesse n'eût égalé la sienne, c'est-à-dire qu'un mouvement de mes mains ou de mes jambes n'eût trahi ma feinte absence. Or tout se passa avec tant d'adresse que je compris que la mère venait chaque nuit apporter à Hamza le café et le verre d'eau. Sans bruit, sauf quatre petits coups à la porte, et au loin, comme dans un tableau de Détaille, la canonnade sur fond d'étoiles.
Puisqu'il était cette nuit au combat, dans sa chambre et sur son lit je tenais la place et peut-être le rôle du fils. Pour une nuit et le temps d'un acte simple cependant nombreux, un vieillard plus âgé qu'elle devenait le fils de la mère car « j'étais avant qu'elle ne fût ». Plus jeune que moi, durant cette action familière — familiale? — elle fut, demeurant celle de Hamza, ma mère. C'est dans cette nuit, qui était ma nuit personnelle et portative, que la porte de ma chambre s'était ouverte et refermée. Je m'endormis.

Ce texte est extrait du Captif amoureux, le dernier et, par certains aspects, le plus personnel des livres de Jean Genet, paru en 1986. Il venait de terminer la correction des épreuves lorsqu'il est mort, seul, dans une chambre d'hôtel du 13e arrondissement, dans la nuit du 15 au 16 avril 1986.

J'ai eu le plaisir d'acquérir, en 2015, un exemplaire de l'édition originale dans une reliure originale et somptueuse de Florent Rousseau.



C'est ma façon de vous souhaiter mes meilleurs vœux pour 2016, que j'espère toujours riche en découvertes.