vendredi 10 juillet 2015

L’impossible conciliation ou la vie héroïque du Dr Claude-François Michéa, Jean-Claude Féray

Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'homosexualité (c'était il y a quelques dizaines d'années), la littérature disponible sur le sujet n'était pas aussi abondante qu'aujourd'hui. On avait le sentiment que cette histoire était rythmée par une césure profonde : il y avait un avant et un après 1968 et Stonewall. C'est à cette date que, tout d'un coup, les homosexuels étaient passés de l'ombre à la lumière. D'un peuple sans histoire, ils étaient soudainement entrés dans l'histoire. Une première raison était sûrement que ces événements étaient encore proches. Je n'exclus pas que cette perception soit aussi directement liée à ma propre histoire personnelle.

Aujourd'hui, parce que le sujet a été beaucoup exploré, cette histoire me semble plus envisagée comme un continuum. Elle est appréhendé comme toute histoire, avec des phases, des changements de direction, dont Stonewall serait un jalon, comme il y avait eu d'autres jalons dans le passé. C'est cette vision d'une histoire en continuité, plutôt qu'en rupture, qui permet de mettre en valeur des personnalités, des textes qui ont apporté leur contribution à un moment donné. C'est ainsi qu'une biographie récente a mis en lumière une personnalité fort oubliée, un aliéniste du XIXe siècle, le Dr Claude-François Michéa (1815-1882), qui est l'auteur d'un texte qui présente sous un jour favorable l'homosexualité. C'est une forme d'archéologie que d'aller déterrer, au sens figuré certes, au sein d'une revue savante du XIXe siècle, une contribution qui apporte sa pierre à l'édifice d'une histoire de l'homosexualité.


Paru en 1849 dans Travaux et mémoires originaux de médecine et de chirurgie, de thérapeutique générale et appliquée, cette réflexion : Des déviations maladives de l'appétit vénérien, a été initialement motivée par une très sordide affaire de nécrophilie. Cependant, le Dr Michéa profite de cette occasion pour étudier d'autres « déviations », dont la philopœdie, terme qu'il utilise pour désigner l'attirance d'un individu pour un individu du même sexe. On verra plus loin que le Dr Michéa avait un intérêt tout personnel à s'intéresser à ce sujet-là. C'était une forme de plaidoyer pro domo, que le prétexte d'une affaire à fort retentissement permettait de livrer au public.

Au début de l'article, il se présente en rupture avec le christianisme pour qui « tout acte vénérien accompli en dehors de cette prévision devint à ses yeux un attentat qui, du domaine de la morale chrétienne, passait souvent dans celui du droit civil et criminel afin d'y recevoir parfois un châtiment atroce et capital. ». En regard, il avance :
Les Grecs et les Romains pensaient que la sagesse divine avait aussi donné à l'homme l'amour en vue du simple plaisir ; ils croyaient que la volupté était tantôt une fin, tantôt un moyen. Selon Zenon, l'amour est un dieu libre qui n'a d'autres fonctions à remplir que l'union et la concorde
Ce qui est intéressant dans ce texte est la volonté affichée de faire sortir l'homosexualité du domaine de la morale religieuse, du péché et de la faute pour le faire entrer dans le domaine du médical. C'est un mouvement bien connu du XIXe siècle, qui va au-delà de ce sujet. Avec nos yeux contemporains, la médicalisation de l'homosexualité est souvent vue comme une autre forme d'enfermement ou de catégorisation. Il faut pourtant le comprendre comme un progrès, car cela permettait en même temps d'en faire un sujet d'étude, donc de donner un caractère factuel et objectif à tous les travaux le concernant, et d'affirmer son caractère naturel, comme une forme parmi d'autres d'expression de la sexualité (l'appétit vénérien, pour reprendre les termes de l'époque).
Les déviations maladives de l'appétit vénérien, et je ne veux parler ici que des principales, des plus antipathiques aux mœurs modernes, de celles dont le fait en soi et même la simple tendance conduisaient jadis au supplice du bûcher, et qui, dans l'avenir, seront exclusivement de la compétence des médecins, et pour lesquelles, dans l'opinion publique, une pitié profonde remplacera le mépris et la flétrissure.

D'après cela, on pourrait croire, on a cru jadis, et l'on croit encore généralement aujourd'hui, que L'amour grec est toujours un produit des civilisations avancées, qu'il constitue un vice engendré par le raffinement, le sophisme et la curiosité des imaginations blasées. [...] L'histoire et le récit des voyageurs modernes démontrent que la philopœdie s'observe aussi à l'origine des sociétés, chez les peuples sauvages et dans les natures les plus incultes et les plus primitives. Elle existait chez les Celtes, suivant Aristote, et chez les Germains, d'après Sextus l'Empirique et Eusèbe.

Le plaidoyer en faveur de l'homosexualité, certes sur un mode mineur, se concrétise par ces exemples de personnalités homosexuelles de premier plan à travers l'histoire.
Il est donc très probable que, chez les modernes, Henri III, le philosophe Vanini, le duc de Vendôme, Monsieur, frère de Louis XIV, Frédéric le Grand, Cambacérès, la tragédienne Raucourt, qui brûlaient presque exclusivement de ce genre d'amour, n'étaient point arrivés là graduellement et par excès de débauches réfléchies, mais que ces personnages y sacrifiaient en raison du goût inné, d'une passion instinctive. Plusieurs observations faites par des auteurs, notamment par des médecins, tendent à démontrer que l'amour grec doit être considéré comme une déviation maladive de l'appétit vénérien.
Je crois que les mots : "goût inné, d'une passion instinctive" sont au cœur de cette nouvelle vision de l'homosexualité (le mot n'existait pas) qu'il souhaite promouvoir.

On y voit donc comme une des premières manifestations d'un relativisme historique dans la perception de l'homosexualité. Comme on le sait, ce relativisme conduit à redonner une légitimité à des mœurs jusque-là moralement condamnées et socialement stigmatisées.

Il va même chercher une explication dans les restes physiologiques d'un utérus masculin, dans le corps masculin.
Si ces faits anatomiques se vérifiaient, si l'on parvenait surtout à découvrir que l'utérus masculin peut acquérir parfois un développement plus ou moins considérable, on serait peut-être en droit d'établir un rapport de causalité entre eux et les tendances féminines qui caractérisent la plupart des individus livrés à la philopœdie.

En présentant ce livre, c'est aussi l'occasion de dire que ce type de biographie, très documentée, est pour moi un modèle du genre. C'est presque un exercice de style que de vouloir faire sortir tout une vie du presque néant. Jean-Claude Féray y est parvenu. Au-delà du rôle officiel du docteur, de ses travaux comme aliénistes, ce sont les aspects plus personnels de sa vie qui sont révélés : il est identifié dès 1847 comme pédéraste dans le registre du même nom, tenu par la préfecture de police. Son mentor, dont il est très proche, le Dr Vallerand de la Fosse est lui aussi noté dans ce registre. Par deux fois, des affaires de mœurs le mettent en rapport avec la police. La première fois, en 1850, à propos d'une affaire de drague homosexuelle sur la cours de Vincennes, qui n'aura pas de conséquence. La deuxième fois, l'affaire ira jusqu'au procès. Il sera d'ailleurs rayé de l'ordre de la Légion d'honneur. Ces faits, que l'on aborde plutôt par la chronique judiciaire, éclairent un pan de sa personnalité, que l'on peut mettre en rapport avec le texte cité. On approche ainsi une certaine vérité de la personne, même si on aimerait savoir comment il vivait son homosexualité, comment il appartenait à un réseau d'homosexuels parisiens, comment il a fait le choix d'assumer cette vie, au risque de l'opprobre et de la stigmatisation, alors même qu'il aurait pu faire le choix d'une vie de façade « normale ». En définitive, le seul témoignage que nous ayons sur sa façon d'être au monde d'un homosexuel au  XIXe siècle est ce texte. Rien que pour cela, il méritait d'être sorti de l'oubli.

 Voir ici.

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