dimanche 2 décembre 2012

Les Invisibles, de Sébastien Lifschitz

Indispensable.

Ce film sorti cette semaine me semble indispensable pour comprendre ce que peut être l'homosexualité, comment elle a pu être vécue par ceux qui nous ont précédés. La grande humanité des personnages interrogés est aussi une leçon de vie pour chacun de nous. Je vous laisse découvrir la bande annonce  :


Deux photos extraites du film :



Note personnelle

Au-delà de l'intérêt de ce film, quelque chose de plus personnel s'est subrepticement glissé. Un des homosexuels interrogés se trouve être un cousin de ma mère. En allant voir ce film ce matin, j'ai découvert à l'écran qu'il était un des témoins. Je connaissais un peu son histoire, même si les hasards de l'existence ont fait que je ne l'ai pas vu depuis très longtemps. Je me souviens encore - j'étais alors enfant - du jour où il est venu chez mes grands-parents nous montrer ses photos et films de la Terre Adélie. C'est un sentiment très étrange d'être ainsi au cinéma et de voir, tout d'un coup, une photo où je reconnais ma grand-tante au milieu de l'écran. C'est aussi comme un raccourci entre son histoire et ma propre histoire, malgré la différence d'âge, mais la proximité de milieu, qui se trouve ainsi projeté devant moi. Dans une des dernières scènes, lorsqu'ils vont au monastère de Ganagobie, un lien s'est presque créé car, il y a quelques années, j'y suis aussi allé avec mon ami, me souvenant alors en avoir souvent entendu parler dans ma famille. 
Cette note personnelle, qui a donné une dimension inattendue à ce film, n'explique pas à elle seule l'espèce d'enchantement que j'ai ressentie. C'est un hymne au bonheur, au plaisir et à la liberté d'être soi.

dimanche 25 novembre 2012

Absinthe

A quoi pense ce beau jeune homme ?



Je vous laisse imaginer, voire divaguer... quand vous aurez vu l'ensemble :



Cette photo, que j'avais repérée il y a un an, vient de rejoindre ma collection. J'aime l'ambiguïté de cette image et tout ce qu'elle nous permet d'imaginer. En ces temps parfois crus (Ah, l'exigence de transparence), un peu d'incertitude ne nuit pas.

dimanche 18 novembre 2012

Le mariage Gay avant l'heure ?

En ce temps de débat sur le mariage gay, cette petite trouvaille amusante. Généalogiste à mes heures perdues, j'ai trouvé cela dans le recensement de Dijon en 1896. Dans cette maison vit un ménage composé de Jules Louis D..., 29 ans camionneur, mari et Auguste B..., domestique, 24 ans. Est-ce le mariage gay avant l'heure ?



Sans lien aucun et pour le plaisir des yeux, ces deux œuvres de Yannis Tsarouchis qui seront bientôt en vente à Paris :


N'a-t-il pas un petit air de camionneur ?


vendredi 9 novembre 2012

Pour aller au-delà d'Ompdrailles

Après avoir publié mon dernier message, j'ai reçu un mail et j'ai découvert un blog. C'est cette gravure qui a suggéré une association à mes lecteurs.


En effet, le sculpteur Alexandre Falguière (1831-1900), qui a aussi été peintre et graveur, a été inspiré par la mort d'Abel en illustrant Caïn portant Abel selon une représentation très proche de celle de Rodolphe Julian. Cela a donné lieu à une gravure et à un tableau qui se trouve à Carcassonne.


Cet excellent message sur un blog que je viens de découvrir nous permet d'en savoir plus sur le traitement du corps masculin par Falguière : L'atelier de Falguière. J'en extrais cette photographie des deux modèles posant pour la peinture et la gravure.


mercredi 31 octobre 2012

Ompdrailles, Léon Cladel, 1879

Encore enfant & déjà viril; des muscles, pas de graisse; un torse de héros, une ombre de duvet s'allongeant en droite ligne d'entre les mamelles vers le nombril & se perdant, plus touffue, sous les plis d'un caleçon couleur de feu; des reins bien creusés, irréprochablement assis sur des hanches un peu rondes; svelte, élancé sans être fluet; mains & pieds exquis; bras & jambes étalonnes au compas; un cou flexible & robuste arrosé de cheveux fluides tirant sur le roux, allant par mèches & vifs comme des rayons de soleil; l'air franc, des pupilles bleu-clair & profondes ainsi que des coins d'azur, une bouche paisible & la narine en mouvement; imberbe & la peau chaude de ton, des traits hardiment agencés & vivant en très-bonne harmonie; un front presque carré, la face sereine & superbe d'un archange : il était, l'Ompdrailles, amoureusement & savamment étudié par les yeux avides de la foule, qui ne pouvait se rassasier de le voir.


C'est ainsi que Léon Cladel décrit son héros, Albe Ompdrailles, que son invincibilité comme lutteur a fait surnommer : "Le Tombeau des Lutteurs".

Dans ce roman de 1879, Léon Cladel, un écrivain célèbre à son époque, a raconté le monde des lutteurs, à travers l'image de Ompdrailles. Ce lutteur invincible est devenu la proie d'une femme fatale, la Scorpione, qui lui enlève toute la force vitale qui lui permet de vaincre. C'était sans compter sans Arribial, qui, presque amoureux de lui, le tire du néant dans lequel il était en train de s'enfoncer. Malgré de nouveaux combats tous victorieux, l'emprise de la femme fatale est telle qu'Ompdrailles se donne la mort, vaincu par l'amour dévorant d'une femme et par des lutteurs sans pitié.

Il ne s'agit pas à proprement parler d'un roman homosexuel. C'est même, d'un certain point de vue, le roman de l'amour fou d'un homme pour un femme. Il y a cependant une forte composante homophile, peut-être à l'insu même de l'auteur. Il y a d'abord le portrait de cet être viril, qui affronte d'autres virilités. Il y a surtout cette attention presque amoureuse du vieux lutteur Arribial qui vient le chercher dans son repaire et le ramener à la vie, à sa vie, celle de lutteur.

— Ignace ! dit-il tout à coup en remettant son vieux compagnon des arènes, qui traversait le rû sur un tronc d'arbre non équarri jeté de l'une à l'autre rive; est-ce toi, si tôt?
— Oui, mon Albe!
Une seconde après, ils s'embrassaient comme deux perdus ; ah ! le fait est qu'ils se becquetèrent plus de quatre fois séance tenante ; ils ne pouvaient se rassasier de ce plaisir...

Las ! Cette amitié amoureuse, digne de Walt Withman, ne suffira pas. L'emprise de la femme fatale sera la plus forte, conduisant Ompdrailles au suicide. Son vieil ami le découvre :

Et, péniblement arrivé jusqu'à son bien-aimé, qui portait au cou ce même médaillon semé de diamants dont il était paré le jour où, dans la lice, on l'avait vu s'évanouir sous les faibles poussées du Chacal-de-Monaco, le vieillard l'étreignit timidement, lui descella les paupières, lui tâta le coeur, lui chercha l'haleine &, tout épouvanté, lui baisa la bouche, où tremblait une mousse rosée...
— Aïe ! aïou !
Puis deux ruisseaux de larmes coulèrent sur la face ravinée de ce rude athlète, éploré comme une veuve & palpitant comme une mère devant son enfant expiré.

Ce qui donne une tonalité homophile à ce texte est, plus que l'histoire elle-même, les illustrations de Rodolphe Julian, qui a su si bien mettre en valeur la plastique masculine. Des 16 gravures qui illustrent cet ouvrage, j'en ai sélectionné 12, qui sont une bonne représentation de l'art de Julian. La première, en frontispice, probablement la plus belle, avec ce corps d'Ompdrailles offert dans un mélange de sensualité un peu languide et de virilité affirmée :


La suite illustre les aventures d'Ompdrailles :











Pour finir, cette belle image est celle du vieux lutteur Arribial montrant à la foule le cadavre d'Ompdrailles, mort d'avoir été aimé, ou seulement désiré, par une femme destructrice. Belle image d'une amitié virile !


Pour ceux qui voudraient aller plus loin, notice Wikipédia de Léon Cladel. Le texte numérisé est accessible sur Gallica : cliquez-ici. Vous pourrez vous faire vous-même votre opinion sur ce texte que, pour ma part, je trouve avoir beaucoup vieilli.
Enfin, notice sur Rodolphe Julian. C'est le seul ouvrage qu'il a illustré. Peut-être était-il lui même sensible à ce monde des lutteurs, monde qui a formé l'environnement de son enfance à La Palud dans le Vaucluse : cliquez-ici.


Description de l'ouvrage

Léon Cladel
Ompdrailles, le Tombeau-des-Lutteurs.
Paris, A. Cinqualbre, Editeur, 1879, in-4°, [4]-VI-[2]-386-[2] pp., une vignette au titre, 16 eaux-fortes hors texte et 7 dans le texte.



Complément

Une sculpture de Charles Van der Stappen, de 1892, illustre la mort d'Ompdrailles. Elle se trouve avenue Louise à Bruxelles.
 
 

lundi 15 octobre 2012

Glane : Jeune homme Chleuh, 1932

Une découverte au hasard de mes lectures :


Jeune homme Chleuh, Marrakech, 1932
Zinaida Evgenieva Serebriakova (1884-1967)

lundi 1 octobre 2012

Mes communions, Georges Eekhoud, 1925


Il n'est pas besoin de présenter Georges Eekhoud sur ce site. Il suffit de rappeler que cet écrivain belge, né à Anvers en 1854 et mort en 1927, est l'auteur du premier roman clairement et favorablement homosexuel en langue française : Escal-Vigor, paru en 1899, qui lui valut des poursuites (voir en fin de messages quelques références). En 1895, il fait paraître Mes communions, un recueil de 15 nouvelles qui, toutes, mettent aux prises des êtres qui se rapprochent malgré ce qui les opposent ou les séparent. 

Certaines de ces nouvelles nous présentent des situations assez "classiques" : deux frères, un homme et une femme, etc. Cependant, de façon parfois allusive ou elliptique, c'est l'histoire de la "communion" de deux hommes que Georges Eekhoud met en scène. Nous verrons que plusieurs de ces nouvelles sont clairement homosexuelles, et, pour d'autres, homophiles, voire homoérotiques, tant l'union des corps n'est jamais loin, souvent suggérée, mais rarement dite. Parcourons rapidement les plus intéressantes de ce point de vue :

Climatérie


L'affrontement entre deux collégiens que tout oppose (l'intellectuel malingre, "l'homme d'étude" Henri Kehlmarck/le sportif physique, "le gymnaste" William Percy), jusqu'à ce que des événements dramatiques (une noyade, une épidémie de typhus) les rapprochent jusqu'à cette communion finale :

Averti de son approche, Henri le guettait, haletant, le cœur plus révolutionné qu'un tambour de bataille. Afin d'éviter au convalescent une émotion et une secousse trop fortes, les médecins et les maîtres avaient recommandé à ses camarades de modérer leurs transports d'effusion et de contenir l'excès de la grande joie éprouvée à le revoir sain et sauf.
Donc Kehlmarck s'efforçait de maîtriser les élans de son cœur, de mettre une sourdine à son allégresse frénétique.
Le voilà ! Une figure appâlie, une forme spectrale, l'ombre du glorieux William Percy s'encadre dans l'embrasure de la porte. A l'autre bout de la grande salle, Henri, cruellement étreint dans chaque fibre, se compose un visage aussi calme que possible; il affecte d'être engagé dans une conversation indifférente avec les autres jeunes gens. Il essaie de continuer son discours, les paroles s'arrêtent net dans sa gorge. Pourtant, il s'impose de rester sur place, de river ses pieds au sol, mais ses prunelles convulsivement distendues dardent vers les yeux noirs de Percy, agrandis par la minceur du visage, des regards altérés de tendresse infinie — vers les yeux noirs de Percy tellement diaboliques le jour de la noyade et maintenant presque trop bons, trop caressants, fidèles à en devenir cruels, oui cruels à force de magnétisme affectif, pour celui-là même dont ils conjuraient le pardon, dont ils imploraient la sympathie éternelle !
Percy, négligeant l'appui de Lady Evansdale, ouvre les bras à Kehlmarck qui n'ose pas, ébloui de bonheur, affolé par un vertige de tendresse, courir pour s'y précipiter. Mais comme William s'avance en trébuchant et, présumant trop de ses forces, chancelle sur le point de défaillir, Henri n'a que le temps de se ruer vers lui pour le soutenir, le presser contre sa poitrine, et il aspire à ses lèvres comme la consécration de la vie que son sauveur lui avait inhalée après l'avoir retiré de l'eau...



Des Angliers



La tendresse soudaine du client de la taverne pour le petit apprenti, souffre-douleur de ses collègues, qui s'exprime de façon paradoxale :

Il se hâta de régler.
Alors, ostensiblement, il donna un gros pourboire au grand garçon roux, à cet odieux braillard, transfuge de la barrière parisienne, forcé de migrer en Belgique, et il n'osa pas même abandonner la moindre monnaie au doux petiot, qui, sur l'injonction du brutal, l'aida à passer son pardessus.
– Voilà, Monsieur! fit l'enfant d'une voix douce, oh ! si fatiguée, si nostalgique de sommeil, de couchette loin, loin de ce vestibule des lupanars !...
Des Angliers, ému, tout vibrant de sympathie, remercia du ton le plus rogue, ne négligeant pas de saluer, oh ! d'un air protecteur, mais de saluer tout de même, le grand garçon roux.
Et dire qu'il eût voulu verser tout le contenu de sa bourse entre les menottes du petit manœuvre. Le racheter, l'adopter peut-être !

Burch Mitsu


La rencontre du narrateur, en villégiature, avec un marin d'Ostende, Buch Mitsu, auquel il s'attache : il "incarnait à la fois le mystérieux et toujours jeune Océan et la noblesse stoïque et intrépide du métier de marin.". "Nous nous retrouvions ajustés, nos caractères s'emboîtaient comme si nous ne nous étions jamais quittés." Un conflit social, sur fond de concurrence entre pêcheurs belges et anglais, se termine par un affrontement armé et la mort du marin :

Alors, se redressant sur ses coudes, dans la posture d'une vigie fidèle, Burch dirigea ses yeux mourants vers l'horizon où l'édifice des nuages lui représenta le phare de la Révolution promise...

Une partie sur l'eau


Une promenade en bateau, deux "amants" conduits par deux marins, dans une communion presque hors du temps pendant ce trajet entre Anvers et la Tamise :

Les deux gars consentent à tout ce qui les entoure, même aux mouvements de nos tendresses et des leurs; les leurs devenues les nôtres, les mêmes, les seules.
Combien de fois ont-ils abandonné les avirons, combien de fois les leur avons-nous repris ? Je me rappelle que parfois nous ramâmes à deux; l'une fois aussi j'étais le partenaire de l'un des matelots, la fois d'après je m'appariai à l'autre rameur.
A mesure que s'écoulait cette soirée magnétique, nous nous sentions de plus en plus rapprochés. Nos pensées se tutoyaient et se cherchaient comme des bouches; nos pensées étaient des baisers, et par peur de paraître moins confondus que ces caresses, nous nous taisions, frileux, ou nous ne murmurions que de ces mots spasmodiques qui suspendent les battements des cœurs saturés de délices.
[...]
Leur avions-nous seulement dit adieu à ces deux êtres d'élite qui nous imprégnaient la chair de leur cordiale essence autant que nous nous étions exhalés en leur appétissante enveloppe ?

Appol et Brouscard


Le destin de deux hommes en marge de la société, qui unissent leurs vies, dans une relation quasi-amoureuse, jusqu'à un combat fraternel autour d'une femme, inspiratrice malheureuse d'une rivalité inutile.

Différant de leurs compagnons de misère, Appol et Brouscard se portaient à présent une affection si concentrée et si exclusive qu'ils appréhendaient presque leur rentrée dans une société tracassière et pudibonde. Et tandis que les autres haletaient après l'air du large et trépignaient de partir, ils se sentaient étrangement aimantés et sollicités par ce milieu affranchi de la règle. Ils voyaient, sans oser l'avouer, poindre l'heure de la libération avec une inquiétude et une timidité comparables à celle d'un fauve énervé et affaibli par un long séjour dans une ménagerie et qui serait rendu brusquement au commerce des carnassiers agressifs et rapaces. Ils savouraient avec une sensibilité plus maladive que jamais les dernières heures de la captivité; parvenaient à raffiner encore sur les égards, les bons procédés, les scrupules affectifs, les continuelles attentions, les subtiles marques d'attachement qu'ils ne cessaient de se prodiguer.
Que n'auraient-ils donné pour reculer le moment où il leur faudrait quitter ce berceau de leur ardente intimité !

Lorsqu'ils se remirent en marche, tous deux étaient décidés à vivre en irréconciliables hors-la-loi, à s'invétérer dans ce mirage, à s'aimer à cœur perdu, — ah oui, terriblement perdus pour le reste de la création.


Quelque tolérance que le monde des hors-la-loi éprouve pour les pires inversions, on les avait raillés moins à cause de l'anomalie de leurs rapports que du caractère invétéré et chronique de cette affection. Hors du phalanstère des claquedents pareilles communions n'avaient pas de raisons d'être ! Mais, comme au pénitencier, Brouscard imposa promptement silence aux plaisantins. Puis, cette amitié fanatique, illimitée, abondait en traits si généreux et si crânes, elle se manifestait de part et d'autre par un courage, une loyauté, un dévouement, une abnégation si complète, tellement surhumaine, tellement au-dessus des actes inspiré par des attachements moyens et réfléchis, qu'elle finissait par s'imposer, qu'elle en devenait sacrée, qu'elle confondait les simples vicieux, les fanfarons de corruption comme elle devait apitoyer plus tard au tribunal la conscience rigide de quelques vrais justes !


Une mauvaise rencontre



La rencontre entre un noble déclassé et une petit voyou de banlieue, disposé à le détrousser et pourtant subjugué par les sentiments qu'il ressent pour lui au moment de passer à l'acte.

Alors, au lieu de frapper, avec un mouvement d'enfant gâté et boudeur qui se ravise, l'escarpe a refoulé rageusement le couteau sous sa veste, et, cédant à un transport divin il saute au cou de la victime, il l'étreint à bras le corps, tout éperdu, contre sa poitrine, éclatant en sanglots, le couvrant de larmes et de baisers, les lèvres aussi balsamiques, aussi fraîches et gourmandes que celles que goûtait sa mère !
Et Léonce, non moins bouleversé, entièrement acquis à ce misérable qu'il exaltait aux suprêmes altitudes de l'amour, se sentait un froid ineffable dans les veines, comme si l'autre lui eût réellement perforé le cœur de son couteau, mais pour ouvrir une issue triomphale à sa frénésie de charité !


Le sublime escarpe


La passion d'un avocat turinois pour un petit voyou, qui se donne la mort par amour pour préserver l'honneur et la réputation de l'avocat.

Aux approches de leurs tête-à-tête, Zambelli avait peur, et il était pourtant heureux de voir arriver son complice. Son coup de sonnette lui causait une voluptueuse terreur. Il désirait le Papurello avec une indicible appréhension, et dans son accueil passionné, dans ses épanchements furieux et presque désespérés, il y avait un peu de ce froid fébrile du baigneur aux premiers enlacements des ondes. Et en songeant à Papurello absent, Zambelli se le représentait comme l'occupation la plus fatale, mais aussi la plus céleste de sa vie; c'était son dieu funeste et tendre; il l'aimait de toutes ses larmes et jamais aucune approche humaine n'avait retourné ainsi les moelles dans ses os.
Une des caractéristiques de ce rare accouplement et ce qui le différenciait de la plupart des liaisons humaines, c'était leur confiance réciproque et illimitée l'un en l'autre. Zambelli consentait à partager ce dégourdi polisson avec les gaupes et les ruffians de la pègre. Mais il se savait l'affection suprême de ce fier enfant qui lui prodiguait la meilleure part de son être sans en rien excepter et qui lui rapportait la moindre de ses actions et de ses pensées. Afin d'éviter jusqu'à l'ombre d'un froissement, jamais Teodato ne l'interrogeait sur ses amourettes d'occasion. Ces boutades de sentiment ne le regardaient que pour autant que son aimé jugeât bon de lui en parler. Ni homme ni femme ne se mettrait entre eux; rien ne prévaudrait contre l'ardeur et la constance d'une de ces affections que l'antiquité et la renaissance célébrèrent comme une gloire, mais dont s'effarouchent nos galantins vicieux incapables de n'importe quel amour, et, aussi, nos reproducteurs utilitaires confondant les sentiments avec l'économie politique ou domestique.
Loin de se fatiguer de leurs entrevues et de se sentir blasés sur le goût puissant de leur amitié, chaque jour, nos réprouvés se retrouvaient plus dignes l'un de l'autre et se chérissaient davantage.


Si je devais donner ma préférence, je choisirais Une partie sur l'eau, pour la ferveur de la fusion sensuelle et sentimentale entre ces hommes, portée par une langue épurée et inspirée et Le sublime escarpe, pour la beauté du lien qui unit ces deux hommes que tout oppose, sauf leur amour.


L'édition originale de Mes communions a paru à Bruxelles, chez H. Kistemaeckers en 1895. Une 2e édition a été donnée à Paris, au "Mercure de France" en 1897. L'édition que nous présentons aujourd'hui a paru en 1935 à Paris. Elle est illustré par Frans de Geetere, avec 15 dessins à l'encre de chine, en tête de chaque nouvelle (j'ai repris les bandeaux correspondants à chaque nouvelle dans la présentation ci-dessus) et 5 eaux-fortes. L'une est reprise ci-dessus et l'autre, en frontispice, est une probable représentation de Georges Eekhoud :


Par leur tonalité sombre, les gravures de Frans de Geetere renforcent l'aspect noir des nouvelles de Georges Eeekoud, sans faire apparaître le lumière interne qui traverse la majorité d'entre elles. Malgré la noirceur du monde, l'amour, surtout l'amour libre, est un rayon d'espoir qui transcende les forces obscures.


Description de l'ouvrage

Georges Eekhoud
Mes Communions
Paris, « La Connaissance », 1935, in-8° (192 x 128 mm), [8]-329-[5] pp., 5 eaux-fortes sous serpente hors texte, dont une en frontispice, 15 bandeaux gravés dans le texte, une vignette au titre, couverture illustrée d'une vignette.


Tirage de 751 exemplaires qui contiennent tous une suite des gravures en différents états.
Cet exemplaire est le n° 576, parmi les exemplaires sur vélin de Rives à la forme, avec une suite des gravures (640 exemplaires).

Frans de Geetere est un graveur d'origine belge, installé en France (1895-1968). Pour une courte biographie (en anglais) et d'autres exemples de son œuvre, tous aussi noirs que les gravures de cet ouvrage, cliquez-ici. En 1927, il a aussi illustré Les chants de Maldoror, de Lautrémont. Voir un message à ce propos sur ce blog ami : cliquez-ici.

On peut télécharger et/ou lire l'ouvrage sur Gallica (édition de 1897) :
Mes communions, Georges Eekhoud

Sur Georges Eeekhoud, voir la notice Wikipedia : cliquez-ici.




dimanche 9 septembre 2012

Hôtels Garnis, Garçons de joie, Prostitution masculine à Paris de 1860 à 1960

Des occupations multiples (et aussi quelques vacances) m'ont empêché d'être aussi actif sur mon blog que je l'aurais voulu. Je fais ma rentrée en vous présentant un ouvrage qui vient de paraître :
Hôtels Garnis, Garçons de joie, Prostitution masculine à Paris de 1860 à 1960




Rédigé et édité par Nicole Canet, de la la galerie Au bonheur du jour, c'est une vraie mine d'informations, et surtout d'illustrations, sur un aspect de la vie homosexuelle pendant cette période.Ces 3 pages donnent un aperçu de l'ouvrage :




On y trouve aussi une belle collection d'images érotiques, très crues souvent. La parution de l'ouvrage est accompagnée d'une exposition à la galerie du 12 septembre au 27 octobre 2012, à Paris 2e, 11 rue Chabanais. Pour plus de renseignements, rendez-vous sur le site :  www.aubonheurdujour.net.

jeudi 28 juin 2012

Mon corps, ce doux démon, Pierre de Massot, 1959


Pierre de Massot (1900-1969) est de ces écrivains qui ont été mêlés à l'histoire littéraire du XXe siècle. Il a croisé quelques grands noms de notre littérature, mais son œuvre est passée au second plan, a été oubliée par l'histoire littéraire. Il a pourtant été proche de Francis Picabia, Erik Satie, André Breton, André Gide, Henry de Montherlant, Jean  Cocteau, etc. Il a été proche des dadaïstes et a connu avec eux la rupture – violente – avec les surréalistes.


C'est le hasard de la chine des livres sur l'homosexualité qui me l'a fait découvrir. Un titre, Mon corps ce doux démon, une description succincte sur le site d'enchères où je l'ai trouvé, un tirage restreint, et donc rare, un petit prix, m'ont convaincu de l'acheter et de le découvrir. Le hasard ou la chance (ou les deux comme souvent lorsque on recherche des livres rares) ont mis à portée de mon désir de livres un exemplaire du très court tirage (55 exemplaires) de l'édition originale, avec ce portrait par Jacques Villon. C'est lui que je présente aujourd'hui.


Comment qualifier ce livre ? Un seul mot, technique, le résume : une autobiographie. Mais c'est réducteur. Un deuxième mot me vient à l'esprit : « confessions ». Lorsqu'il dit « dans ce livre, il n'est rien que je veuille dissimuler et ce qu'à l'ordinaire on prend grand soin de cacher, moins que le reste encore », on croit lire la célèbre phrase de Jean Jacques Rousseau : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. ». Enfin, et c'est cela qui m'a plu, c'est un itinéraire de vie, de la vie d'un homme à travers ses amours, toujours dominés par les besoins impérieux de son corps.

Plus que la biographie d'un homosexuel, c'est surtout le vie d'un homme, dont les amours se sont partagés entre les hommes et les femmes, dans une fluidité entre l'amour des garçons, visiblement très physique et sentimental, et l'amour des femmes, plus complexe et plus intellectuel (ou cérébral).

Lorsqu'il aborde son enfance au collège, c'est l'amour des garçons qui prédomine. Au-delà de l'image classique des amours collégiennes, dont l'époque a été friande (je ne cite que pour mémoire Peyrefitte ou Montherlant), c'est surtout la découverte du sentiment amoureux et du plaisir sexuel.

Peu à peu, le récit nous fait comprendre que son goût dominant est celui des garçons. L'épisode avec la petite prostituée Marcelle se termine par ce constat : « il me semble bien que du point de vue physique je puisse tenir pour certain qu'en dépit de celles qui la suivirent, la décevante expérience, avec elle entreprise et qui me laissait sur ma faim, ne contribua pas peu à augmenter ma réserve à l'égard de son sexe. » Il nous annonce l'histoire de cet amour qui a marqué sa vie : « je n'ai dans ma vie connu le plaisir et l'amour conjugués qu'auprès de celui dont, bien qu'il soit mort, voilà cet octobre douze ans, je m'interdis de prononcer le nom. Plus tard peut-être je révèlerai qui était cet être inoubliable et tout ce que je lui dois ». Pourtant tout la fin de l'ouvrage se termine sur ses amours tumultueuses avec une jeune écossaise, Robbie, qui se terminera par un mariage. Dans un passage proustien par l'intrigue plus que par le style, il nous fait part de son attirance pour les gomorrhéennes : 

La plupart de mes amies sont, pour employer la terminologie de Marcel Proust, gommorhéennes. Non, hasard. Loin de là. Je recherche, j'ai recherché toujours l'amitié des invertis des deux sexes, quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, pour ce qu'ils bénéficient d'une intelligence et d'une sensibilité extrêmement aiguës et que la liberté pour eux n'est pas un vain mot. Aussi quelle joie lorsque Robbie, notre intimité tout à fait établie, m'avoua des goûts, des préférences identiques aux miennes, et aux miens, et que l'attirait instinctivement, et fortement, son propre sexe. Cette dernière révélation m'enchantait : on admettra que dès lors je misse tout en œuvre pour la concréter. Qu'elle couchât avec un autre homme m'eut affligé d'une indicible affliction; il n'en allait pas tout de même de cette sorte de divertissements, je n'y voyais rien que de louable et charmant : sans doute j'énonce une vérité première un peu bien connue, le fait est que je la sentais profondément. Cette vérité d'ailleurs ne convainc point tout un chacun.

Pour revenir sur ses jeunes années, il insiste beaucoup sur la honte, plus précisément sur la honte sociale qu'il a connue dans sa jeunesse. Il en conclut : 

Et puis on s'habitue à tout, à la honte même. Ayant horreur en général du ton pleurnicheur et, littéralement, du genre « Petit Chose », je ne conterai point ici les vexations, les brimades, les injustices, les brutalités de presque tous ces petits bourgeois riches qui reniflaient en moi le pauvre comme les chacals un cadavre dans la palmeraie. Je ne me vengeais de leur mépris et de leur bassesse que par le travail. Un travail acharné. Un travail rédempteur.

Ce sentiment de honte, qui est presque libérateur en lui permettant d'aller au bout de lui-même, ne le conduit pas dans une posture comme celle que l'on rencontre chez Genet. Nulle provocation, nulle culture du paria, mais plutôt l'idée que la honte, subie, libère pour aller au-delà vers une honte choisie. Au demeurant, que l'on ne croie pas que l'ouvrage prenne une dimension morale. C'est surtout, et cela reste, l'histoire d'un itinéraire. La honte sociale est celle d'un jeune homme de bonne famille, mais dans la gêne, mis en contact, par solidarité de classe, avec des jeunes gens plus riches. Une bonne part de cette honte se concrétise par la tenue vestimentaire, marqueur du déclassement de sa famille dans ce milieu de haute bourgeoisie ou d'aristocratie.

Ce live a été écrit en 1932, alors qu'il a tout juste 32 ans. Il s'explique guère sur les raisons qui l'on poussé à l'écrire. On peut y voir un cri du cœur, d'un homme qui, à un moment de sa vie, veut faire le bilan de son existence. L'aspect un peu chaotique et mal construit du livre, comme écrit au fil de la plume, peut le laisser penser. La notation, en fin d'ouvrage, indiquant qu'il a été écrit en 1932 dans le port de Cannes, sur le yacht de Francis Picabia, « L'Horizon », renforce le sentiment d'une œuvre plus spontanée, comme écrite au hasard, que d'un travail réfléchi, construit et retravaillé. On est dans de la littérature d'un seul jet, même s'il dit à un moment :

Si ce livre ne présente point l'harmonieuse ordonnance que primitivement je lui rêvais, s'il est divers et touffus, qu'on me veuille absoudre. Il m'a paru, au fur et à mesure qu'il s'élaborait, que je me trouverais mieux, et j'espère le lecteur avec, d'obéir à mon inspiration que de me plier à des règles. Je ne saurais me soumettre à un plan; prospecter à la billebaude me convient davantage. Ce préambule à l'intention de ceux qui s'étonneraient que je n'aie pas débuté par ce chapitre qui traite de l'enfance.

On y trouve aussi une influence d'André Gide. Rappelant une citation des Nourritures terrestres, il se réclame des œuvres du dévoilement gidien : Si le grain ne meurt, par exemple. Doit-on voir dans l'œuvre libératrice de Gide un aiguillon pour Pierre de Massot l'amenant lui aussi à procéder à son propre dévoilement ? Il ne le dit pas, mais cela m'apparaît certain. Cependant, le texte n'a été imprimée qu'en 1959, tel quel, hormis quelques compléments en notes de bas de page. Pourquoi ce délai ? L'urgence apparue lors de l'écriture n'était plus aussi vive au moment de l'imprimer ? Difficulté pour aller au bout d'une démarche personnelle, dans un milieu malgré tout peu favorable à ce type de liberté d'écriture (rappelons qu'il était aussi un proche d'André Breton) ? Une pudeur vis-à-vis des personnes citées ? Je ne sais. Lorsqu'il a enfin été imprimé, d'autres œuvres l'avaient précédé, souvent plus audacieuses, malgré le retour d'un certain ordre moral après-guerre. Le tirage est resté confidentiel. L'édition originale sur un beau papier Arches avec un tirage du portrait gravé par Jacques Villon n'a été imprimée que « 50 et 5 fois », suivi d'un tirage sur papier ordinaire à 220 exemplaires « pour l'auteur et quelques amis ». Cela suffit à expliquer le peu de retentissement de l'ouvrage et son quasi oubli. Dans les rares notices biographiques que l'on trouve sur Internet (Wikipédia, par exemple), l'ouvrage apparaît dans la bibliographie, mais les aspects de sa personnalité qu'il révèle sont passés sous silence. Pudeur habituelle sur l'homosexualité de nos écrivains ! D'ailleurs, l'ouvrage est absent des grandes bibliothèques publiques, excepté un exemplaire dans la réserve de la BNF.

Une autre raison est peut-être que Pierre de Massot semblait plutôt aimer les jeunes garçons. Cette belle description en est la preuve :

De l'époque de cette mue, il me reste et parfois me revient des souvenirs auxquels j'ai plaisir à donner audience. La joie y compose avec la peine, l'espérance avec la mélancolie. Il n'y a pas comme ces souvenirs pour, je l'avoue, m'abreuver de nostalgie mais j'y puise également je ne sais quelle force dont je ne suis point assez présomptueux pour faire fi : grâce à quoi je compte achever sans louvoyer le cours de mon existence. Je veux dire que si quelque fois je me prends à regretter certains corps que j'enveloppais de caresses, c'est tout de suite que je vais à l'aventure pour en découvrir d'autres; et j'en regretterai la sveltesse demain, et les tendres abandons. Ce garçon dont le pantalon si court gante les formes juvéniles et dont autour des paupières le cerne trahit les tourments, si je l'aborde, s'il ne repousse pas mon baiser, c'est pareil à lui un enfant qu'il me rappellera, le soir qu'il se donnait à l'être merveilleux, aux prunelles autant que la voix si étranges, à cet être dont la mort seule l'a séparé sans réussir toutefois à rien distraire de son immense amour...

Sa timidité, ses brusques pudeurs, son effarouchement si commençant de se dévêtir, mes mains au plus haut des cuisses fines s'attardent, sa pâleur soudaine, l'ombre émouvante et mouvante des longs cils sur la joue veloutée, ce duvet autour des mollets bruns, c'est moi, c'est bien moi quand, dans la ténèbre abyssale de l'extraordinaire chambre qu'embaumaient des parfums de Syrie, je sentis, avec un bonheur ineffable, que je redoutais de voir tout d'un coup se briser, légères et vives, les paumes du dieu errer sur ma, chair, et qu'alors je crus défaillir. Dieux du ciel ! est-ce donc possible sur cette terre pareil enivrement?... Depuis ce soir, il est vrai, je poursuis sans répit le souvenir de cette heure adorable; André Gide, lui aussi, n'écrit-il pas, dans Si le grain ne meurt, qu'il a jusqu'à ce jour tenté en vain de ressusciter l'enchantement de sa nuit orientale avec Mohamed ? Serait-ce pas la rançon de ce plaisir divin que nous ne le puissions éprouver qu'une fois dans la vie, et que le reste ne soit que course en suite d'une ombre, fuite dans un miroir, jeu des nuées et du vent? Cependant, pour désolé qu'il me laissât, je ne me déprendrai point de ce souvenir aimé et, longtemps encore, j'en quêterai l'insaisissable image sur des visages aimants. Si fort que j'y demeure attaché, j'ouvre quand même des yeux éblouis sur les objets étrangers qui m'environnent, et je ne sache point lui être infidèle, lorsqu'un instant sur eux me penchant, je ne refuse pas leur passagère et charmeresse offrande. Dans ce pourchas continu d'une heure d'ivresse, oh que de surprises souvent ! que d'appâts imprévus! et que volontiers je m'y abandonne!

A la campagne, il n'y a guère, je passai deux mois enchantés en compagnie d'un garçon de treize ans dont me ravissait la fraîcheur d'âme et de peau. Ensemble nous vagabondions à travers bois, à travers champs, nous arrêtant sur les bords d'une rivière et là, pour adoucir la brûlure du soleil, dans l'onde s'enlaçaient nos jambes nues. Parfois, à tour de rôle, nous maraudions des fruits, les pêches de vigne surtout, juteuses, chaudes et sucrées, et de pulpe si serrées. Ou bien devisant à l'ombre immobile des sapins, nous attendions que s'atténue la touffeur du jour et que le crépuscule du soir nous permît de redescendre sans fatigue vers le village. 

Au début, j'éprouvai qu'il n'est point aisé d'avouer à l'enfance : je piétinais et ce fut lui qui, devinant ma gêne et la prévenant, jeta autour de mon cou ses bras, puis me tendit ses lèvres. Dès lors, négligeant artifices et précautions, je mis bas toute espèce de feintise : à quoi bon maquiller une passion dont je le savais lui-même tout brûlant? Il n'était que de l'initier à certaines caresses qu'il ignorait et desquelles je prévoyais qu'il goûterait, autant que moi, la paralysante douceur. Sans hâte, je l'instruisis ; et nul élève jamais n'y montra plus d'empressement et, je puis ajouter, plus de dispositions. Assez promptement, et non sans orgueil, il témoigna de la maîtrise qu'il avait acquise dans un art que je lui révélais et dont je lui avais inculqué les notions premières. Du reste, qu'avais-je à lui apprendre qu'il ne connût obscurément ou pressentît déjà, qui ne vint que comme une réponse à son appel informulé, de sorte que sa gratitude égalait la mienne.

Ainsi constitué que peu m'est beaucoup, sous mes doigts le satin de sa peau suffisait pour que m'envahît un émoi délicieux. Je préférais le servir, attiser son plaisir, mais il n'avait de cesse qu'il me le rendît. Et je devais toujours, tant je craignais que l'excès ne l'épuisât, mettre avant notre lassitude un terme, hélas ! à nos enlacements. Toujours, il passait outre et je cédais toujours. Ha! que j'aimais, dans les bois, sur un tapis de mousse, le déshabiller et qu'il se roulât, câline statuette de bronze, entre mes bras ! Et quand recrus de fatigue, ô combien exquise ! nous appareillions de concert vers l'accalmie réparatrice, je pensais à Celui entre les bras, contre le cœur de qui, jadis, nu aussi, je me lovais si tendrement...

Je sais aussi bien que quiconque, en contant cela, à quels sarcasmes je m'expose, à quelles critiques, à quelles excommunications, mais on ne me ferait pas, sous la hache du bourreau, venir à résipiscence. Je ne renoncerai jamais ce que je ne réprouve point et que, tout au contraire, j'engage autrui à imiter. Amoralité? sans doute, sans doute; nous en discuterons plus tard. Parce que mes goûts me sont personnels, me contestera-t-on le droit de les justifier ? La norme! j'obéis à celle qu'à tout instant je fonde sur le devenir.

Mais les années 50 étant moins strictes à ce sujet, ce n'est probablement pas la raison principale. Je crois qu'il s'agit de ce que j'ai appelé, par euphémisme, la « pudeur » qui amène à occulter l'homosexualité de nos auteurs, sauf lorsque c'est vraiment patent, voire porté en étendard (Gide, Cocteau, Genet, etc.). Pour les autres, peut-être est-ce considéré comme un passe-temps sans beaucoup d'importance, à l'instar d'une passion pour les timbres ou les poteries égyptiennes, qui ne mérite pas d'être signalée. Dommage, cela nous enlève des portraits d'hommes complets, dans la richesse et la complexité de leurs désirs.

Ce texte est inégal. Certains passages m'ont ému : je pense à l'histoire de son mensonge pour avoir la photo de la classe voisine afin de posséder une image du garçon qu'il aime. J'aime aussi l'histoire de sa première communion où, lorsque sa mère lui demande pour qui il a prié, il répond « Robespierre ». Cependant, ce texte donne moins que ce qu'il promet. Il ne faut pas le négliger. Il n'y a pas tant d'autobiographies d'homosexuels avant-guerre pour qu'il mérite d'être totalement oublié. Il restera toujours ignoré jusqu'à ce que quelqu'un le réimprime ou, plus moderne, le numérise. Sinon, il faudra se contenter d'espérer le trouver.

Pour finir, cette belle lettre d'André Gide, de 1934, en avant-propos de ce livre (Pierre de Massot a été quelque temps le secrétaire d'André Gide). Il avait eu le privilège de le lire alors qu'il n'était que manuscrit. Bel hommage à la liberté !

Paris, mardi soir.
Mon cher Pierre de Massot – Rassurez-vous. Ce que j'aurais à vous dire n'a rien de terrible, bien au contraire. Votre œuvre est si particulière, si personnelle, que j'ai trouvé bien ridicule en y repensant, le conseil que je vous donnais l'an passé, de modifier (par exemple) l'âge de vos personnages pour rendre plus acceptable votre récit. Il n'a pas à être acceptable mais accepté par quelques-uns seulement, qui vous sauront gré tout au contraire de tout ce qui doit le rendre intolérable pour ceux dont l'opinion ne vous importe guère. Le seul reproche que je puisse vous faire, c'est que vous le leur dites un peu trop. J'ai commencé à vous lire avec tremblement et délices. Le tremblement a cessé dès l'instant que j'ai pris le parti de considérer ce manuscrit comme celui de quelqu'un de mort depuis longtemps et à qui cet écrit ne pouvait plus nuire. J'ai compris du même coup que ce tremblement était en fonction de l'affection que je vous portais, qui est vive. Ce mot vous parviendra-t-il assez tôt pour ne pas modifier le rendez-vous que nous avons pris ? Je l'espère, et vous attends donc demain, à 3 heures ou de préférence, 3 heures et demie. Votre bien attentif.
André GIDE

Pour aller plus loin sur Pierre de Massot, quelques liens : cliquez-ici ou cliquez-là et surtout ce lien sur un site consacré à Montherlant : cliquez-ici.



Description de l'ouvrage


Pierre de Massot
Mon corps, ce doux démon
S.l.n.n.n.d. [Alès, PAB (Pierre-André Benoît), 1959], in-8° (252 x 164 mm), 66-[8] pp., un portrait gravé en frontispice, en feuilles, chemise.

Justification du tirage : 


Cet exemplaire contient un bulletin de souscription pour le tirage public à 220 exemplaires, sans le portrait gravé, à vendre à la librairie des Tuileries. Ce tirage est qualifié d'édition originale, alors que l'on peut penser que la véritable édition originale est le tirage sur beau papier de 55 exemplaires.

De nombreuses descriptions de cet ouvrage dans des ventes aux enchères donnent comme lieu et date d'édition : Alès, PAB [Pierre-André Benoît], 1959, sans référence. Je l'ai reprise.

Il a fait l'objet d'un compte-rendu dans la revue Arcadie, n° 75, mars 1960, pp. 198-199, signé Sinclair [René Dulsou (1909-1992), dernier amour de Max Jacob] :
« Livre charmant s'il en fût par le fonds (sic) et la forme.
Cet auteur trop peu connu et dont les écrits sont à l'heure actuelle à peu près introuvables, nous livre quelques confidences sur sa prime adolescence.»
Revenant à l'esprit Arcadie, Sinclair note : « L'intrigue qu'il noue avec un des plus doués parmi ses condisciples est, ainsi d'ailleurs que plusieurs autres, parfaitement retracée et les détails les plus précis ne jettent aucune ombre sur un récit toujours d'une exemplaire tenue. » (c'est moi qui souligne).
Il termine :
« Le burin de Pierre de Massot a gravé là une œuvre dont nous conseillons à tous les Arcadiens (et même aux autres) curieux de belles-lettres, d'entreprendre la lecture et qu'ils ne seront pas près d'oublier.
Je crois qu'il nous remercieront de leur avoir signalé ce livre à la diffusion un peu ésotérique, mais dont les qualités sont trop rares pour ne pas être exaltées. »

Pour finir en beauté ce message (et sans lien) :