mardi 25 mai 2010

La feuille repliée, William Maxwell, 1945

Cette image me servira d'introduction à ce roman américain de 1945, que je viens de découvrir.


Je vous laisse lire ce beau texte :
" Lymie et lui étaient toujours les premiers à monter dans le dortoir. Dans le grand lit glacé ils se serraient l'un contre l'autre, frissonnant comme des petits chiens, jusqu'à ce que la chaleur de leurs corps commençât à pénétrer la flanelle de leurs pyjamas et leurs grosses robes de chambre de laine. Lymie dormait sur le côté droit et Spud se pelotonnait contre lui, les poings au creux de ses reins. Au bout de cinq minutes tout le lit était chaud et Spud dormait profondément. Lymie s'endormait moins vite d'habitude. Il restait allongé, détendu et somnolent, conscient du froid à l'extérieur des couvertures et de la chaleur qui lui venait de Spud, et l'odeur de Spud qui n'était pas une odeur de sueur ou de corps négligé, qui ne ressemblait à l'odeur de personne. Alors, il avançait le pied droit jusqu'à ce que la plante entrât en contact avec les orteils nus de Spud, et prenant appui sur cette réalité, il s'élançait sans crainte dans les ténèbres, là où il n'était plus question de partage."

La feuille repliée, de William Maxwell, paru en 1945 aux Etats-Unis et traduit et publié en France en 1948.


Ce beau roman, presque inconnu en France, raconte les quelques années entre la fin de l'adolescence et le début de l'âge adulte de 3 jeunes américains dans les années 1930. Lymie, le "maigrichon", à la poitrine plate, Spud, le jeune américain sportif, au corps athlétique et Sally, la jeune fille autour de laquelle se noue tous les conflits sentimentaux et, je pense, érotiques entre ces 3 êtres. Lymie aime et admire Supd. Il veut vivre une amitié fusionnelle et exclusive avec Spud, qui représente tout ce à quoi il aspire secrètement. Spud s'attache à Lymie, qui le sert et l'admire. Peut-être est-il un peu envieux de ses talents ? Sally cristallise leur relation, par personne interposée. Spud l'aime, mais il croit que Lymie l'aime aussi. En réalité, Lymie trouve en elle un réconfort maternel qu'il a perdu avec la mort de sa mère. Peut-être aussi qu'il recherche son amitié parce qu'elle lui sert de lien avec Spud. En l'aimant à sa façon s'est aussi pour lui une façon encore d'aimer Spud. Le malentendu s'installe. Spud est jaloux. Tout de dénoue, mais l'adolescence se termine.

Pour le lecteur moderne, cette relation entre Spud et Lymie ne peut qu'être une amitié homosexuelle. Faut-il suivre la traducteur, Maurice-Edgar Condreau, lorsque il affirme dans la préface, conscient de cette ambiguïté : " Le drame qui se joue ente Lymie, Spud et Sally n'est pas spécial à l'Université d'Illinois. C'est un drame de tous les lieux et de tous les temps, le drame des êtres jeunes malhabiles à percer les secrets de leurs cœurs. Sans doute quelques lecteurs trouveront-ils que Spud et Lymie sont d'une étrange naïveté. Ils douteront plus sûrement encore de l'innocence de leurs relations et seront tentés de voir dans La Feuille repliée la présentation d'un cas d'homosexualité. Ils seront dans l'erreur. A aucun moment de leur intimité les deux amis ne soupçonnent que leur attachement pourrait avoir des sources dont la seule pensée les emplirait d'horreur. Ils s'aiment avec l'ingénuité de garçons que les mystères du subconscient n'ont jamais inquiétés, et quand, dans le dortoir glacé, ils dorment, au vu et au su de tous leurs camarades, dans les bras l'un de l'autre, c'est sans plus de perversité que l'enfant qui, le soir, insiste pour coucher avec l'ours en peluche objet de son adoration. Aujourd'hui, avec la vulgarisation du freudisme, la liberté croissante des écrits et des conversations, la hardiesse des plaisanteries de caserne échangées de l'Atlantique au Pacifique pendant la guerre, tant de candeur seraient fort improbable, mais à l'époque où se déroule la belle histoire d'amour qu'est La Feuille repliée (et dans une petite ville du Middle West américain) les tabous redoutables n'avaient pas encore adouci la sévérité de leurs prohibitions. Il fallait donc, pour que la tragédie eût l'accent de la vérité, qu'elle nous fût reproduite telle que les acteurs l'avaient jouée. Or, à leurs yeux, il ne pouvait être question d'anomalie sexuelle, bien que sans doute ils en connussent l'existence sans entrevoir jamais la possibilité qu'ils pussent un jour en être les victimes."

Malgré tout, je suis enclin à le suivre. L'histoire des relations d'amitié entre hommes a déjà démontré qu'en des temps pas si anciens, on pouvait vivre une amitié entre hommes, non sans tendresse, sans que l'on puisse parler d'homosexualité. Peut-être est-ce notre goût immodéré pour les classifications exclusives qui nous empêche de penser l'amitié entre hommes autrement que comme une forme d'homosexualité plus ou moins consciente, dès lors qu'elle prend un caractère exclusif et presque physique.

Dans un essai fondamental sur l'histoire littéraire de l'homosexualité dans le roman américain : Comme un frère, comme un amant, paru en 1976, Georges-Michel Sarotte classe ce roman dans la catégorie Les "amitiés particulières" d'adolescents, le qualifiant de "L'Amitié trouble dans la Réalité américaine : le rapport accepté." (pp. 48-49). Il le situe dans la lignée directe des ouvrages d'Hermann Melville, en particulier Pierre et les ambiguïtés.


A titre très personnel, ce roman de la fascination de "a thin, flat-chested boy" pour un garçon au corps qui exprime la plénitude et la beauté ne pouvait pas me laisser indifférent.

Description de l'ouvrage

William Maxwell
La Feuille repliée (The Folded Leaf)
traduit de l'anglais par Maurice Edgar Coindreau
Paris, Gallimard, 1948, in-8°,  XIX-[3]-230-[4] pp.



Je remercie le site "Another Country", qui nous met à disposition des photos parmi lesquelles je n'ai pas eu de mal à en trouver une qui me semble illustrer idéalement ce message.

Depuis la parution du message (mai 2010),  j'ai acheté un exemplaire du tirage de tête (n° 61/110 vélin pur fil Lafuma), avec une belle couverture grise, de la collection "Du monde entier", n° LXIII, que j'ai utilisée pour illustrer le message ci-dessus. Elle est plus belle que la couverture de l'édition courante :


L'exemplaire est aussi relié en demi chagrin bleu (dos passé).



Mise à jour mars 2016.

jeudi 13 mai 2010

"Les garçons", Henry de Montherlant, 1973

C'est un ouvrage un peu oublié que je souhaite présenter aujourd'hui.



En 1969, Henry de Montherlant publiait Les garçons, une des ses œuvres majeures. Plusieurs fois travaillées, il attendit la fin de sa vie pour terminer et publier ces pages évocatrices des amours collégiennes. Et pourtant, de nombreux passage ont été retirés de la première édition de 1969. Je ne vais pas analyser le livre, ni en donner un résumé. Je vous renvoie à ces quelques pages, qui pourront satisfaire votre curiosité :
Un bon résumé : albertportail.info
Une évocation plus personnelle : culture-et-debats.over-blog.com
Pour une histoire de l'œuvre : www.montherlant.be



Un an après sa mort en 1972 parait enfin la version complète, sans les passages expurgés. C'est un grand ouvrage, imprimé sur beau papier et magnifiquement illustré par Edouard Mac Avoy de 46 dessins reproduits en pleine page dans l'ouvrage. La majorité (30) est en noir et blanc, mais 16 sont en couleurs. Edouard Mac Avoy (1905-1991) est un célèbre portraitiste dont on connaît les portraits de Picasso, Dali,etc. (voir son site officiel : Edouard Mac Avoy). Il est très habile pour donner vie aux différents personnages de l'œuvre de Montherlant. Parmi les 46 planches, j'en ai sélectionné 8 qui illustrent plus particulièrement la "protection" :






Pour ma part, j'apprécie ces portraits un peu secs et dépouillés, mais en même temps évocateurs et retenus.

Comme Elie Grekoff (voir la reproduction de ses dessins très homoérotique illustrant le Tirésias de Jouhandeau) ou Pierre-Yves Trémois (dont j'aurai l'occasion de parler), Edouard Mac Avoy appartient à cette famille d'artistes dont la plus grande partie de l'œuvre (et la renommée) est très loin de l'univers homosexuel, et qui savent pourtant rendre comme nul autre pareil, la beauté masculine et même la beauté de l'amour entre hommes. Grâce leur en soit rendu.

Quant au livre lui-même, je me suis surpris à l'apprécier. Je pensais être ennuyé par cet évocation de l'univers désuet des collèges catholiques (on retrouvait encore un peu de cet atmosphère lors de mon passage dans un collège catholique à la fin des années 70). En réalité, je me suis attaché à ce personnage d'Alban de Bricoule. J'ai aimé son idéalisme moral, cet esprit de redresseur de torts que l'on trouve souvent à l'adolescence. C'est d'ailleurs l'occasion de rappeler que ce livre est exempt de l'atmosphère de péché, de culpabilité et de moralisme que l'on trouve beaucoup dans la littérature homosexuelle des années 50 (voir Jean-Paul, de Marcel Guersant ou Les amitiés particulières de Peyrefitte). Il y a un grande liberté de ton et de pensée dans l'évocation des personnages : le portrait sans concession, et plutôt malveillant, de la mère, le personnage tout en ambiguïté, mélange de rouerie et de naïveté, de l'abbé de Pradts, prêtre sans foi qui allie le respect des conventions avec une grande pratique de la liberté intérieure, etc.On sent que ce livre très retenu est aussi très personnel. Doit-on y voir une forme de testament, celui d'un vieil homme qui retrouve son adolescence, toute d'intégrité et de bravoure (voir les évocations de la corrida, omniprésente dans ce livre).

Le livre est actuellement disponible dans le collection Folio.


Quelle fut pas ma surprise de m'apercevoir que cette édition courante ne contient pas les passages ajoutés dans l'édition de 1973. Pourtant, ces passages, qui éclairent bien le propos du texte qui reste sans cela beaucoup trop allusif, me semblent bien gardés la modération de propos qui est le ton de l'ouvrage. Peut-être que leur contenu un peu plus explicite sur les mœurs garçonnières (la fameuse "protection") est encore trop scandaleux. Pour ceux qui veulent lire l'ouvrage en édition intégrale, il ne leur reste qu'à trouver cette édition ou celle de la Pléiade parue en 1982.

Description de l'ouvrage

Henry de Montherlant
Les garçons
[Paris], Gallimard, [1973], in-4° (280 x 206 mm), 549-[3] pp., 46 planches hors texte dont 30 planches en noir et blanc et 16 planches en couleurs, sous couverture rempliée de couleur rose.


Tirage de 3150 exemplaires sur vergé chiffon ivoire des Papeteries de Lana, dont 3000 exemplaires numérotés de 1 à 3000 et 150 exemplaires hors commerce numérotés de 3001 à 3150.

Malgré ce tirage en grand nombre, c'est un ouvrage peu courant.